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DOSSIER

Manuel Zacklad

Introduction
Diversité des paradigmes de recherche sur l’action collective médiatisée

Éditorial

1Ce dossier rassemble les contributions d’un certain nombre de chercheurs du laboratoire DICEN-IDF qui, à un titre ou à un autre, envisagent les enjeux de la participation dans un contexte numérique. DICEN-IDF est une unité de recherche qui regroupe des chercheurs de trois établissements, le CNAM, Paris Est-Marne-la-Vallée et Paris Ouest-Nanterre, porteurs de traditions de recherche différentes et complémentaires dont la diversité et la richesse apparaissent bien dans les contributions de ce dossier. Il est inscrit sous le signe de la participation qui est le terme qui a été le plus utilisé pour décrire les pratiques associées au Web 2.0 puisqu’il a même été désigné par le vocable de « web participatif ». Mais comme on le voit dans les différents textes de ce dossier le terme de participation est souvent mis en balance avec d’autres termes qui véhiculent d’autres connotations.

2Selon Joelle Zask (2011), dont les recherches s’inscrivent plutôt dans ce que nous proposons de décrire par paradigme altruiste (cf. infra) la participation peut s’entendre selon trois acceptions correspondant à des degrés croissants d’individuation. La participation consiste d’abord à prendre part au collectif à expérimenter activement la socialité. Elle consiste ensuite à donner une part, c’est-à-dire à contribuer à l’action du collectif. Elle consiste enfin à prendre une part, à s’approprier une partie des biens communs produits par le collectif. Mais la terminologie utilisée par les chercheurs en SIC et dans d’autres disciplines intéressées par la coopération est loin d’être stabilisée et les références théoriques sont parfois absentes ou hétérogènes. Notre dossier ne fait pas exception à la règle : pour Olivier Ertzscheid (dans ce dossier), la contribution correspond à une forme d’engagement plus élevée que la participation tandis que pour Evelyne Broudoux (dans ce dossier) la participation est moins intense que la coopération et la collaboration. Elle considère par ailleurs que la collaboration est plus intense que la coopération qui véhicule pour elle l’idée « d’organisation hiérarchique de l’activité et de non remise ne cause des objectifs communs ».

3Mais dans la plupart des travaux scientifiques en sciences humaines et sociales et en sciences de l’ingénieur, notamment en CSCW (Computer Supported Cooperative Work), le concept central pour rendre compte de l’action collective est celui de coopération. La participation, la contribution et les modalités de coordination associées correspondent finalement à des acceptions variées de la coopération inspirées de l’étude de situations d’activité spécifiques et elles-mêmes inscrites dans des traditions de recherche distinctes et qui bien souvent s’ignorent. Dans ce texte introductif, nous avons précisément choisi de mettre en exergue les différents paradigmes de la coopération qui ont un rôle clef dans l’introduction des infrastructures numériques collaboratives aujourd’hui associées au web social ou 2.0 sans le plus souvent, dialoguer de manière constructive les uns avec les autres.

Trois paradigmes de la coopération

4Ces trois paradigmes sont le paradigme productif, ancré dans la tradition économique et dans les sciences du travail, le paradigme altruiste, ancré dans l’anthropologie et la sociologie politique et le paradigme interactionniste ancré dans les sciences du langage, la psychologie sociale et les sciences de la communication.

5Le paradigme productif a une importance particulière parce qu’il est celui qui domine la recherche scientifique européenne dans le domaine du CSCW dans le sillage des travaux de K. Schmidt & Simone (1996), qui se revendiquent clairement de cette approche et des origines « marxiennes » de la notion de coopération. Chez Schmidt, la coopération est définie de manière comme correspondant à la production collective et coordonnée de produits tangibles : « Le travail coopératif émerge quand plusieurs acteurs engagés dans la réalisation d’une tâche commune, sont mutuellement dépendants dans leur travail et doivent se coordonner et rassembler leurs productions individuelles pour être en mesure d’effectuer la tâche qui leur a été confiée » (K. Schmidt & Simone, 1996). Pour cet auteur, toute considération qui ferait référence aux « motivations » des acteurs et notamment à de possibles motivations altruistes devrait être écartée de l’analyse. Si K. Schmidt revendique une approche ethnographique dans l’analyse détaillée qu’il réalise des situations de travail, il écarte également le recours aux perspectives interactionnistes. Les interactions sont essentiellement prises en charge par des « mécanismes de coordination » plus ou moins explicites pour les acteurs dans le contexte de l’analyse de situations de travail assez fortement standardisées. On trouve des représentants importants de ce paradigme dans le domaine de l’ergonomie et notamment quand elle est inspirée par la théorie de l’activité. Nous avons-nous même été dans nos premiers travaux un tenant de cette approche comme l’ont été la plupart des théories d’inspiration cognitive ou marxiste (cognition distribuée, théorie de l’activité).

6Le paradigme altruiste se réclame souvent d’une autre tradition issue de l’anthropologie et notamment de la référence à la théorie du don contre-don de Mauss auquel font référence certaines théories économiques hétérodoxes comme la socio-économie des conventions. Ce paradigme a aussi des relations avec la sociologie politique, en lien avec le domaine de l’économie sociale et solidaire. En France, il est bien incarné dans le domaine du management par les travaux de N. Alter (2009). Il a connu un renouveau important avec la généralisation du web social ou web 2.0 (Benkler 2006). Les références à la participation et à la contribution y sont centrales, comme la notion de communauté, un concept qui permet d’établir un lien avec certaines approches se réclamant de la théorie de l’activité plutôt liée au paradigme productif. Les travaux de socio-économistes et de philosophes comme Benkler (2006) ou Stiegler (2009) font aussi le lien entre paradigme altruiste et paradigme productif en insistant sur la notion de contribution.

7Dans le paradigme interactionniste, le concept de coopération est moins central mais les notions de de groupe restreint et de conversation occupent une place déterminante et ont eu des effets de performation essentiels sur le développement des offres de groupware et leur déploiement dans les entreprises comme sur certaines recherches en CSCW. Ce paradigme se divise lui-même en deux courants : un courant issu de la psychologie sociale qui inclut, par exemple, des travaux expérimentaux sur les groupes restreints et un courant issu des sciences du langage et particulièrement du champ des interactions conversationnelles, avec des extensions dans le domaine des sciences de la communication ou des sciences cognitives. À la différence des deux autres approches, l’action collective est analysée à partir d’interactions situées sans référence aux valeurs, principes, discours qui engagent les participants.

8Alors que les travaux sur les groupes restreints mettent, par exemple, l’accent sur les relations entre structure des communications, structure sociale et performance qui émergent dans la réalisation de tâches, comportement étudiés à l’aide de méthodes souvent expérimentales et behaviouristes, les travaux sur les interactions langagières insistent sur la synchronisation et l’intercompréhension comme moteur de l’action collective et de la coopération en insistant, par exemple, sur les notions de cadre interactionnel (setting, Goffman) et de conscience mutuelle (mutual awareness). La théorie de la cognition située et l’ethnométhodologie peuvent être considérées comme se situant dans ce paradigme.

9Certaines théories qui ne conceptualisent pas la coopération mais qui thématisent l’activité collective se situent à l’intersection de ces paradigmes. C’est le cas de la théorie de l’acteur réseau (Akrich et al. 2006), qui traite de manière symétrique les artefacts et les acteurs humains comme des nœuds d’un réseau en empruntant à la fois à la vision matérielle que l’on trouve parfois dans le paradigme productif et à une vision communicationnelle qui souligne l’importance de la circulation des informations et des engagements entre les nœuds du réseau par un travail de « traduction » et « d’intéressement ». À ce titre, elle pourrait présenter des similitudes de point de vue avec le paradigme interactionniste tant la référence implicite au travail langagier est omniprésente (notion de traduction, d’actant, de performation). Mais la théorie de l’acteur réseau ne s’intéresse pas aux interactions langagières en situation (Licoppe 2008) la langue étant en quelque sorte son « point aveugle » malgré ses emprunts constants et souvent dissimulés à la linguistique et à la sémiotique.

Conclusion

10Les théories de référence, même partiellement implicites sont essentielles dans le cadrage des projets qui impliquent les TIC et le 2.0. Comme le soulignent de nombreux auteurs, les discours ont un rôle de performation qui se décline selon différentes dimensions : performation théorico-doxique, machinique, expérimentale, expérientielle et désirante chez M. Carmes (2010). Par ailleurs ces effets de performation sont présents dans les entreprises utilisatrices comme chez les éditeurs où ils interviennent dans les processus de conception. Les chercheurs engagés dans l’intervention sont bien sur partie prenantes de cette performation. En effet, selon la vision pragmatiste dont nous nous réclamons, toute action envisagée comme une transaction transforme simultanément les personnes et leur environnement, la performation étant ainsi une propriété intrinsèque de l’action. C’est dans cette optique que nous proposons de mettre en évidence les trois principaux paradigmes de la coopération qui nous semblent présents dans les recherches en sciences humaines et sociales.

Bibliographie

Akrich, M., Latour, M. & Callon M. eds, (2006), Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris, Mines Paris, les Presses, « Sciences sociales ».

Alter, N., (2009), Donner et prendre. La coopération en entreprise, Paris, La Découverte.

Benkler, Y. (2006), La Richesse des réseaux, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2009, 603 p.

Carmes, M. (2010), L’innovation organisationnelle sous les tensions performatives : Propositions pour l’analyse d’une co-construction conflictuelle des politiques et pratiques numériques, in Piloter l’entreprise numérique, Les Cahiers du Numérique, n° 4/2010, p. 15-36

Schmidt, K., Simone, C. (1996). Coordination mechanisms : Towards a conceptual foundation of CSCW systems design, Journal of Computer Supported Cooperative Work, vol. 5, n° 2-3.

Licoppe, C. (2008), Dans le « carré de l’activité » : perspectives internationales sur le travail et l’activité, Sociologie du travail, 50 (2008), p. 287 – 302.

Stiegler, B. (2009), Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Galilée.

Pour citer ce document

Manuel Zacklad, «Introduction», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, DOSSIER,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=732.

Quelques mots à propos de : Manuel Zacklad

CNAM, directeur du DICEN EA 4420