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CARTE BLANCHE AUX JEUNES CHERCHEURS

Salaheddine Mnasri

Trivialisation dans la recherche sur le cancer : étude ethnométhodologique

Article

Texte intégral

1Cet article fait partie d’une étude plus large qui réfléchit globalement autour de la question « Comment se construit le savoir ?», et qui agit localement en étudiant un nombre de pratiques de trivialisation dans les laboratoires de recherche sur le cancer. En se basant sur de multiples recherches citées dans la section 1.2 en bas, j’ai présupposé que l’étude des pratiques de trivialisation- en tant que telles- peut être une stratégie efficace pour comprendre des aspects inexplorés de l’apprentissage humain, dans un contexte organisationnel. La recherche initiale se penchait théoriquement sur la relation inextricable entre la communication et l’apprentissage. Empiriquement, nous passons à un niveau plus précis, et ce par le biais de l’étude de cas. Pour ce faire, j’ai opté pour une ethnométhodologie dans un laboratoire de recherche sur le cancer, en tant que choix aléatoire d’une organisation où l’on peut observer le savoir en cours de construction (Latour 1987). Je me suis particulièrement concentré sur un certain nombre de pratiques de trivialisation. Mon exploration de la dynamique de la trivialisation était un point d’entrée innovant pour examiner les aspects de l’apprentissage ou de la construction des connaissances collectives. En d’autres termes, je me suis stratégiquement concentré sur les pratiques de trivialisation, les considérant comme des éléments clés et uniques dans l’observation et l’analyse de la construction collective du savoir.

2Cet article focalise sur un cas spécifique de « trivialisation » caractérisant la construction du savoir dans le domaine de l’oncologie. C’est celui de la confiance démesurée aux machines et aux consommables utilisés. Reposant sur les explications faites par les chercheurs, cet article démontre d’abord que cette question n’a jamais été relevée auparavant (trivialisée) et expose les risques du biais émanant de cette trivialisation. Enfin une troisième partie souligne le rôle épistémologique de la détrivialisation provoquée par cette recherche en mettant en lumière l’efficacité de la technique de déstabilisation utilisée pour comprendre les fondements des faits scientifiques.

Explorer la trivialisation

Définition

3Par trivialisation, nous entendons dire banalisation (Trivialisation, 2018). Notre recherche a supposé que dans un laboratoire de recherche sur le cancer, quand je pose des questions sur des idées ou des pratiques qui ont été considérées comme anodines (sans importance ou banales), je donnerais l’occasion de repenser leur trivialité (leur insignifiance). Ainsi , mes questions constitueraient des expériences de déstabilisation au sens de Garfinkel 1967, et présentent donc des opportunités de détrivialisation. La détrivialisation est donc un néologisme que j’utilise pour faire référence à l’inversion de la trivialisation. Tout au long de cette recherche, pour éviter de dire « trivialisation ou détrivialisation» tout le temps, je peux substituer cette dernière expression par la forme suivante, à la fois en tant que nom ou gérondif : (dé)trivialisation.

Étude de cas : ethnomethodologie dans un laboratoire de recherche sur le cancer

4La présente recherche visait à explorer les pratiques de trivialisation dans un laboratoire de recherche sur le cancer, tout en focalisant sur les lieux communs (commonplace au sens de Garfinkel 1967). J’ai réalisé une observation participante pendant 18 mois, dans un laboratoire à Bruxelles. Les participants de cette recherche sont les suivants : 4 post-doctorants, 3 doctorants, le directeur ou le chercheur principal, 2 techniciennes et 1 étudiante en master. Au cours et à la fin de l’observation, j’ai effectué des entretiens individuels et collectifs autour de la question relative à la confiance faite aux machines et aux consommables. Enfin, j’ai effectué une analyse de discours en utilisant comme référence la méthode dite discursive psychology (Potter et Wetherell, 1987). Par conséquent, j’ai formulé la principale question de recherche comme suit : Comment les pratiques de (dé)trivialisation peuvent-nous être utiles à explorer la question de la construction collective du savoir ? À partir de cette question principale, j’ai généré trois questions corollaires : quel est le rôle de la trivialisation dans la construction collective du savoir dans ce laboratoire (favorable ou défavorable) ? Quel est le rôle de la détrivialisation - déclenchée par notre recherche - dans la construction collective du savoir au sein de ce laboratoire ? Et comment l’étude de la (dé)trivialisation peut-elle nous servir de nouvelle perspective sur la question de la construction collective du savoir ?

5Sur la base des études suivantes, la recherche a présupposé que la trivialisation est une pratique qui existe dans les laboratoires de recherche sur le cancer, comme dans tout autre contexte social : 1) l’expérience de déstabilisation dite breaching experiment de Garfinkel (1967) comme technique proposée pour rendre le trivial ou banal visible (to make the commonplace scenes visible) ; 2) la pensée de groupe dite Groupthink (Janis 1971 et 1982, Whyte 1952 et Whyte 1989) ; 3) la loi de la trivialité (Parkinson, 1958) ; 4) Les conclusions de Latour et Woolgar (1979) concernant les pratiques de « construction et de destruction des faits scientifiques » ; et 5) la Dissonance Cognitive (Festinger 1957 et 1962). Dans une perspective philosophique plus large, notre recherche aborde également les préoccupations de Feyerabend (1978) concernant les pratiques dogmatiques et sectaires des sciences modernes.

Résultats

6Premièrement, j’ai constaté que les participants tiennent pour acquis que les machines mesurent ce qu’ils cherchent à mesurer. Certains ont dit qu’ils ne se posaient pas de « telles questions » (we don’t ask ourselves these questions) et que tant que les machines avaient été recommandées par des pairs qui les utilisaient auparavant, elles devraient être valides. Certains ont dit qu’ils doutaient des machines, mais en discutant de leur doute, ils se référaient uniquement à leur fiabilité (les pannes et les problèmes d’étalonnage) et jamais au bien-fondé scientifique. Lorsque les participants ont insisté sur le fait qu’ils font leurs propres « vérifications» et « contrôles», j’ai centré mes questions sur la validité, en demandant des détails sur la façon dont les machines mesurent ce qu’ils veulent mesurer, mais aucun des participants n’a démontré qu’ils connaissent comment les machines utilisés fonctionnent. D’autres participants ont dit qu’ils font confiance aux machines, en supposant que ceux qui les ont fabriqué « ne sont pas stupides » (people who made them are not stupid) ; et que tant qu’ils en paient beaucoup pour les avoir, ils devraient être des machines efficaces (because we pay a lot for these machines).

7Deuxièmement, j’ai constaté que tous les consommables sont achetés prépréparés (cellules immortalisées, milieu, trypsine, plaques, réactifs, etc.). Pour témoigner de cela, ils ont d’abord utilisé des pourcentages de 75 % à 100 %, mais en avançant dans la discussion, ils ont tous dit à plusieurs reprises que « tout » est acheté readymade (préparé). Certains participants n’ont découvert qu’ils consomment autant que lors de mes entrevues individuelles. De plus, quand j’ai demandé s’ils faisaient confiance aux fournisseurs des consommables, ils ont dit sans aucune réserve qu’ils leur faisaient confiance, même si la question ne portait pas sur un produit en particulier. Ils ont à plusieurs reprises insisté sur le fait qu’ils font confiance à tous les fournisseurs de tous les produits, à l’exception de quelques petites erreurs de temps en temps. En répondant à ma question relative à la base de cette confiance, ils ont mentionné que les fournisseurs sont d’abord professionnels, puis compétents, et simplement dignes de confiance ; en supposant aussi que ces derniers n’ont aucune raison de tricher. Ils ont également dit (sauf une technicienne) que les fournisseurs sont plus fiables que leur propre laboratoire, car ils ont les moyens de fabriquer des produits exactes. De plus, tous les participants ont déclaré qu’ils ne vérifient pas les produits des fournisseurs. Certains ont précisé qu’ils peuvent seulement découvrir des altérations, si elles se produisent entre un lot et un autre. Plus important encore, tous les participants ont déclaré que si certains fournisseurs modifient systématiquement la composition de l’un des produits achetés, leur recherche serait ouverte à tout risque et ils seraient aveuglés (ne pouvant avoir aucune idée sur les conséquences des modifications).

8Troisièmement, lors des entretiens individuels, tous les participants ont trivialisé l’importance de la confiance démesurée dans les machines et les consommables. Ils ont justifié leurs avis par des propos explicites et non fondés, voulant dire encore une fois que les fournisseurs font leur travail correctement. En outre, les participants ont récurremment détourné la discussion vers ce qu’ils devraient faire à l’avenir, plutôt que de répondre à mes questions sur ce qui est en train de se faire. Les participants ont oscillé récurremment entre la défense de leurs pratiques vis-à-vis des cette confiance démesurée (trivialisation des risques) et la description des menaces réelles (détrivialisation des mêmes risques). Les stratégies discursives utilisées pour recadrer les contradictions ou les dissonances que j’ai signalées sont les suivantes : 1) utilisation systématique du pronom personnel « nous» lorsqu’ils ils se référent au contrôle qu’ils en ont sur certains aspects de leurs recherches (ex. We do our own checks and controls) ; et le passage systématique au pronom « vous » quand ils expriment leurs doutes et surtout en décrivant les faiblesses ou l’inefficacité de la pratique en question (ex. you’re blinded, you wouldn’t know). 2) Utilisation abondante de « parfois » et « aussi » (sometimes et also) pour joindre des idées incongrues, non pertinentes ou inconséquentes, ou encore pour esquiver la question ; 3) utilisation de la stratégie de « non mais oui » en étant systématiquement en désaccord avec toute critique relative à leurs pratiques, mais en convenant à la fin de l’entretien qu’ils devraient y repenser ; 4) utilisation de la stratégie de « oui mais non » (un seul participant) en s’accordant systématiquement avec les critiques de leurs pratiques, mais changer subitement de position à la fin de l’entretien en montrant un désaccord qu’il existe un biais et en mentionnant que le risque est calculé et que les paramètres sont contrôlés sans aucune justification à cette dernière position. Au cours de l’entretien collectif, les participants ont utilisé les mêmes stratégies que celles utilisées lors des entretiens individuels. Les chercheurs ont aussi : 5) évité d’être en désaccord sauf une fois, quand j’ai souligné que l’un des participants a dit une chose et l’autre le contraire ; 6) ils se sont interrompu, ils se sont soufflé des mots et se sont réciproquement soutenus par « oui » et « yes » même si le locuteur n’a pas encore terminé la plus simple des phrases ; 7) quand je signalais des contradictions, ils répondaient avec de nouvelles idées, s’interrompaient, se chevauchaient et relevaient remarquablement de volumes ; ce qui me suggère qu’ils sont intéressé par la défense de leurs pratiques plus que par l’amélioration de leurs connaissances.

Conclusions

9L’un des objectifs majeurs de la présente recherche était de réfléchir à l’utilité de la focalisation sur la (dé)trivialisation et surtout relativement à la question de la construction collective du savoir. Tout d’abord, le fait que presque tous les membres du laboratoire disent n’avoir jamais pensé à mes questions, bien qu’elles soient importantes (selon eux), suggère que les activités de connaissance des participants peuvent être collectivement affectées par une dynamique organisationnelle qui reste encore floue, mais qui met constamment en jeu leurs liberté de réfléchir différemment et d’une manière critique. Cette idée soulève une question sur l’apprentissage humain : dans quelle mesure, ces participants (les chercheurs)- étant dans un cadre organisationnel- sont-ils libres de savoir (de pratiquer la recherche) comme ils le devraient ? Cela pourrait être expliqué à travers ce que j’appelle la dynamique de l’automatisation des connaissances, étant donné que les participants cherchaient visiblement à converger, à se conformer et à ignorer les contradictions ; en particulier lors de l’entretien diachronique et collectif. Cette dynamique me semble similaire au phénomène de la pensée de groupe dite Groupthink de Janis (1982), qui se serait produit dans diverses organisations et qui aurait empêché les individus d’oser poser de nouvelles questions ou de pratiquer réellement leur propre activité de construction du savoir, soi-disant pour ne pas déstabiliser l’harmonie et l’homogénéité du groupe et pour continuer par conséquent à se sentir en sécurité. Peu importe le niveau d’éducation des membres du laboratoire ou leurs expériences respectives, aucun d’eux n’a été capable de remettre en question cette dynamique. À ce niveau, si nous considérons l’usage des machines et des consommables comme un élément organisant de ce laboratoire, je comprends à travers ceci que la culture organisationnelle prime sur la liberté individuelle de savoir.

10En termes méthodologiques, les questions de l’entretien étant basiques et accessibles (au moins pour moi), m’ont permis d’explorer les avis des scientifiques, me permettant notamment de déterminer les éléments de faible rhétorique (autrement dit, non scientifiques) incrustés dans leurs discours scientifiques (fondés, argumentés ou de forte rhétorique). De ce point de vue, il me semble judicieux d’étudier les bases des connaissances scientifiques des chercheurs à travers leurs pratiques d’explication en les incitant à expliciter leurs connaissances ; et en favorisant notamment l’analyse de discours comme outil méthodologique.

11Enfin, cette étude de ce cas de (dé)trivialisation étant cadrée par la théorie de « discursive psychology » m’a permis de distinguer trois niveaux de trivialisation et de faire un zoom avant et arrière sur ces niveaux qui entrent en jeu dans la construction du savoir : 1) le niveau (inter)organisationnel, étant donné que ces trivialisations sont des pratiques institutionnalisées et normalisées mondialement ; 2) le niveau individuel, à partir des éléments discursifs utilisés dans les entretiens individuels et qui témoignent de l’intéret de ces chercheurs à banaliser la question 3) le niveau de groupe, vu que lors de l’entretien collectif, il y a eu davantage de trivialisation même si les chercheurs ont paradoxalement développé des propos sur les dangers de ce biais émanant de la confiance démesurée aux machines et aux consommables.

Bibliographie

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Pour citer ce document

Salaheddine Mnasri, «Trivialisation dans la recherche sur le cancer : étude ethnométhodologique», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 15-Varia, CARTE BLANCHE AUX JEUNES CHERCHEURS,mis à jour le : 01/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=192.

Quelques mots à propos de : Salaheddine Mnasri

Université Catholique de Louvain, Laboratoire d’Analyse des Systèmes de Communication des Organisations, LASCO, salaheddine.mnasri@gmail.com