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QUESTIONS DE RECHERCHE

Vincent Meyer

Les questions du handicap en sciences de l’information et de la communication

Article

Texte intégral

1Débutons par un constat banal et, sans doute, largement partagé : nous sommes toutes et tous potentiellement, un jour, en situation de handicap. Notre vieillissement d’abord, les accidents de la vie dont la maladie, la possibilité que l’un de nos proches le soit enfin. Si on m’autorise cette montée en généralité : si la question du handicap devient dans notre contemporanéité une question « Grand public » i.e. connue d’un grand nombre et publicisée de par ses différentes pathologies, il n’en a pas toujours été ainsi dans l’histoire, du moins pour la France. Pour ne parler que du siècle dernier, si « les gueules cassées » du premier conflit mondial et leurs séquelles visibles sont une première monstration publique de la différence, il faut attendre la fin du second conflit mondial avec les droits de l’Homme et les années 1970 à 2015 pour voir se déployer des textes de loi (1975, 2002, 2005) et se déplier une dimension politique et sémantique du handicap, de la différence à l’exclusion en passant par l’accessibilité… Le thème en vogue actuellement est l’« inclusion », ce qui montre que ces questions du handicap sont aussi un combat de mots, des controverses institutionnelles et une succession d’éléments de langage comme de rhétoriques dont s’emparent les gouvernements successifs comme les associations et les « usagers »1. Du côté de la recherche, cette question est avant tout traitée par la médecine et ses spécialisations, la psychologie, la sociologie, les sciences de l’éducation, les sciences et techniques des activités physiques et sportives ; aussi que peuvent apporter les sciences de l’information et de la communication (SIC) ? Ainsi le propos sera-t-il ici de partir des quatre formes et intentions de communication pour situer les questions de handicap aujourd’hui dans le développement des technologies numériques pour et avec ces personnes aux besoins spécifiques. La place manque ici pour traiter des démarches méthodologiques auprès de ces personnes notamment suite à la loi Jardé2 car nous sommes bien là dans des recherches interventionnelles et/ou non interventionnelles (catégorie qui implique les recherches-actions).

Communiquer sur le handicap ?

2Classiquement les chercheur(e)s en SIC s’intéressent aux communications dites3 non verbales, aux interactions langagières, aux communications dites de masse et aux communications réticulaires en lien avec la transition digitale qui aujourd’hui impacte tous les publics (Meyer, 2017). Toutes sont importantes autant dans la prise en charge/en compte que dans la publicisation des situations de handicap qui toutes sont singulières. Précisons que l’institutionnalisation du handicap est (encore) forte en France i.e. l’existence d’établissements et services sociaux et médico-sociaux ; les prises en charge/compte dans les milieux dits ordinaires sont un enjeu politique (et surtout financier) qui avec les lois de 1975 séparaient le champ dit social et médico-social du champ dit sanitaire. L’avenir étant à la convergence et à une réduction des discriminations/stigmatisations encore produites par le handicap, le social/médico-social sera de plus en plus absorbé par le champ de la santé et sous la gouvernance des Agences régionales de santé, de la Haute autorité de santé et de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie qui « contribue aux politiques publiques en faveur des personnes âgées en perte d’autonomie et des personnes handicapées »4. En priorité donc, les questions du handicap relèveront de la communication des organisations.

Les communications non-verbales

3Elles concernent essentiellement le public dit des personnes handicapées ou déficientes mentales qui – dans certains cas ou de par certaines pathologies – sont privées de tout ou partie de la parole ou de l’ouïe (on pense tout de suite au langage des signes). De même, la seule coprésence – y compris non-humaine via un animal voire aujourd’hui des assistants digitaux – devient support de communication pour rassurer, accompagner certaines activités de/dans la vie quotidienne et/ou institutionnelle. Ceci concerne aussi la dimension corporelle, le toucher et toutes les actions du « sensible ». Enfin, il en est de même pour l’aménagement des espaces de vie lato sensu qui favorisent ou non diverses interactions. Notons aussi que la communication non-verbale comme les autres formes ci-après concernent autant les personnes en situation de handicap que les professionnels/aidants/parents qui interagissent avec elles. Ce sont des situations où l’expression (ou l’antienne) « agir communicationnel » prend un sens opérationnel à l’instar de la psycho-socio-pragmatique développée par Claude Chabrol5 qui (re)pose les rapports entre parole et action.

Les interactions langagières

4Ici ce sont tous les publics en situation de handicap de la petite enfance au grand âge qui sont concernés et pour reprendre un aphorisme répandu en SIC, pareilles interactions doivent réduire au maximum les « bruits » et étendre les compétences langagières spécifiques aux situations singulières des personnes dans leur contexte de vie. Du développement du langage à la petite enfance aux traductions opérées pour encore communiquer au grand âge, une constante : le coût du message et son contenu doivent être en permanence (ré)adaptés aux personnes. Dans l’ici et maintenant, il est encore impossible d’en mesurer la réception tant l’asymétrie reste importante (Meyer, 2005). Davantage qu’avec d’autres publics, on peut s’appuyer sur ces mots de Robert Escarpit (1976 : 109) : « La communication est un acte et l’information son produit. Nous voyons maintenant que cet acte peut être parfois paradoxal en ce sens que son échec comme son succès peuvent être également productifs d’information ».

Les communications de masse

5Face à cette entité mouvante qu’est un « grand public », la production et de la diffusion de messages (leur réception étant peu étudiée) sur les situations de handicap sont impactées par deux éléments. En premier lieu, la communication de masse transpose et expose la communication interpersonnelle (i.e. la communication non verbale et les interactions langagières) entre ces personnes singulières sur un support technique accessible au grand nombre. Il faut donc faire des choix (entre les handicaps) d’images, de contenus, de rhétoriques de légitimation dans différentes émissions ou événements médiatiques qui permettent de faire (re)connaître la cause du handicap (Meyer, 2004). Y participent aussi, des dispositifs comme l’année internationale des personnes handicapées, journée mondiale à la sensibilisation de l’autisme ou celle de la trisomie 21… En second lieu, – et avec ces supports et dispositifs qui donnent à voir la différence – c’est la construction d’une « vision médiatique » au sens de Patrick Champagne (1993 in La Misère du Monde) qui reste déterminante. À partir de quel moment (et pour combien de temps) un handicap est-il (re)connu médiatiquement ? Depuis l’actualité sur telle ou telle avancée thérapeutique à des situations de non droit (e.g. non-accessibilité de lieux, violences…) cette vision médiatique reste fluctuante et doit être consolidée par des garants de légitimité (vedettes, notables, personnes en situation de handicap ayant un parcours ou des réalisations d’exception…).

Les communications réticulaires

6Plus personne ne peut échapper aux discours d’accompagnement enchantés sur les possibilités et développements des technologies numériques dans la réduction des inégalités liées à tel ou tel handicap. C’est avec l’Internet et ses dispositifs sociotechniques que se repose avec acuité la question de l’accessibilité pour toutes et tous (Meyer, 2014, 2017) selon un triptyque où se conjuguent l’accès aux technologies numériques, leurs appropriations et leurs usages (qu’il faut différencier des pratiques). De la dématérialisation/plate-formisation de presque toutes nos activités et démarches à la robotisation en passant par les possibilités encore incertaines des réalités augmentées/virtuelles et de l’intelligence artificielle, cette forme de communication (qui fera converger les autres) sera à la fois un indicateur des possibilités et impacts de la technologie numérique sur le développement de groupes humains singuliers de par un handicap comme de la socialisation de ces derniers. Ceci posé, pareil développement s’analyse sur le temps long et doit prendre en compte des demandes sociales qui ne préexistent pas forcément et/ou ne correspondent pas aux logiques ou innovations portées par les développeurs (et/ou leurs algorithmes…).

Handicaps et technologies numériques

7Parmi les différents domaines d’études dont peuvent s’emparer les SIC sur les questions du handicap il y a, on s’en doute, le changement social lié à la généralisation des usages des technologies numériques et la prolifération de leurs supports producteurs de données et proclamés comme, modifiant irrémédiablement nos vies – de plus en plus autonomes – comme nos organisations sociales (de l’e-santé à l’e-inclusion en passant par la télémédecine et les multiples applications mobiles en santé).

8Le premier aspect de cette question est l’accès aux technologies qui rejoint celle (non encore résolue) de l’accessibilité aux lieux et espaces. Aussi faut-il partir des usages au quotidien dans leur prise en charge médicale ou médico-sociale. Cette posture (du reste, guère originale) permet toutefois au chercheur de saisir les montées en généralités propres au déterminisme technologique et les lieux communs qui, d’une part, confortent l’idée que les technologies numériques transforment notre rapport à autrui différent et, d’autre part que le ratio bénéfices/risques est plus qu’acceptable. Si on part du plus incertain, i.e. les travaux sur l’intelligence artificielle6, l’objectif n’est pas seulement de faciliter l’accès, l’appropriation et l’usage, mais de copier ou répéter (de façon « naturelle ») via un dispositif sociotechnique les compétences langagières et/ou interactions humaines.

9L’autre aspect, plus sensible, réside dans l’analyse de ces technologies numériques comme moyen de prévention, de sensibilisation et de soutien à des personnes en souffrance physique ou psychique en fonction de pathologies diverses. On pense ici aux sites diffusant du contenu informatif sur différentes thérapies ou risques depuis les nombreuses addictions, aux suicides si ce n’est par des thérapies comportementales et de bien-être. Les mises en réseau que permettent ces technologies remplissent leur fonction : celle de relier, de diffuser et de partager des fragments de vie, des difficultés, des discriminations ou injustices ressentis ou vécus. En ce sens, les réseaux sociaux constituent pour les personnes en situation de handicap autant de contacts potentiellement à risque quand elles ne peuvent débusquer de suite le « troll » ou l’assistant conversationnel, ou encore lorsque dans leurs interactions en ligne avec des personnes réelles dites valides, il faut traduire ou dévoiler sa situation et ses contraintes en termes d’autonomie.

10Mais c’est sans doute la problématique de l’isolement et de la domiciliation de nos aînés i.e. « nous, demain » comme usagers vieillissants et dépendants dans une société vieillissante en nombre, mais hyperconnectée qui est la plus, si je puis me permettre cet adjectif, stimulante. S’il est beaucoup question des enfants du numérique, ou de différentes « Net generation », force est de constater que nous aurons de plus en plus de seniors digitaux. La problématique du vieillissement est emblématique et permet de mettre à l’épreuve bien des évolutions technologiques promues dans une logique de bien commun. En quoi concerne-t-elle les SIC ?

11Il serait intéressant de mesurer, dans le domaine de la communication des organisations, les vulgates des impacts du vieillissement sur (ou dans) les institutions et services sanitaires et médico-sociales de par leurs rationalisations gestionnaire et managériale (dysfonctionnements organisationnels, prévention des risques psycho-sociaux, soutien aux aidants/familles, mais aussi réduction d’effectifs et de moyens, manque de formation…) ; institutions et services dont nous ne pourrons jamais nous passer depuis les progrès de la télé-assistance à ceux, encore incertains, de la domotique/cobotique.

12Il serait non moins passionnant d’analyser la novlangue managérialo-sociale que nous instillent nos instances dirigeantes autour des questions de projets et parcours de vie (un projet dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes à la suite d’un parcours de soin où l’on aurait accumulé des données tout au long d’une vie dans un document – numérique – unique…). En ce sens, on peut reprendre celle de feu l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (2007-2017). Dans un dernier rapport avant son intégration à la Haute autorité de santé elle propose un document ayant pour ambition de « répondre de façon appropriée aux besoins de la personne afin d’éviter les ruptures de parcours, en évaluant avec elle ses besoins et les propositions d’une réponse coordonnée avec l’ensemble des ressources identifiées sur le territoire ». Ce faisant, elle propose comme il se doit dans le management néolibéral de base des outils, dont un questionnaire portant sur les événements, changements et périodes de transition ou encore des « fiches-acteurs », ceci autour différents axes dont on appréciera la portée : l’anticipation des besoins particuliers que nécessitent les transitions ; l’identification des besoins, attentes et aspirations de la personne et de son entourage ; les acteurs de la dynamique du projet de vie de la personne ; la construction du dispositif ressource sur le territoire ; les mises en œuvre des réponses apportées à la personne par le dispositif ressource comme les actions du dit dispositif et l’interconnaissance des acteurs…

13Enfin, il s’agirait d’interroger ce que sera demain une aide dite publique ou personnalisée – sur des territoires inégalement équipés ou dans des smart cités –, dans une économie de plus en plus concurrentielle et dans une « silver économie » hautement lucrative, pour des personnes à faibles autonomies/revenus via les technologies numériques et la transformation de leurs lieux de (fin de) vie. Un chantier où les SIC ont toute leur place…

Bibliographie

Escarpit R., 1976, Théorie générale de l’information et de la communication, Paris, Hachette.

Ligue des droits de l’Homme, « Le monde qui vient. Entre périls et promesses. 2000-2015 : un état des droits », Paris, Éd. La Découverte.

Meyer V., 2004, Interventions sociales, communication et médias. L’émergence du sociomédiatique, Paris, Éd. L’Harmattan.

Meyer V., 2005, Communication organisationnelle et prise en charge du handicap mental, Bordeaux, Éd. LEH.

Meyer V., 2014, Les technologies numériques aux services des usagers, au secours du travail social, dir., Bordeaux, Éd. LEH.

Meyer V., 2017, Transition digitale, handicaps et travail social, dir., Bordeaux, Éd. LEH.

Notes

1 Terme générique pour désigner les personnes en situation de handicap prises en charge et/ou en compte dans différents services et établissements spécialisés.

2 Dans sa version consolidée du 17/11/2016 modifiant l’article L.1121-1 du code de la santé publique.

3 La formule « dite » est ainsi utilisée pour signifier que les frontières, de par la convergence des formes et intentions de communication comme de leurs supports à l’ère du tout numérique, sont de plus en plus poreuses.

4 https://www.cnsa.fr/soutien-a-la-recherche-et-a-linnovation/resultats-de-recherche.

5 http://clf.unige.ch/numeros/26/.

6 Incertains d’où une multiplication de recommandations à l’instar de celle du CNOM : https://www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/cnomdata_algorithmes_ia_-_recommandations_0.pdf.

Pour citer ce document

Vincent Meyer, «Les questions du handicap en sciences de l’information et de la communication», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 15-Varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 01/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=139.

Quelques mots à propos de : Vincent Meyer

Université Nice Sophia Antipolis, Membre de l’Université Côte d’Azur, Unité de recherche émergente //TransitionS, Institut méditerranéen du risque, de l’environnement et du développement durable, vincent.meyer@unice.fr