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Louise Merzeau

Entre évènement et document : vers l’environnement-support

Article

Texte intégral

1Cette contribution interroge certains aspects du régime participatif à travers un modèle de manifestation mêlant des dimensions événementielle et documentaire, dans le temps court et le temps long. Pour la plupart, les réflexions qui suivent sont issues d’une étude menée au début de l’année 2013 autour de la dernière édition des Entretiens du nouveau monde industriel. Organisé par l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI), le pôle de compétitivité Cap digital et l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI), ce colloque a donné lieu à un travail d’éditorialisation collective particulièrement intéressant, dont nous pensons qu’il permet d’élaborer un certain nombre d’hypothèses sur l’évolution des pratiques participatives1.

2Notre propos n’est donc pas de questionner ici l’idéologie de la participation ou ses enjeux sociologiques, mais plutôt la manière dont certains dispositifs éclairent d’un jour nouveau l’environnement numérique lui-même, en particulier dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le Web social. Menée dans l’esprit des recherches sur l’organologie des connaissances (Stiegler, Puig), cette enquête relève des travaux menés dans l’axe « Traçabilité, mémoires et identités numériques » du laboratoire Dicen-IDF, où nous interrogeons les interférences entre les logiques de stock et de flux à partir des concepts de trace et de médiation identitaire.

3La première caractéristique du dispositif examiné consiste dans l’utilisation non d’un outil créé ex nihilo pour l’événement, mais dans l’articulation d’une multitude de plateformes issues du Web social (Pearltrees, Freemind, Twitter, Unishared, Storify, Sharypic…). Déjà connus d’un grand nombre d’internautes, ces outils composent une architecture applicative peu contraignante, que chaque contributeur peut aisément assimiler en réglant son degré de participation sur sa familiarité avec les interfaces. Dans le monde de l’entreprise (espaces de travail collaboratif) ou des institutions culturelles (bibliothèques ou musées), on constate que de nombreux projets peinent à susciter les taux de participation escomptés parce qu’on demande aux utilisateurs d’adopter un outil inédit, dans lequel ils ne peuvent réinvestir leur mémoire d’usage. Dans le cas que nous étudions, la participation repose au contraire sur une « bienveillance dispositive » (Belin), dont le principe garantit une commensurabilité des compétences mobilisables et l’arrangement d’un milieu transitionnel propice à l’engagement. Avant une intention participative – souvent elle-même rapportée à un désir d’expressivité –, le projet exploite ici une expérience et un savoir, que l’usager valorise en les reversant dans un « pot commun ».

4Outre qu’il réintroduit du temps sédimenté dans le geste collaboratif, cet « étoilement applicatif » met en évidence la structure transmédiatique du milieu dans lequel les formes de la participation sont désormais appelées à s’exercer. D’une logique d’inscription sur des supports dédiés, on est passé à une logique de services où l’usage ne s’éprouve plus comme immersion dans un système d’information clos, mais comme mobilité entre terminaux, plateformes et réseaux.

5En ce sens, avant de désigner une modalité particulière d’investissement de l’utilisateur, le participatif pourrait signaler une évolution de l’environnement vers une forme de pervasivité informationnelle. Plus qu’un assemblage de contenus, celui-ci consiste en un continuum expérientiel, fait de mémoires, de connaissances, de bricolages et d’habitus. Entre média et boîte à outils, cet « environnement-support » (Zacklad, 2013) marque l’avènement de pratiques d’écriture-lecture spécifiquement numériques, où nous voyons la marque d’une culture digitale en train de se constituer. Conjuguant des choix matériels, logiciels, ergonomiques et relationnels, ces pratiques peuvent être assimilées à une compétence numérique (Doueihi, 2008) ou une translittératie : même conditionnées par une offre industrielle, elles ne s’épuisent pas dans la consommation d’un produit. Dans ces habiletés transmédiatiques, tout se joue en effet aux intersections et dans la mise en œuvre de processus de butinage, de déplacement et de compilation. Le sondage que nous avons effectué auprès des contributeurs directs de ce dispositif a confirmé cette hypothèse, en montrant notamment l’importance des va-et-vient entre outils différents, et la plus-value informationnelle apportée par cette complémentarité dispositive.

6Découlant directement de ces observations sur la dimension environnementale de la participation, nous voudrions dans un deuxième temps mettre l’accent sur l’hybridation entre événement et document, dont l’exemple des ENMI nous semble également symptomatique. Comme dans tout projet participatif, le succès du dispositif repose sur la mise en place d’une « machine attentionnelle », capable de capter, d’entretenir et de concentrer le désir d’agir des contributeurs. Sur le modèle des barcamps ou des ateliers de co-working comme Museomix, les participants sont d’abord réunis par l’intensité que produit l’événementialisation de l’opération. Facteur de convergence et d’énergie, la traduction événementielle de la participation se distingue cependant du régime mass-médiatique de l’audience, en autorisant chacun à se focaliser sur une tâche ou une région particulière du dispositif. L’attention – nouveau bien rival de l’économie numérique – est ainsi tout à la fois canalisée et compartimentée.

7Dans une telle distribution de l’attention, les effets de dispersion sont contrebalancés par une réflexivité en temps réel, où les participants s’éprouvent comme membres d’un projet commun. La mise en visibilité du processus même de participation (graphe du réseau des participants, historique des traces d’échanges, retours vidéo, etc.) constitue ici un élément déterminant pour que chacun règle sa contribution sur celle des autres.

8Ainsi dédoublé, le régime attentionnel fait de chaque interface du dispositif à la fois un agrégateur de contenus et un outil de visualisation d’une activité en train de se faire. Dans un tel environnement, les éléments élaborés (récits, cartes, reportages photo, bibliographies, glossaire, etc.) jouent un double rôle de document et de documentation. À l’instar des applications qui documentent nos positions, nos consommations ou nos conversations dans le Web social, l’armature dispositive des ENMI documente la perception, la compréhension et l’appropriation de chaque contributeur à partir des traces qu’il dépose dans le dispositif.

9Le dispositif des ENMI nous intéresse alors en tant qu’il permet d’articuler des temporalités souvent jugées inconciliables dans les nouveaux régimes de communication numérique. Autour du temps réel de la manifestation, dont on a vu qu’il garantissait l’intensité d’un engagement, la structure réticulaire produit une glose critique et documentaire destinée quant à elle à perdurer. Loin de s’épuiser dans la fugacité du mode conversationnel propre aux réseaux sociaux, la participation se nourrit ici de l’énergie événementielle tout en intégrant la dimension d’une sédimentation de connaissances. Superposant le live et la trace, l’architecture applicative produit un écosystème fonctionnant sur plusieurs vitesses, autorisant des usages et des navigations alternant des temps d’interaction, de mise à distance et de réflexivité.

10Nous pensons avec (Aigrain, 2007) qu’il y a dans cette recomposition des temps un enjeu épistémologique et politique majeur. L’écrasement des distances – relationnelles aussi bien qu’informationnelles – sur des proximités toujours plus étroites menace en effet les ressorts de la démocratie comme de la pensée. Des proximités affinitaires (graphe social) aux proximités algorithmiques (commensurabilité des données), l’espacement nécessaire aux débats et aux déconstructions tend dangereusement à se réduire dans un environnement désormais indexé sur les singularités (Merzeau, 2009). La mise en place d’architectures sociotechniques alliant participation et désynchronisation nous semble donc importante, non seulement comme innovation dispositive, mais plus fondamentalement comme une perspective possible pour une refondation du collectif à l’ère des réseaux.

11Au même titre que les projets de redocumentarisation permettant de reverser dans une mémoire collective ou patrimoniale des traces numériques individuelles, l’éditorialisation collaborative des ENMI suggère que le transmédia documentaire constitue l’une des alternatives les plus stimulantes aux modes d’agrégation du collectif fondés sur les seuls principe de l’audience, de la vitesse ou de l’affinité (Cardon, 2011).

Bibliographie

Aigrain Philippe (2005). « Alternance et articulation », Texte d’une intervention à Ars Industrialis, le 5 novembre 2005, dans la réunion consacrée aux technologies cognitives http://www.arsindustrialis.org/node/1944

Belin Emmanuel (1999). « De la bienveillance dispositive », in Geneviève Jacquinot-Delaunay et Laurence Monnoyer (dir.), Le Dispositif. Usage et concept, Hermès n° 25, p. 245-259.

Cardon Dominique (2011). « L’ordre du Web », Médium, n° 29, 4e trimestre 2011, p. 191-202.

Doueihi Milad (2008), La Grande conversion numérique, Paris : Seuil.

Zacklad Manuel (2012). « Organisation et architecture des connaissances dans un contexte de transmédia documentaire : les enjeux de la pervasivité », Études de Communication, N° 39, p. 41

Notes

1 L’ensemble du dispositif est accessible sur http://enmi12.org/.

Pour citer ce document

Louise Merzeau, «Entre évènement et document : vers l’environnement-support», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, DOSSIER, > Axe 4,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=771.

Quelques mots à propos de : Louise Merzeau

Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Laboratoire Dicen-IDF. Courriel : louise@merzeau.net