Aller la navigation | Aller au contenu

HOMMAGE

Christian Le Moënne

Hommage à Michel Crozier : quel apport aux SIC ?

Article

Texte intégral

1Le décès récent de Michel Crozier, a donné lieu, à juste titre, à de nombreux hommages qui ont, notamment, souligné son apport aux sciences humaines et sociales en France par la création du courant de recherches sur la sociologie des organisations, en s’inspirant, à la fin des années cinquante, des théories américaines des organisations, notamment de celles de Herbert Simon. Il consacra ses travaux de l’époque lors d’un long séjour aux États Unis sur invitation de la Fondation Ford, à l’analyse des syndicats américains, dont il tira un ouvrage qui eut un retentissement mondial, « Le phénomène bureaucratique » paru en 19641. Il développa ensuite, lors de son retour en France toute une série de recherches empiriques dans quelques grandes administrations, recherches dont il tira notamment, en collaboration avec Erhard Friedberg, un ouvrage qui connut également une bonne notoriété et peut sans doute être considéré comme l’une des références théoriques majeures de la sociologie des organisations françaises, « l’acteur et le système » publié en 19772. Fondateur du Centre de Sociologie des Organisations, (fondé en 1962 et actuellement intégré à Sciences Po Paris), il fut à bien des égards le diffuseur en France à la fois des problématiques de recherches-actions américaines, mais également d’une conception, très anglo-saxonne à l’époque, de la recherche opérationnelle, qui visait à rompre avec la séparation entre chercheurs et experts-consultants. De fait, Michel Crozier eut, dans ses années de jeunesse et de formation, un parcours relativement atypique pour l’époque, qui explique sans doute pour une part ses évolutions et préoccupations théoriques. Ce parcours est notamment analysé dans cette perspective par un travail passionnant sur « la genèse d’une sociologie des organisations en France »3.

2Michel Crozier fut d’abord proche de Michel Guérin et de la revue « Socialisme ou barbarie », fondée par Cornélius Castoriadis et Claude Lefort, revue néo-marxiste, préoccupée notamment par l’analyse de la bureaucratie soviétique, derrière notamment les publications de Rizzi sur « La bureaucratisation du monde »4. C’est dans ce contexte que, à l’issue de son premier voyage aux États-Unis, Michel Crozier publiera dans « Les temps modernes », un article extrêmement critique qui eut un réel retentissement, sur les « nouvelles techniques humaines » du big-business américain5. Dans cet article, il expose aux lecteurs français les méthodes et techniques de la psychologie sociale américaine et de ce qu’il appelle le « culturalisme » ; il y présente également les usages de ces problématiques comme dispositifs de manipulation par les sondages d’opinion, et notamment le fait que ces sondages opèrent une distinction entre l’appartenance professionnelle en situation et l’appartenance sociale, en interrogeant par exemple les sondés, non en tant qu’ouvriers, mais en tant que citoyens « américains » attachés à l’« american way of life ». Ceci détermine des dissonances dans les logiques de communication et de construction identitaire, et détermine une « démocratie statistique » qui constitue une perversion de la démocratie. Ce tableau passionnant et critique de la société américaine et de l’usage des sciences sociales pour la gestion politique des masses eut évidemment, dans le contexte du plan Marshall, un écho particulier dans les sphères intellectuelles de l’époque et donna à Michel Crozier, selon sa propre analyse dans ses mémoires, une légitimité qu’il ne pouvait revendiquer ni de la résistance, ni de l’appartenance au Parti communiste Français, ni d’un passage par l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm6. D’emblée donc, il se situait dans une recherche de légitimité et revendiquait avoir fondé celle-ci sur sa connaissance des sciences humaines et sociales américaines et des chercheurs et réseaux américains. Ceci explique son itinéraire ultérieur. Après un bref passage aux « Temps moderne », il rompt avec la critique marxiste et rejoint la revue « Esprit » et les cercles réformistes qui l’entourent, tout en intégrant le CNRS. Il se situe alors progressivement dans une autre conception de l’intervention critique des intellectuels et des chercheurs, revendiquant compétence scientifique et expertise technique7, posture qu’il avait au fond critiquée dans son article de 1951. Cet itinéraire, depuis une extrême gauche libertaire jusqu’à un centre droit libéral critique de la bureaucratie et de l’inefficacité des logiques administratives d’état8, l’amènera d’ailleurs à produire, pour la commission trilatérale et en collaboration notamment avec Samuel Huntington, l’auteur du « conflit des civilisations », un rapport sur la « crise des démocraties » dans le contexte des années soixante-dix9.

3Si les premières techniques de recherches mises en œuvre par Michel Crozier popularisaient au fond les méthodes d’entretiens et d’observation en situation des psycho-sociologues et sociologues anglo-saxons de l’époque, il radicalisa l’individualisme méthodologique dans la prééminence de l’immersion en contexte organisationnel afin d’observer les logiques d’actions concrètes et d’en tirer des schèmes conceptuels selon une logique inductive. Ses travaux sur les administrations furent essentiellement centrées d’abord sur l’observation des logiques de système qui déterminent les stratégies des acteurs et sur la mise en évidence de l’étroite relation entre ces stratégies individuelles et les logiques de pouvoir et de résistance aux pouvoirs qui caractérisent, selon cette approche, les interactions organisées. Ces différentes observations lui permettront d’élaborer une série d’hypothèses concernant le caractère stratégique du contrôle de l’information dont il tirera un modèle et une méthode : « l’analyse stratégique » des « systèmes d’actions concrets ». L’ouvrage de synthèse théorique le plus intéressant pour les chercheurs en sciences de l’information est sans doute « L’acteur et le système ». Crozier et Friedberg s’efforcent d’identifier les sources de pouvoir dans les logiques organisationnelles (en objectivant d’ailleurs les « organisations » d’une façon assez caractéristique de l’époque10) et pointent la maîtrise de l’information et de la communication comme l’une de ces sources, dans une logique, il faut bien le dire assez mécaniste, dans laquelle ce sont les « réseaux de communication » qui contrôlent les flux d’information et constituent donc des enjeux stratégiques pour le contrôle de la dynamique organisationnelle. Au fond, cette perspective n’est guère éloignée de l’analyse du taylorisme-fordisme qui fleurira à la même époque, dans le contexte de crise des grandes organisations d’entreprises industrielles. La communication est donc à la fois source de pouvoir et de résistance à ce même pouvoir, dans une logique assez fonctionnaliste finalement, mais dans laquelle la production et l’usage des règles, conventions procédures permettant une certaine stabilité et adaptabilité des formes organisationnelles, n’est pas analysée comme relevant de la communication, mais d’enjeux de pouvoirs, ce qui au demeurant ne saurait être nié.

4Crozier et Friedberg considèrent que l’organisation, comme système, produit des effets qui, pour une large part échappent à la compréhension et à l’action volontaire des acteurs. Cette rationalité limitée, empruntée à March et Simon, mais également peut-être aux théoriciens de l’ordre spontané de société, explique la perspective d’analyse de la résistance individuelle au changement, comme le refus d’un déterminisme des contextes organisationnels. La question des limites de rationalité des décisions en contexte de complexité des logiques d’actions collectives, est sans doute au fondement du scepticisme de Michel Crozier face aux logiques des systèmes bureaucratiques. Au demeurant, il aura fortement insisté sur l’instabilité de ces derniers, comme sur celle des frontières entre organisations et environnements. Les travaux de recherches qui vont se déployer à partir de la fin des années quatre-vingt sur les informations et les communications organisationnelles, qu’il s’agisse des travaux critiques qui s’inscrivent dans la même perspective que le « premier Crozier », ou des travaux critiques qui s’inscrivent dans des logiques plus fonctionnalistes, doivent certainement beaucoup au travail précurseur de Michel Crozier et du centre de sociologie des organisations, même si une bonne part de l’effort théorique de constitution d’un champ de recherche sur ces processus a consisté à tenter de s’en démarquer.

Notes

1  Crozier Michel, Le phénomène bureaucratique, Paris, seuil, 1963.

2  Crozier Michel et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, 445 p.

3  Paulange-Mirovic  Alexandre, Genèse d’une sociologie des organisations en France. L’importation des savoir-faire de la psychologie sociale américaine par Michel Crozier ( années 1950), in Martine Kaluszynski, Renaud Payre (dir.), Savoirs de gouvernement. Circulation(s), traduction(s), réception(s), Paris, Economica, 2013, pp. 86-101].

4 Rizzi Bruno, La bureaucratisation du monde – 1, Paris, Champs libres, 1976, 107 p.

5  Crozier Michel, Human engineering – Les nouvelles techniques « humaines » du big business américain, Paris, Les temps modernes, n° 69, juillet 1951.

6  Voir Crozier Michel, Ma belle époque. Mémoires, 1947-1969 , Paris, Fayard, 2002.

7  Voir Paulange-Mirovic  Alexandre, Op.Cit.

8  Voir notamment Crozier Michel, La société bloquée, Paris, Seuil, 1970, 240 p., et On ne change pas la société par décret, Paris Grasset, 1979, 278 p., Etat modeste, état moderne – Stratégies pour un autre changement, Paris, Fayard, 1986.

9  Crozier M., Huntington S. et Watanuki J., The crisis of democtacies- Report on the governability of democraties, New York, Trilateral Commission, 1975.

10  Par exemple ce passage de « L’acteur et le système » : « L’organisation créée du pouvoir simplement par la façon dont elle organise la communication et les flux d’information entre ses unités et entre ses membres » op.cit. p. 74.

Pour citer ce document

Christian Le Moënne, «Hommage à Michel Crozier : quel apport aux SIC ?», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, HOMMAGE,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=694.

Quelques mots à propos de : Christian Le Moënne

Université européenne de Bretagne- Rennes 2, PREFICS. Courriel : Christian.lemoenne@univ-rennes2.fr