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Expériences, enquêtes

Nathalie Issenmann

Un escape-game comme espace de réflexion sur la pédagogie par le jeu. L’exemple de l’approche développée par le SU2IP

Article

Texte intégral

Le SU2IP, une histoire au cœur des enjeux de l’université

1Depuis sa création en janvier 2014, le Service Universitaire d’Ingénierie et d’Innovation Pédagogique (SU2IP), rattaché à la Direction de la Formation, de l’Orientation et de l’Insertion Professionnelle (DFOIP) de l’université de Lorraine, est engagé dans l’émergence et l’accompagnement de projets pédagogiques aussi bien sur les pratiques pédagogiques, sur la réingénierie des formations pour développer la FTLV (Formation Tout au Long de la Vie) que sur la créativité et la ludopédagogie. Par des apports méthodologiques et théoriques, des retours d’expériences, des actions de formation et de sensibilisation, il cherche à apporter des réponses aux questionnements pédagogiques des enseignants, que ce soient des demandes individuelles ou de la part d’équipes pédagogiques. Ainsi, depuis 2014, l’université de Lorraine a installé la transformation des pratiques pédagogiques comme réponse possible au renforcement de la qualité de ses enseignements, au développement de son attractivité et aux évolutions de l’environnement.

2Le SU2IP est par conséquent un lieu de conseils, de ressources, de formations, de réflexions et d’échanges sur les pratiques pédagogiques des enseignants et enseignants chercheurs. Il s’inscrit à la fois dans une perspective d’innovation, de qualité et d’incitation à la transformation des pratiques pédagogiques. Ces cinq missions pour soutenir la transformation pédagogique au sein de l’université de Lorraine sont : former, accompagner, impulser, collaborer et valoriser. Ceci se traduit par l’organisation d’actions de sensibilisation (conférences, ateliers de partage de pratiques, retours d’expériences, …), la mise en place d’un plan de formation à destination des enseignants, des accompagnements d’équipes à la transformation pédagogique et la production des ressources telles que des fiches conseils, des guides, des vademecum ou encore des livrets thématiques.

3Il existe aujourd’hui, au sein des universités, de nombreux Services Universitaires de Pédagogie. Les premiers ont été créés au début des années 2000 pour accompagner les enseignants, les chercheurs et enseignants-chercheurs aux mutations auxquelles ils sont confrontés au niveau des formations, du public, des institutions et des outils notamment les usages du numérique. Ces services se sont regroupés pour certains, au sein du Réseau des SUP afin de mutualiser leurs expériences, soutenir et accompagner le développement des structures d’appui à la pédagogie dans l’enseignement supérieur.

Le SU2IP, un laboratoire d’expérimentations pédagogiques

4Le SU2IP est constitué d’une équipe plurielle (conseillers pédagogiques, chargés d’ingénierie et accompagnateurs pédagogiques) investie dans le champ de la pédagogie universitaire et de l’ingénierie FTLV. Il met ses compétences au service des enseignants et mobilise des personnes ressources susceptibles de partager leurs expertises et leurs expériences sur une question pédagogique et/ou d’ingénierie de formation permettant d’élargir le champ de la réflexion.

5Loin d’une posture prescriptive, il privilégie la réflexivité des personnes accompagnées, l’analyse des situations pédagogiques vécues afin d’en tirer des pistes de réflexion et des enseignements transférables. Le SU2IP a vocation à soutenir et accompagner les enseignants dans l’évolution de leurs pratiques pédagogiques (méthodes pédagogiques, activités d’apprentissages, accompagnement des étudiants, animation d’un cours ou d’un TD,…) et dans leurs projets d’ingénierie de formation et d’ingénierie pédagogique (de la création à la modification de dispositifs de formation, de la préparation d’un programme, d’une UE, d’un cours, d’un module de formation professionnelle à la formulation des objectifs, aux choix des méthodes et des activités, à la définition des modalités, des critères et des outils d’évaluation, …). Le parti pris du SU2IP est de travailler sur les facteurs qui favorisent les apprentissages. L’apprentissage des étudiants bien sûr en travaillant avec les enseignants sur les leviers motivationnels, les relations et la communication avec les étudiants, les environnements physiques d’apprentissage et la prise en compte des acquis y compris de l’expérience. Ainsi que le développement professionnel des enseignants sur le champ de la pédagogie en les accompagnant notamment vers d’autres pratiques par la réflexivité, l’expérimentation et l’appropriation de méthodes et outils.

Ou comment une mise en abyme pédagogique mène à un escape-game

6Depuis ses débuts, la philosophie qui a guidé le SU2IP a été de travailler « à partir » et non « à-côté », de penser ses actions à partir de l’université, de ses acteurs, de ses enjeux, des besoins et attentes des étudiants et des enseignants. Sur la base des principes de la société conviviale énoncés par Ivan Illich (2014), les actions du SU2IP ont été pensées pour « l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui », et par là,) amener les enseignants à « […] fabriquer leurs questions, avec des éléments venus de partout, de n’importe où ». C’est de ces réflexions qu’a émergé l’idée de se doter de dispositifs visant à faire vivre des expériences pour laisser à chacun son pouvoir d’action et de réflexion.

7Parmi les nouveaux dispositifs émergeant dans diverses structures à vocation de formation, il en est un qui attise à la fois la curiosité de bon nombre d’enseignants, mais surtout qui vient questionner les modalités pédagogiques favorisant les apprentissages : c’est l’Escape-Game ou le jeu d’évasion ! Le SU2IP a donc développé, en collaboration avec la société « Les Jeux Thèmes », un escape-game intitulé « Le laboratoire du Professeur Ludicio ». Ce partenariat a permis la co-construction du jeu et un accompagnement au développement des compétences à la conception et à la réalisation d’un Jeu d’évasion au sein du SU2IP. Ce projet est unique en son genre tant dans la collaboration mise en place avec « Les Jeux Thèmes » que dans le projet lui-même qui traite de la question de la ludicisation en proposant aux enseignants de vivre un escape-game pour mieux décrypter et comprendre les concepts de la ludicisation dans des situations d’apprentissage et les mécanismes de création d’un escape-game.

8Le terme « ludicisation » a été proposé par Genvo (2013) pour « insister non pas sur le jeu (game), l’artefact qui est utilisé pour jouer, mais sur les interactions qui se mettent en place lorsqu’un individu accepte de jouer ». Le jeu se définit ainsi par les actes du joueur qui se développent dans un cadre permettant le développement de son autonomie. « Ludiciser » ne consiste donc pas à utiliser de manière mécanique des éléments qui auraient une certaine valeur ludique propre pour élaborer un jeu, mais plutôt à métaphoriser une situation « sérieuse » pour concevoir un espace de réflexivité au sein duquel la nature et le sens des interactions sont modifiés. Bien sûr, l’escape-game ne doit pas être considéré comme un modèle unique de ludicisation. Intégrer l’aspect ludique dans les enseignements peut se faire de bien d’autres manières et par des formes plus accessibles et moins coûteuses temporellement.

Les dimensions de l’espace game

9Pour permettre une bonne intégration dans les enseignements, dans le respect des équilibres indispensables à son bon fonctionnement, l’escape-game pédagogique doit prendre en compte plusieurs dimensions :

  • L’évasion du réel : l’évasion et le fait « qu’il se situe en dehors de la vie courante » (Petit et al., 2019), tout en cherchant à procurer du plaisir, font de l’escape-game un dispositif qui agit fortement sur l’engagement et la motivation des étudiants.

  • Des énigmes en soutien de l’intention pédagogique : elles doivent être choisies et conçues en fonction des intentions pédagogiques et de la place du jeu dans la session d’apprentissage.

10Les dimensions coopératives et collaboratives : ces dimensions permettent de travailler de nombreuses compétences, à commencer par la coopération et la collaboration. La structure du jeu permet la répartition des tâches, la mise en valeur des intelligences multiples, l’argumentation, l’autorégulation... ainsi que l’engagement du joueur stimulé par le collectif.

11L’équilibre entre jeu et sérieux : cet équilibre assure l’engagement en visant une zone d’expérience optimale appelée le Flow (Csikszentmihalyi, 1997). Le Flow caractérise l’état d’une personne lorsqu’elle est pleinement immergée dans une activité et qu’elle se trouve dans un état maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans son engagement.

12Le rôle et la posture de l’enseignant-facilitateur : l’enseignant prend un rôle différent de celui d’une situation pédagogique traditionnelle. En effet, les différentes postures qu’il adopte réinterrogent son rapport au savoir puisqu’il devient tour à tour animateur, facilitateur, modérateur, et encore maître du jeu et du temps.

13Le temps de distanciation, élément constitutif de l’escape-game et de la réflexivité : « Sans rétroaction sur leur travail, les élèves ne sauraient identifier ce qu’ils maitrisent ni comment s’y prendre pour progresser » (Georges et al, 2011) : le débriefing se veut donc un temps de réflexivité, de compréhension, d’auto-évaluation et de partage d’expérience. De plus, cette étape permet d’établir une passerelle entre le jeu, les contenus disciplinaires et les compétences sollicitées. Le débriefing se fait sous forme orale et peut s’accompagner d’un support écrit (affiche, infographie, carte mentale, questionnaire, témoignage écrit) ou audio (capsule audio, interview). Les éléments abordés durant le jeu pourront être repris plus tard afin de vérifier le degré d’assimilation des étudiants.

14Collaboration et coopération : l’escape-game est un jeu d’équipe par excellence. Il favorise le développement de compétences collaboratives et coopératives, à condition que sa structure soit pensée pour favoriser le collectif. C’est pourquoi, toujours dans ces objectifs de donner du sens, et d’engager les joueurs dans le jeu et dans la réflexivité, la conception a été faite de façon à garantir une fouille bien pensée et engageante en respectant l’imbrication et la convergence des énigmes dans une logique de collaboration et de partage.

Réflexivité, et au-delà

15L’escape-game pédagogique fait appel aux ressorts des pédagogies actives. Par la mise en situation et l’expérience vécue, il permet d’agir sur la motivation, s’appuie sur des temps individuels et collectifs (coopération & collaboration) et constitue un vecteur d’apprentissages renforcés. L’escape-game pédagogique comprend le temps du jeu et celui du débriefing, essentiel pour décrypter ce qui vient de se jouer : l’organisation, les stratégies d’actions collectives et individuelles. Le débriefing est un moment privilégié pour engager la réflexivité et ainsi revenir sur l’expérience vécue, les acquis et le chemin restant à parcourir par chacun des joueurs. D’après Chevrier et al. (2002), « il y a d’abord l’expérience concrète dans laquelle l’individu est personnellement et directement plongé (phase d’expérience concrète) ». C’est cette phase qui peut être mise en lien avec la phase de jeu et d’immersion dans l’escape-game. L’objectif est que « de cette expérience émergent un certain nombre d’observations sur lesquelles il est alors nécessaire de réfléchir selon différents points de vue afin de lui donner un sens (phase d’observation réfléchie) ». L’approche fait bien évidemment référence à Kolb (1984) qui s’appuie sur le principe qu’un apprentissage se fait par la découverte et l’expérience au cours d’un cycle comportant quatre phases : l’expérimentation, l’observation réfléchie, la conceptualisation et la mise en application selon l’expérience initiale (l’émission d’hypothèses). « Cette réflexion fournit le matériel nécessaire pour élaborer un ou des concepts (principes, règles, etc.) permettant de généraliser à plus d’une situation (phase de conceptualisation abstraite). Des implications pratiques ou des hypothèses peuvent alors être déduites et validées dans l’action (phase d’expérimentation active). Par un processus séquentiel, intégré et cyclique, le savoir ainsi constitué est réutilisable pour vivre de nouvelles expériences » (Cyr, 1981 ; Kolb,1984).

16Selon Michel Serres (2007), « nous sommes condamnés à devenir inventifs, intelligents, transparents. L’inventivité est tout ce qui nous reste. La nouvelle est catastrophique pour les grognons, mais elle est enthousiasmante pour les nouvelles générations car le travail intellectuel est obligé d’être intelligent et non répétitif comme il l’a été jusqu’à maintenant ».

17C’est dans cet esprit d’expérimentation et d’inventivité que l’escape-game « Le laboratoire du Professeur Ludicio » a été conçu est proposé aux enseignants. Pour répondre aux deux principaux objectifs (expérimenter un escape-game pour ressentir la portée de son application dans un contexte d’apprentissage et de repérer les concepts et mécanismes sur lesquels s’appuie la ludicisation), la phase de débriefing a été enrichie par l’élaboration d’un livret comportant tous les aspects théoriques mobilisés. Celui-ci permet d’ancrer les concepts abordés durant le jeu et d’offrir de nouvelles perspectives aux enseignants.

Bibliographie

Baudier Marie et Issenmann Nathalie, « En quoi un escape-game peut-il accompagner les apprentissages, 2020 », http://sup.univ-lorraine.fr/escape-game-et-apprentissages-consultez-le-fascicule-realise-par-le-su2ip/.

Chevrier Jacques et Charbonneau Benoît, « Le savoir-apprendre expérientiel dans le contexte du modèle de David Kolb », Revue des sciences de l’éducation [en ligne]. 2000. vol. 26, n° 2, pp. 287-324.

Csikszentmihalyi Mihály, “Creativity : flow and the psychology of discovery and invention” Harper Perennial, 1997.

Cyr Jean-Marc, L’apprentissage expérientiel : concept et processus, in L’apprentissage expérientiel, Université de Montréal, Service pédagogique, 1981. pp. 13-40.

Genvo Sébastien, « Penser les phénomènes de ludicisation à partir de Jacques Henriot », Sciences du jeu[en ligne]. 1 octobre 2013, n° 1, http://journals.openedition.org/sdj/251.

Georges Fanny et Pansu Pascal, « Les feedbacks à l’école : un gage de régulation des comportements scolaires » Revue française de pédagogie. Recherches en éducation [en ligne], 2011, n° 176, pp. 101-124.

Illich Ivan, « La convivialité », Paris, Seuil, 2014, 160 p.

Kolb David, “An Experiential learning : experience as the source of learning and development”, Prentice Hall, 1984.

Serres Michel, « Les nouvelles technologies nous ont condamnés à devenir intelligents ! », 2007, https://interstices.info/les-nouvelles-technologies-revolution-culturelle-et-cognitive/ ?qs =id %253Djalios_5127.

Viau Rolland et Joly Jacques, « Comprendre la motivation à réussir des étudiants universitaires pour mieux agir », ACFAS 2001 [en ligne], Université de Sherbrooke, https://www.researchgate.net/publication/237662461_Comprendre_la_motivation_a_reussir_des_etudiants_universi-taires_pour_mieux_agir.

Pour citer ce document

Nathalie Issenmann, «Un escape-game comme espace de réflexion sur la pédagogie par le jeu. L’exemple de l’approche développée par le SU2IP», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 17-varia, Expériences, enquêtes,mis à jour le : 04/04/2022,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=927.

Quelques mots à propos de : Nathalie Issenmann

Université de Lorraine. Sous-directrice DFOIP - Responsable du Service Universitaire d’Ingénierie et d’Innovation Pédagogique. Présidente du Réseau des SUP - reseaudessup.fr. Courriel : nathalie.issenmann@univ-lorraine.fr