ENQUÊTES, EXPÉRIENCES
Les usages des TIC dans la formation des étudiants en communication et journalisme : le cas d’une université mexicaine
Table des matières
Texte intégral
De la « fracture numérique » à l’accès aux TIC
1Même si nous ne devons pas oublier qu’au Mexique il y a de fortes inégalités et une importante « fracture numérique », une grande partie des jeunes mexicains ont grandi et se forment dans un contexte où les technologies d’information et de communication (TIC) sont de plus en plus accessibles. Le Ministère de l’Éducation nationale met en œuvre des politiques et des programmes permettant aux élèves des différents niveaux d’éducation, y compris les étudiants des universités publiques, d’accéder aux réseaux informatiques du savoir.
2Ce phénomène soulève de nombreuses interrogations, mais les questions qui nous intéressent particulièrement ici sont : l’accès que les étudiants de la Licence en Communication et Journalisme de l’Universidad Autónoma de Querétaro (UAQ) ont aux TIC ; les usages que ces jeunes font des réseaux numériques ; enfin le rôle que jouent les ressources dites traditionnelles – le livre et les journaux imprimés – pendant leur formation.
Les références théoriques : de l’usage social des TIC à la « littératie informationnelle »
3Le développement des TIC – qui s’est accéléré au cours des quatre dernières décennies grâce à l’articulation des télécommunications, de l’audiovisuel et de l’informatique – a suscité divers débats et discours (Flichy, 1997). Ainsi, des auteurs comme Umberto Eco, Gaëtan Tremblay et Patrice Flichy ont distingué quatre types de discours : a) l’apocalyptique, le pessimiste ou le technophobe ; b) l’intégré, l’optimiste ou le technophile ; c) le critique et d) le blasé ou l’indifférent. Notre propos est ici de reprendre l’approche critique.
4Les propositions de la théorie des usages sociaux des médias, la notion d’« alphabétisation numérique » et celle de « littératie informationnelle » se révèlent dès lors pertinentes en tant que cadre théorique et conceptuel de notre recherche.
5En ce qui concerne la théorie des usages sociaux des médias, Jacques Perriault (2002) observe qu’un individu ou un groupe d’individus possèdent le pouvoir de redéfinir ou de s’approprier une technique. Cependant, les faits ne se produisent pas de façon instantanée, l’usage est parfois le résultat d’une longue histoire. En effet, dit-il, « il n’est pas question de radicaliser l’opposition entre logiques techniques et logiques d’usagers : les logiques techniques sont également des logiques de société, et elles savent souvent tirer la leçon de l’usage qui est fait de ce qu’elles produisent ».
6Pour Perriault, l’usage est l’utilisation effectivement constatée, action complexe qui signifie une logique combinant des éléments anthropologiques, sociologiques, socio-cognitifs et techniques. Ces réflexions sont enrichies aujourd’hui par des auteurs tels que Julie Denouël, Fabien Granjon, Olivier Voirol et Alexandre Mallard.
7Pour ce qui est de l’« alphabétisation numérique », elle apparaît fréquemment, depuis quelques années, dans des textes universitaires, politiques et économiques. Ainsi, dans la littérature académique, nous trouvons différentes expressions pour le même concept : alphabétisation numérique, alphabétisation informationnelle, alphabétisation technologique, culture numérique, éducation aux médias ou media literacy.
8C’est Paul Gilster qui a popularisé l’expression de « littératies numériques », dans son ouvrage Digital Literacy (1997). Celle-ci a été reprise et étudiée par d’autres chercheurs, qui toutefois peinent à la justifier théoriquement, comme le souligne Eva Ortoll Espinet (2007).
9Ainsi, Olivier Le Deuff (2011) analyse les diverses expressions utilisées à cet égard dans le domaine académique. Il propose un schéma où trois modalités résultent de la notion de « littératies », celle-ci impliquant une action dialectique d’alphabétisation et de relation avec le texte en tant qu’objet technique, une opération formative s’adressant à la construction citoyenne. Les trois domaines qui en découlent sont l’information, les médias et le numérique.
10Pour notre étude, la « littératie informationnelle » désignant les compétences de gestion de l’information, est celle qui offre des éléments conceptuels particulièrement pertinents. Cette gestion comprend donc, d’abord, le fait de reconnaître le besoin d’information, sans laquelle la recherche des données elle-même n’aurait pas de sens. Ensuite, il s’agit de posséder des compétences telles que la capacité à trouver des ressources documentaires fiables, à faire des recherches et à repérer les données de façon à obtenir des informations précises. Enfin, il faudrait que les données puissent être classées par l’usager selon ses besoins. Ces aptitudes seraient donc indispensables pour parler d’une « littératie informationnelle ».
11En ce sens, les données, extérieures à l’individu, n’atteignent pas le statut d’information avant d’être appropriées, à travers un geste formatif, par le sujet lui-même, ainsi que le signale Le Deuff (2011) lorsqu’il rappelle la racine étymologique du mot « information ».
Cadre méthodologique
12Méthodologiquement, notre recherche a été effectuée à partir d’une approche mixte, tant qualitative que quantitative (Hernandez Sampieri et al., 2010). Comme nous l’avons déjà dit plus haut, il s’agit d’une étude de cas, celui des étudiants de la Licence en Communication et Journalisme de l’Universidad Autónoma de Querétaro.
13Les étudiants ayant participé à cette étude appartiennent aux cinq dernières promotions du cursus susdit (2006-2010, 2007-2011, 2008-2012, 2009-2013 et 2010-2014) ; ils commençaient leur dernière année d’études au moment de répondre au questionnaire qui a constitué notre instrument de collecte de données. Pour garantir la fiabilité de celles-ci, nous avons souhaité que les étudiants participent de façon volontaire à l’étude. Ainsi, pour chaque promotion, nous avons obtenu respectivement 60 %, 70 %, 50 %, 40 % et 80 % de participation. Ces pourcentages peuvent être considérés comme représentatifs de l’univers de l’étude dans le cadre d’un échantillon aléatoire simple : plus de la moitié des jeunes a répondu au questionnaire.
L’accès aux TIC et aux ressources documentaires
14Pour ce qui est de l’accès aux ordinateurs, la plupart des étudiants appartenant aux cinq dernières promotions de la Licence en Communication et Journalisme ont leur propre ordinateur : 97 %, 96 %, 98 %, 100 % et 100 % respectivement. Cependant, tous n’ont pas la possibilité de se connecter à Internet à la maison et utilisent principalement les salles informatiques de l’université : pour les quatre premières promotions étudiées – 51 %, 47 %, 46 % y 70 % respectivement – et la connexion wifi pour la cinquième – 28 %. Au cours de cette étude, l’infrastructure d’accès à Internet de l’université a changé, ce qui nous a amenés à adapter l’instrument de collecte de données. Ainsi, en 2013-2014, un tiers des enquêtés disent utiliser principalement la connexion wifi sur le campus, alors qu’en 2009-2010 cette option n’était pas même envisagée ; à cette époque, le service d’Internet de l’université n’était disponible que depuis les salles informatiques où la moitié des étudiants l’utilisaient. Le cybercafé – la plupart du temps payant au Mexique – persiste, même si le pourcentage de ceux qui l’utilisent baisse petit à petit : de 21 % d’usagers en 2009-2010 on est passé à 11 % en 2013-2014.
Cadre 1 – Si vous n’avez pas de connexion Internet propre, où y avez-vous accès ?
15Les résultats de notre enquête permettent de voir que les étudiants sujets de notre étude ont accès aux ordinateurs, cependant l’accès à Internet n’est pas partout répandu ; ils doivent « se débrouiller » pour accéder aux réseaux des données numériques.
L’usage de l’information, entre les livres et le web
16Pour ce qui est de l’usage des réseaux numériques et des ressources traditionnelles, les résultats de notre étude montrent que les étudiants utilisent les uns et les autres pour faire des recherches pendant leur formation. La question est de savoir comment ils s’en servent.
17Aussi avons-nous voulu d’abord connaître le rôle joué par les bibliothèques en tant que lieux de rencontre avec l’information, au moyen de supports soit matériels (livres, journaux), soit numériques (bases des données, e-revues). Or nous nous sommes aperçus que ces possibilités sont peu exploitées ; depuis 2009-2010, chaque année universitaire, le pourcentage d’étudiants qui s’en servent tous les jours n’est que de 0 % à 4 %. Au cours des années 2009-2010, 2010-2011 et 2011-2012, le pourcentage de ceux fréquentant la bibliothèque plusieurs fois par semaine n’est que de 41 % à 43 %. Cette tendance diminue encore les deux dernières années : en 2012-2013 il s’établit à 30 % et en 2013-2014 à 7 %. Cette année-là, 48 % n’utilisent la bibliothèque que plusieurs fois par mois. Quant à la répartition par sexe, il n’existe pas de variations importantes : on sait qu’en 2013-2014, deux tiers des 9 % des étudiants allant à la bibliothèque – et ce, seulement avant les examens – sont des hommes.
18Dans cet ordre d’idées, nous observons que les livres d’une part, et Internet d’autre part sont les ressources les plus utilisées habituellement au moment de faire une recherche documentaire ; viennent en troisième position les journaux, cités comme une source d’information elle-même importante. Par contre, les bases de données et les articles scientifiques demeurent négligés par un pourcentage élevé d’étudiants : chaque année, depuis le début de cette étude, entre 22 % et 36 % d’entre eux signalent ne jamais s’en servir. En outre, l’enseignant demeure une figure centrale pour accompagner les étudiants lors de leurs recherches ; contrairement à celle du bibliothécaire, dont le service d’orientation n’a été évoqué que par deux personnes depuis 2009.
19Quant à la disponibilité des étudiants à faire des recherches à la bibliothèque de façon approfondie, 64 % déclarent y être prêts, seulement 10 % disent passer plusieurs heures à cette tâche et 26 % le font superficiellement. Les données changent un peu pour ce qui est des recherches sur Internet : dans ce cas, un tiers des étudiants disent y passer plusieurs heures.
Cadre 2 – Quelle est votre disposition pour faire des recherches de façon approfondie ?
Promotion 2013-2014 |
à la bibliothèque |
sur Internet |
Je prends seulement ce qui est à portée de main |
26 % |
2 % |
Je cherche soigneusement |
64 % |
62 % |
Je peux chercher pendant plusieurs heures |
10 % |
33 % |
Pas de réponse |
0 % |
2 % |
Total |
100 % |
100 % |
20D’après ces résultats, les étudiants interrogés reconnaissent le besoin et l’importance, pour leur cursus, de l’information accessible grâce à des supports matériels ou numériques et à travers les interactions entre êtres humains. Nous trouvons ici la première condition qui permette de penser à une « littératie informationnelle ». Quelles sont alors les compétences nécessaires à l’étudiant ?
La « littératie informationnelle » et ses compétences
21De nos jours, les bibliothèques universitaires offrent une immense quantité de ressources à travers différents supports, mais les étudiants ont-ils les compétences nécessaires pour s’en servir convenablement pendant leur formation ? Lorsque nous les avons questionnés à ce propos, la plupart d’entre eux (67 %) déclarent ne se sentir que modérément compétents au moment d’exploiter les ressources des bibliothèques universitaires ; 17 % signalent avoir une compétence très faible pour ce faire. Par contre, 40 % disent se sentir très compétents au moment d’entreprendre des recherches sur Internet et 50 % modérément compétents.
22La recherche des informations sur Internet est effectuée par les étudiants selon des critères divers, exprimés spontanément par eux : l’orthographe, la syntaxe, les commentaires des lecteurs sur les blogs spécialisés et même l’esthétique des sites web est signalée comme un élément indiquant la qualité de l’information. Le fait de trouver un document sous format PDF est également signe de bonne qualité pour certains des enquêtés. Au contraire, ces étudiants ont quelque méfiance quant aux contenus de Wikipédia, méfiance partagée par une partie importante du groupe étudié, et d’ailleurs par la population mexicaine en général.
23Ainsi, pour ces jeunes, l’ordinateur est devenu un outil essentiel et son usage se banalise de plus en plus. En 2009-2010, 39 % disaient s’en servir plusieurs fois par jour, et en 2013-2014 ce chiffre va jusqu’à 83 %. L’usage que les étudiants valorisent le plus est celui des réseaux sociaux : en 2013-2014, 50 % d’entre eux les fréquentent. Cependant, la même année, 62 % disent que la recherche des informations sur Internet est une activité de peu d’importance pour leur formation ; quand bien même chaque année, au moins 25 % déclarent que préparer ses travaux académiques est quelque chose de primordial.
24Au-delà des ressources numériques académiques mises à disposition par l’université, Google est le moteur de recherche le plus valorisé par les étudiants depuis 2009-2010 ; en 2012-2013 et 2013-2014, Google Scholar, ainsi que des moteurs académiques en espagnol, comme Redalyc ou CC-Doc, ont été évoqués marginalement : 4,5 % et 12 % respectivement.
25Dans l’enquête 2013-2014, nous avons ajouté quelques questions liées au traitement de l’information a posteriori. La plupart des personnes (96 %) gardent les données collectées pour leurs cours, parmi lesquels 25 % reconnaissent le faire sans aucun soin, laissant les documents en désordre dans l’ordinateur ou dans des clés USB, et dans le cas des photocopies, sans les archiver. Malgré la tendance croissante des usages numériques, dans la dernière enquête, 67 % des étudiants déclarent préférer l’information sous format physique (livres, revues) plutôt que numérique.
26Une autre compétence analysée est celle de la maîtrise des langues étrangères, lesquelles permettent l’accès aux informations offertes au niveau international. Chaque année, au moins 50 % affirment connaître l’anglais ; pourtant, d’après les réponses des étudiants de la promotion 2013-2014, parmi ceux qui le disent, seulement 21 % se sentent capables de comprendre cette langue s’il s’agit de contenus académiques. D’ailleurs, globalement, la plupart des textes qui sont lus en d’autres langues n’ont que peu de rapport direct avec leur formation : littérature (24,2 %), journaux (20,4 %) ou magazines de loisirs (19,7 %).
27Ces résultats montrent que les compétences pour trouver des ressources documentaires fiables, pour différencier les données utiles ou non, pour obtenir des informations précises et les classer par rapport aux besoins de l’usager, n’apparaissent que faiblement chez les étudiants en Communication et Journalisme de l’Universidad Autónoma de Querétaro. C’est-à-dire qu’ils ne comptent pas sur une « littératie informationnelle » pour mieux poursuivre leurs études.
28Ainsi au moins, l’avantage de cette information est que nos étudiants expriment leur disponibilité à suivre une alphabétisation en ce domaine. Les résultats montrent également qu’il y a un certain équilibre entre les jeunes qui accepteraient de suivre une formation pour savoir se servir des ressources documentaires universitaires : 59,4 % sont intéressés et 40,6 % ne le sont pas. Il faut dire que ces dernières années l’intérêt s’est accru à cet égard (69 % en 2013-2014). Nous formulons l’hypothèse que la divulgation de notre étude au cours de ces années a contribué à stimuler l’intérêt des étudiants. Ainsi, après la mise en place du questionnaire – et ce, indépendamment des résultats – un atelier sur l’utilisation de ces ressources a été organisé.
Conclusions
29Pour terminer, nous voulons signaler que, pour ce qui est du rôle de la bibliothèque et des supports traditionnels, les résultats de cette étude font apparaître un niveau considérable de négligence et un évident manque de maîtrise de ce type de ressources. En même temps, bien que certains discours « intégrés, optimistes ou technophiles » parlent d’un contrôle presque naturel des réseaux informationnels de la part des jeunes, les faits montrent que le numérique et sa complexité en termes de logique de fonctionnement viennent se greffer sur des bases qui restent peu solides. La gestion de l’information – une des compétences censées être développée dans la « littératie informationnelle » – demeure un point faible chez les étudiants de Communication et Journalisme de l’Universidad Autónoma de Querétaro, dont le cursus est intimement lié au traitement des données informationnelles.
30D’après les propositions qui ont guidé notre recherche, nous pouvons dire que le groupe des étudiants sujets de notre étude s’est approprié des TIC à travers les usages qu’eux-mêmes en ont fait (Perriault, 2002). Cependant, ils n’ont pas encore réussi à faire leurs les données disponibles pour leur formation à travers ces techniques, lesquelles demeurent extérieures. Il faudrait mettre en place le geste formatif dont parle Le Deuff (2011), tant par le sujet lui-même que par un processus d’enseignement-apprentissage proposé par l’Université, de façon que ces techniques atteignent le statut d’ « information ».
Bibliographie
Gilster, P. (1997). Digital Literacy. USA : John Wiley & Sons.
Perriault, J. (2002). Éducation et nouvelles technologies : théories et pratiques. Paris : Nathan.
Le Deuff, O. (2011). La formation aux cultures numériques. Une nouvelle pédagogie pour une culture de l’information à l’heure du numérique. Paris : Éditions FYP.
Flichy, P. (1997). Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée. Paris : La Découverte.
Ortoll Espinet, E. (2007). “Conceptos clave en la alfabetización y exclusión digital. En Ortoll Espinet, E. Casacuberta Sevilla, D. & Collado Bolívar, A. J. (Coords). La alfabetización digital en los procesos de inclusión social. Barcelona : UOC. 13-56
Hernández Sampieri, R. ; Fernández Collado, C. & Baptista Lucio, P. (2010). Metodología de la investigación. México : McGraw Hill.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Miriam Herrera-Aguilar
Universidad Autónoma de Querétaro, Université Paris III, miriam_herrera@yahoo.com
Quelques mots à propos de : Gabriel Alejandro Medina-Aguilar
Université Paris-Ouest Nanterre, medinaguilar@hotmail.com