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ENQUÊTES, EXPÉRIENCES

Benoit Le Blanc et Hervé Le Guyader

« Le monde de Watson »

Article

Texte intégral

1Hotel Mandalay Bay, Las Vegas, 26 octobre 2016, 12 h 30, heure locale. La scène se déroule dans les interminables coursives de ce gigantesque hôtel du strip, plutôt haut de gamme. Deux populations bien distinctes se croisent en s’ignorant superbement.

2L’une est pressée, dynamique, en mouvement. Sac sur le dos, habillée plutôt cool mais chic, smartphone au bout de l’index, elle prépare un prochain rendez-vous ou consulte des données (numériques bien sûr). Elle se dirige, déterminée, vers la sortie de l’hôtel. Une flottille de cars l’attend pour la transporter à un mile de là, au T-Mobile Arena, où un groupe de rock chauffe déjà la salle de vingt mille places avant l’intervention de Ginny Rometty, PDG d’IBM.

3L’autre tribu semble ne pas partager grand-chose avec ces gens afférés. Plus lente, posée, elle semble profiter de la climatisation face aux températures étouffantes, des grands sols de marbre et des larges baies vitrées donnant sur la piscine à vagues. Il ne lui a pas coûté 2 800 $ par personne pour assister aux quatre jours de ce « World of Watson », conférence annuelle donnée par IBM pour célébrer les avancées scientifiques, technologiques et commerciales de son produit phare en matière d’intelligence artificielle, Watson. Elle visite donc, à son rythme et vêtue comme le touriste américain plutôt tout-venant, les différents espaces que sait lui offrir un hôtel casino à Las Vegas. Elle dépensera 20, 50 ou 100 $ pour se restaurer, elle visitera l’aquarium (son requin ! son varan !) de l’hôtel, elle rêvera devant la Corvette qui trône au milieu de machines à sous qu’un peu de chance au jeu, c’est sûr, lui permettra de décrocher. Elle rêve de changer son monde et elle ne sait pas qu’au même moment, mais dans l’autre sens, les milliers de congressistes et le staff d’IBM sont justement en train de le chambouler profondément, ce monde. En prenant l’avion pour Las Vegas, elle ne se doutait pas qu’elle croiserait sans les voir ceux pour qui le jackpot ne se cache pas dans un jeu de cartes ou un bandit manchot. Elle ne réalise pas encore que l’emploi qui lui a permis de s’offrir cette escapade en famille ou entre amis, n’existera vraisemblablement plus, en tout cas plus sous sa forme actuelle, dans… 1 an, 2 ans, 10 ans ?

4Car l’intelligence artificielle dont traite le World of Watson (WOW) n’est pas celle de Matrix, cette sorte d’intelligence universelle qui, une fois dépassées les capacités de son créateur (le fameux moment dit de singularité), décide d’asservir ou de détruire l’espèce humaine, jugée obsolète. Non, Watson travaille pour le bien de tous, mais cette vision apocalyptique d’une IA incontrôlée, à l’origine de nombreux films et de livres, justifie tout de même que certains acteurs de poids s’y intéressent de près. Pour paraphraser le philosophe Nick Bostrom, auteur du best-seller « Superintelligence », « Même si il n’y a qu’une chance sur un million que cela arrive, l’hypothèse de l’extinction de l’espèce humaine mérite qu’on y consacre quelques ressources ». D’où ces initiatives prises récemment par les acteurs clés du domaine : le partenariat que viennent de conclure Amazon, Google, Facebook, Microsoft et IBM pour une « Intelligence Artificielle au service de l’homme et de la société », ou encore l’initiative OpenAI lancée par Elon Musk (Tesla) et quelques autres, dotée d’un capital de départ d’un milliard de dollars.

5Watson n’est pas non plus l’IA attendue par les transhumanistes les plus radicaux, ceux qui ont opté pour l’éternité via le clonage de leur cerveau et un téléchargement de son contenu dans le (ou les) « véhicule » de leur choix. L’intelligence artificielle au sens de Watson, c’est celle qui transforme en profondeur, sans guère d’échappatoire, chaque entreprise, chaque industrie, chaque manière de travailler. Nous travaillons tous sur des données numériques ? Nous souhaitons accéder à ces données partout, grâce au Cloud ? Nous voulons enrichir ces données par d’autres données en provenance de capteurs, de caméras, de compteurs et autres objets connectés ? Et bien faisons-le, en y ajoutant qui plus est du calcul « intelligent ».

6Cette intelligence artificielle là est celle des algorithmes et de leur capacité à aider l’homme à prendre des décisions. La machine n’est pas là pour remplacer l’homme, mais pour être son « assistant cognitif » face à des situations de plus en plus complexes. Et c’est vrai que cette « hybridation » cognitique homme/machine est séduisante, tant les capacités de l’un et de l’autre sont (encore aujourd’hui) complémentaires : à l’être humain les facultés d’empathie, d’intuition, la capacité à gérer l’ambiguïté, l’émotion ; à la machine celles de pouvoir traiter des milliards de données, de les croiser, d’en déduire des motifs, des structures, de les présenter, de ne pas se fatiguer, de ne rien oublier.

7Cette « renaissance » de l’Intelligence Artificielle, après la déception provoquée par les limites des « systèmes experts » des années 60-90, a été rendue possible par l’atteinte concomitante de seuils déclencheurs pour trois phénomènes au développement exponentiel. Ces phénomènes concernent les données, le calcul et l’apprentissage machine. Pour les données, cela s’appelle le « big data » (« données massives » en volume, en vitesse, en variété). Désormais, tout dans nos activités et dans celles des objets manufacturés, génère des données ; 90 % des Zetta-octets actuellement disponibles de par le monde ont été produits il y a moins de deux ans ! Pour la performance des ordinateurs (que l’on croit ou non au règne absolu de la loi de Moore) on parle de HPC, pour Haute Performance de Calcul. Quant à la faculté qu’ont les machines d’apprendre sans cesse, on parle de « machine learning » et surtout du « deep learning », pour désigner les réseaux de neurones artificiels actuels, toujours en apprentissage supervisé par un opérateur humain, mais dotés maintenant de plusieurs niveaux de couches cachées rendant beaucoup plus efficace la segmentation de l’environnement perçu.

8En ce qui concerne Watson, la puissance de cette dernière faculté est décuplée du fait de sa capacité à absorber du contenu exprimé en « langage naturel » », c’est-à-dire à extraire de l’information et à en tirer du sens à partir de documents « banals », de photos, de vidéos, bien au-delà des données structurées qu’un capteur, qu’un objet connecté ou qu’un examen de type IRM peut générer.

9Ce dernier point est essentiel.

10Les applications de Watson au secteur de la santé sont impressionnantes et, reconnaissons-le, épatantes. Elles vont, dans un premier temps en tout cas, tirer parti de données structurées (séquençage du génome, résultats d’analyses médicales, capacité à intégrer jour après jour à son champ de connaissance les 600 études scientifiques en oncologie qui paraissent quotidiennement sur la planète). Invité sur la scène où, quelques jours auparavant, Mick Jagger (73 ans) et les Rolling Stones illustraient l’application du principe du « vieillir de façon active et en bonne santé », le professeur Satoru Miyano de l’université de Tokyo put ainsi présenter à Ginny Rometty et aux 17 000 congressistes présents ce qui, selon lui, démontrait la capacité de Watson à « changer le monde ». Une de ses patientes, diagnostiquée comme atteinte de leucémie myéloïde chronique et traitée comme telle, voyait son état de santé se dégrader de façon inéluctable, ses médecins s’avouant impuissants. Appelé à la rescousse, Watson (en fait, l’application Watson Genomics Analytics) mit dix minutes à comparer le génome séquencé de son cancer aux vingt millions d’articles scientifiques d’oncologie clinique dont il avait été nourri durant sa formation, puis à détecter la probabilité forte qu’il pourrait s’agir d’une forme extrêmement rare de leucémie, et à suggérer un nouveau type de traitement qui, une fois appliqué, entraîna la guérison de la patiente.

11Médecine préventive et aide au diagnostic figurent parmi les champs d’application les plus spectaculairement efficaces en matière d’aide à la décision, illustrant ce principe d’assistance cognitive offerte à l’homme.

12Mais que penser d’Alex Da Kid, jeune producteur britannique, lauréat de plusieurs Grammy Awards (obtenus pour ses collaborations avec Rihanna, Eminem, Dr Dre…), invité à partager sur la scène du T-Mobile Arena, après le professeur Miyano, son expérience avec Watson. Alex Da Kid avoue tirer son inspiration de « l’air du temps », des conversations qu’il capte autour de lui. Le Master en technologie audio obtenu à l’université de Thames Valley n’est sans doute pas étranger à sa curiosité scientifique, et c’est « tout naturellement » que lui est venue l’idée d’étendre son espace de récolte aux dizaines de millions d’articles, de blogs, de contenus à vocation sociale/culturelle publiés sur les réseaux sociaux ces cinq dernières années. Une fois donnés en pâture à Watson (à ses applications Watson Alchemy Language et Watson Tone Analyzer), Alex n’avait plus qu’à choisir parmi les résultats statistiquement prometteurs, et à demander à Watson Beat d’examiner la façon dont les hits les plus récents avaient été composés (rythmes, couleurs sonores, type d’instrumentation ayant « collé » à l’expression de telle ou telle émotion). Le résultat ? La chanson « Not easy » qui, de toute évidence, a cartonné sur Spotify dès sa sortie.

13Peu importe le jugement que l’on peut avoir sur cette chanson, on retiendra la capacité de la machine à absorber de telles quantités de pages exprimées en langage naturel, à les analyser et à proposer des pistes pré-rédigées d’inspiration à l’auteur.

14Sur le même registre, c’est à une démonstration « d’argumentation cognitivement assistée » que les participants à une des 1 500 sessions proposées lors du congrès pouvaient assister.

15L’idée : choisir un sujet se prêtant à controverse (« Faudrait-il rendre le tabac illégal ? ») puis, choisir une base de contenus écrits en langage naturel (4 millions d’articles de Wikipedia, pour les besoins de la démonstration), demander à la machine d’analyser tout cela et de proposer une première série d’arguments saillants en les rangeant dans une colonne « pour » et une colonne « contre ». Retenir alors parmi les arguments ceux avec lesquels on se sent le plus « en phase », opter pour une approche d’argumentation « pour » ou « contre » et finalement demander à Watson d’énoncer (oui, oui : à haute voix) ce qui, à l’issue de la démonstration, ressemblait fort à une première version d’une plaidoirie plutôt étayée.

16Ces trois exemples illustrent la façon dont des professions très diverses, dans les secteurs de la santé, de la création artistique et des professions juridiques, sont très directement concernées par l’apparition des applications dédiées d’intelligence artificielle. Ce ne sont plus seulement les tâches manuelles qui sont robotisées, les traitements fastidieux qui sont automatisés mais bel et bien des activités cognitives jugées jusqu’alors à forte valeur ajoutée qui sont maintenant impactées. La révolution numérique va bien au delà de nos smartphones, de nos réseaux sociaux et de nos e-achats.

17Aussi, la présence de dix-sept mille congressistes s’étant pour la plupart acquittés des droits d’inscription, les stands des dizaines de sociétés partenaires d’IBM Watson présentant leurs solutions d’assistance cognitive (“Deep learning as a service” !) disponibles dès aujourd’hui, les allées et venues des développeurs et start-upers à l’affût d’idées juteuses (“The business plans of the next 10,000 startups are easy to forecast : take X and add AI” – K.Kelly, Wired 2014), tout cela témoigne de la puissance de la recherche mondiale en ingénierie cognitique. On la devine déterminée à explorer ces nouveaux terrains et à repousser les frontières qui subsistent encore. Un mouvement est en marche, il affectera chaque profession, chaque entreprise, chaque industrie.

18Restent en effet pour les chercheurs en intelligence artificielle d’immenses défis à affronter, car ils doivent travailler sur l’ensemble des formes d’intelligence existant chez l’homme. Un système comme Watson va aujourd’hui exceller sur certaines d’entre-elles : l’intelligence rationnelle (raisonner par le calcul), l’intelligence naturaliste (classer des objets, définir des catégories), l’intelligence organisationnelle (assembler des informations disparates…), mais l’intelligence créative, l’intelligence émotionnelle, l’intelligence sociale… sont encore à l’heure actuelle l’apanage de l’être humain. Hommes et Machines ont encore une longue vie de couple devant eux. Il faut continuer à travailler la simplification des technologies pour en permettre un usage plus fluide par les humains (cela constitue l’UX pour User eXperience). Il faut aussi préparer le « réhaussement » de l’humain avec en ligne de mire l’hybridité entre hommes et systèmes (cela constitue l’HX pour Hybridity eXtension) déjà pratiquée inconsciemment par tous avec les smartphones, volontairement par certains avec des exosquelettes ou des implants cochléaires.

19Plus intéressante peut-être encore, la « cognitique collaborative », celle qui permet à une communauté (plus ou moins disparate) d’échanger (de façon formelle ou informelle), de créer des représentations partagées de situations complexes (singulièrement en cas de crise), d’élaborer et d’exprimer des éléments d’aide à la décision. Cette forme de cognitique, que nous appelons « KX » (pour « Knowledge eXchange ») à l’ENSC1 est encore en grande partie terra incognita pour les machines.

20L’invitation qui nous a été faite par IBM à participer au congrès World of Watson afin d’y étalonner le niveau de formation, de recherche et de transfert de nos écoles d’ingénieurs, nous conforte dans le sentiment que la recherche française peut jouer un rôle dans l’expression de ce futur. Watson se décrit en « 4 C ». Il y a comme on l’a vu Cloud, Content et Compute. Mais il y a aussi un quatrième C pour Conversation. Cette « conversation » prépare l’insertion de Watson dans ses relations aux humains : dans les ordres qui lui sont donnés, dans les rapports qu’il en retourne mais aussi dans les dialogues humains de façon beaucoup plus ordinaire. Les modalités de partage de connaissance, la construction de représentations négociées et plus généralement tout ce qui touche aux sciences de la communication font partie de ces boussoles, ou autres sextants nécessaires à l’exploration du KX.

21Cette nouvelle frontière ne se situe peut-être pas seulement aux confins du désert du Nevada. À nous de faire en sorte qu’elle passe, aussi, par nos laboratoires de recherche. Tout en gardant à l’esprit l’importance et la justesse de ce que confessait Keith Richards sur la scène du T-Mobile Arena, deux jours avant l’ouverture du World of Watson 2016, « I need love to keep me happy » !

Notes

1 École Nationale Supérieure de Cognitique, école d’ingénieurs de la Région Nouvelle Aquitaine, membre de Bordeaux INP et seule grande école d’ingénieurs française à former des ingénieurs en cognitique.

Pour citer ce document

Benoit Le Blanc et Hervé Le Guyader, «« Le monde de Watson »», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 13-Varia, ENQUÊTES, EXPÉRIENCES,mis à jour le : 08/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=339.

Quelques mots à propos de : Benoit Le Blanc

ENSC- Bordeaux INP (École Nationale Supérieure de Cognitique), INP, ENSC & IMS-UMR5218, Talence, France.

Quelques mots à propos de : Hervé Le Guyader

ENSC- Bordeaux INP (École Nationale Supérieure de Cognitique), INP, ENSC & IMS-UMR5218, Talence, France.