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ENQUÊTES, EXPÉRIENCES

Olivier Le Deuff

Humanités digitales, la mesure des litteraties

Article

Texte intégral

1L’intérêt pour les humanités numériques ou digitales1 peut se comprendre comme une opportunité qui consister à mieux saisir les potentialités du numérique pour faire évoluer la recherche et l’enseignement. Seulement, il ne s’agit pas d’une évolution marginale qui découlerait d’une lente évolution des pratiques académiques. Il est probable qu’il faille davantage y voir une transformation progressive des milieux de savoir aussi bien au niveau documentaire (corpus, documents d’études, documents de travail, données recueillies, etc.) qu’au niveau organisationnel (nouveaux modes de fonctionnement, gestion de projet avec des aspects numériques, modification des méthodes de transmission et d’apprentissage, évolution des lieux de savoir et des hiérarchies traditionnelles tant humaines que disciplinaires).

2Cet article s’inscrit dans le prolongement de deux projets :

  • le projet Humanlit (Humanités numériques et littératies) soutenu par l’ISCC en 2012 et qui s’est achevé en 2014 avec d’ailleurs la parution d’un ouvrage consacré aux humanités digitales (Le Deuff, 2014)

  • le projet Hubic (Humanités digitales et Bibliothèques, des Compétences à identifier) qui va s’achever en 2015 avec une orientation plus ciblée autour des professionnels des bibliothèques.

3Nous allons présenter ici quelques résultats de l’enquête Humanlit, tandis que celle pour Hubic est en cours. L’enquête Humanlit a surtout tenté de mettre en avant certains points saillants au niveau des débats réguliers qui ont lieu parmi les acteurs des humanités digitales. L’ensemble des résultats est disponible en ligne et réutilisable du fait de la licence CC02.

4Nos objectifs étaient au travers de ces projets de mieux prendre en compte la mesure de ce qui était en train de changer, notamment en considérant que le phénomène des Humanités digitales possède un caractère fort en matière de transformation. Nous avons donc tenté de mesurer en quoi les humanités digitales peuvent être réellement considérées comme un « alien » qui allait poursuivre son expansion de façon inéluctable en opérant une modification de son milieu de réception pour pouvoir accroître plus aisément son développement comme l’annonçait de façon originale et provocatrice, le chercheur américain Alan Liu3. Nous avons privilégié l’observation du changement au niveau des individus, et notamment dans un premier temps en ce qui concerne les chercheurs, et plus particulièrement les chercheurs déjà impliqués dans le mouvement des humanités digitales. Le choix s’est donc porté sur la communauté d’initiés et d’actifs du domaine afin de mieux comprendre quelles étaient notamment leurs évolutions en matière de compétences. Volontairement, nous avons privilégié le concept de littératie qui permet de dépasser la vision souvent erronée du terme de compétences, trop souvent réduit à son seul aspect procédural. La littératie offrait plus de perspectives notamment pour un public de chercheurs, en rappelant une origine lettrée dont les prérogatives s’accroissent du fait d’une convergence numérique, au point d’évoquer une translittératie4 qui renvoie dès lors à la somme des compétences requises pour le développement de la transdiscipline décrite par le manifeste des Digital Humanities :

Les digital humanities désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des Sciences humaines et sociales.5

5Dès lors, nous avons tenté d’esquisser plusieurs pistes quant aux nouvelles littératies mobilisées par les chercheurs dans les humanités digitales afin de mieux déterminer la teneur de cette translittératie (Le Deuff, 2014b). En premier lieu, arrive fréquemment la mise en avant de capacités à se confronter à des nouveaux logiciels voire à coder. Cette relation aux langages de programmation n’est pas nouvelle, elle se retrouve déjà dans les premiers débats autour des humanities computing, l’ancêtre des humanités digitales et fut même abordée par Emmanuel Le Roy Ladurie dans sa prophétie « L’historien de demain sera programmeur ou il ne sera plus »6. Certains chercheurs ont pris position en faveur des capacités à coder. C’est le cas de Dan Cohen, l’ancien directeur du Roy Rosenzweig Center for History and New Media de l’université George Mason et actuel directeur de la bibliothèque publiques américaine qui a défendu l’intérêt du code sur son blog. Cependant, cette question du code est trop simpliste tant les langages de programmation sont divers et qu’il est impossible évidemment de les maîtriser tous. Par conséquent, il apparaît qu’il convient surtout que cette connaissance de la programmation soit relative aux besoins et qu’elle fasse plutôt partie intégrante d’une culture numérique, bien plus vaste que la capacité à savoir coder ou encoder dans tel ou tel langage. Dans les débats auxquels nous avons assisté sur cette question, beaucoup notaient que certains pionniers avaient appris à maîtriser un langage informatique et qu’ils ne souhaitaient plus en changer depuis. Cela revient donc à dire que la formation à ce niveau doit se penser de façon continue, mais aussi collaborative de façon à mobiliser les différentes compétences au sein de projets communs.

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Faut-il savoir programmer pour appréhender les HD en tant qu’objet de recherche ou méthode de recherche ?

6La dynamique d’un changement profond semble partagé, ce qui doit interroger également les SIC dans l’étude de cette métamorphose notamment du chercheur tant il s’agit de comprendre quelles sont les compétences informationnelles et communicationnelles désormais requises, mais aussi organisationnelles. Devant la somme de compétences potentielles, il apparaît assez nettement que ce sont des capacités relationnelles et de dialogues qui deviennent essentielles afin de pouvoir travailler collectivement entre chercheurs de disciplines et de spécialités différentes, mais aussi en mobilisant diverses professions comme des ingénieurs, des bibliothécaires ou des archivistes par exemple. S’il est impossible pour le chercheur de tout maîtriser des environnements numériques, c’est bien la capacité à comprendre qui sera le mieux placé pour l’aider dans son travail qui devient prépondérante notamment pour mettre en place un dialogue fructueux. S’il est bien un point que mettent en avant les humanités digitales, c’est que le chercheur ne peut demeurer isolé et qu’il lui faut tendre la main.

7Ce sentiment de transformation du métier ressort très nettement de notre enquête. Missions, manières de travailler, méthodes de recherche et d’enseignement, la mutation est très majoritairement ressentie.

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Au regard des enjeux soulevés par les DH, pensez-vous que le métier de chercheur ou d’enseignant chercheur est en train d’évoluer ?

8Cette question de la mutation des chercheurs n’est pas nouvelle non plus, nous l’avions déjà évoquée avec Gabriel Gallezot il y a quelques années à propos des possibilités offertes par le web 2.0 en se demandant s’il fallait entrevoir l’existence future de chercheurs 2.0 (Gallezot, Le Deuff, 2009). Désormais, l’interrogation va plus loin au niveau des compétences, car il s’agit de maîtriser des enjeux numériques plus complexes tant au niveau de la pratique de nouveaux logiciels, qu’au niveau de l’analyse qu’ils requièrent. Quelque part, il s’agit de plus en plus d’aller comprendre qui sont les nouveaux lettrés du numérique (Cormerais et Le Deuff, 2014)

Quelle place pour les SIC ?

9Plusieurs éléments doivent interroger les SIC, notamment les questions liées à la formation. En effet, le positionnement des SIC vis-à-vis des contenus d’enseignement, mais aussi de l’apport disciplinaire à une transdiscipline en construction implique des réflexions et des choix stratégiques opportuns. Au niveau de la formation, les aspects traitement de l’information et traitement du document sont essentiels au niveau des humanités digitales et constituent autant des savoir-faire professionnels que des réflexions scientifiques. En effet, plusieurs aspects sont déjà abordés par les SIC, notamment les questions liées à la technique et aux médias. Dès lors, si la question d’une formation plus précoce aux humanités digitales est évoquée et mise en avant parmi les réponses de l’enquête, il convient de s’interroger sur les contenus à transmettre et la place des SIC dans ces contenus.

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10À quel niveau de formation pensez-vous qu’il faille commencer à intégrer des formations aux DH ?

Bibliographie

Cormerais Franck, Le Deuff Olivier (2014). Le lettré du numérique dans la reconfiguration du savoir contemporain. Intervention à Digital Intelligence, Nantes 2014. Disp. sur : http://www.univ-nantes.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?CODE_FICHIER=1415428057047&ID_FICHE=717841

Gallezot Gabriel, Le Deuff Olivier (2009) “Chercheurs 2.0 ?”, Les Cahiers du Numérique. “Enjeux actuels de la communication scientifique”. Paris Hermès-Lavoisier, vol.5, n° 2, p. 15-3

Le Deuff, Olivier. (2014) Le temps des humanités digitales, fyp éditions

Le Deuff Olivier. (2014b) « Translittératie et transmédia », Les Cahiers du numérique 3/ 2014 (Vol. 10), p. 55-72.

Notes

1 On a choisi à Bordeaux de parler plutôt d’humanités digitales que d’humanités numériques. C’est également le choix effectué par nos collègues suisses. Le choix demeure toutefois polémique, mais ce ne sera pas l’objet ici.

2 Les résultats sont disponibles en ligne. http://humanlit.hypotheses.org/206

3 Alan Liu, « Digital Humanities and Academic Change », English Language Notes, vol. 47, 2009, p. 17-35

4 La translittératie est ainsi définie comme “l’habileté à lire, écrire et interagir par le biais d’une variété de plateformes, d’outils et de moyens de communication, de l’iconographie à l’oralité en passant par l’écriture manuscrite, l’édition, la télé, la radio et le cinéma, jusqu’aux réseaux sociaux”. Thomas, Sue et al. (2007) “Transliteracy: Crossing divides.” First Monday, Volume 12 Number 12 — 3 December 2007, disp. sur : http://firstmonday.org/htbin/cgiwrap/bin/ojs/index.php/fm/article/viewArticle/2060/1908

5 Dacos, Marin. “Manifeste des Digital humanities”. ThatCamp Paris 2010, mars 26, 2011. http://tcp.hypotheses.org/318.

6 L’article original où apparaît cette citation fut publié dans Le Nouvel Observateur, le 8 mai 1968 ; il a ensuite été reproduit sous le titre “L’historien et l’ordinateur”.

Pour citer ce document

Olivier Le Deuff, «Humanités digitales, la mesure des litteraties», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 11-Varia, ENQUÊTES, EXPÉRIENCES,mis à jour le : 17/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=551.

Quelques mots à propos de : Olivier Le Deuff

Université de Bordeaux Montaigne, MICA. Oledeuff@gmail.com