Aller la navigation | Aller au contenu

ENQUÊTES, EXPÉRIENCES

Sylvain Fleury, Éric Jamet et Marcela Patrascu

LOUSTIC : présentation d’une plate-forme recherche pluridisciplinaire innovante

Article

Texte intégral

1Le Laboratoire d’Observation des USages des Technologies de l’Information et de la Communication (LOUSTIC) est une plate-forme recherche pluridisciplinaire sur les usages des technologies de l’information et de la communication. Dans les projets de conception de produits innovants, LOUSTIC a pour objectif de placer l’utilisateur au centre de la démarche à travers des méthodologies spécifiques d’enquêtes, d’entretiens ou de tests d’usages. La plateforme favorise le travail collaboratif entre des laboratoires de disciplines diverses (issues des sciences de l’ingénieur ou des sciences humaines), mais aussi entre ces laboratoires et des industriels dans le cadre de projets de recherche plus appliqués. Les équipes de Loustic disposent à Rennes d’un appartement équipé pour l’observation des usages, mais aussi de salles de test et de matériels variés à Brest et Rennes, par exemple de dispositifs d’enregistrement des mouvements oculaires ou un simulateur de conduite. Ces ressources sont mises à disposition de chercheurs partenaires lorsque leurs travaux nécessitent des besoins spécifiques.

ECOMEDIA1 : Un exemple de projet de recherche mené avec LOUSTIC

2Dans le contexte de la numérisation généralisée de la chaîne de production et de diffusion des contenus médiatiques, ce projet a visé de façon générale la compréhension de l’ancrage des usages des nouveaux médias dans un écosystème médiatique en mutation. Il s’est donc agi d’étudier les façons dont l’utilisateur agence et négocie l’usage des nouveaux dispositifs médiatiques (portable, tablette numérique, applications presse pour smartphones, etc.) en fonction de la situation et du contexte d’usage.

3Deux types d’observations ont été privilégiés : en situation domestique artefactuelle (l’appartement LOUSTIC) et en contexte du travail.

4De quelle façon l’usager négocie-t-il son usage en œuvrant avec les paradoxes qui agissent dans la confrontation entre l’usage du dispositif médiatique, d’autres actions concomitantes, le contexte d’usage, des agencements interactionnels périphériques et des normes instituées ? De quelle façon les situations de travail se redessinent-elles dans le contexte de l’hyperconnectivité des employeurs et de l’invasion de l’environnement du travail par les TIC mobiles ? Comment l’hyperconnectivité professionnelle et privée redessine-t-elle les frontières du travail et du hors-travail.

Méthodologies adaptées aux contextes d’observation

5Les expérimentations visant à faire ressortir les façons dont les usages des TIC mobiles s’ancrent dans les pratiques domestiques ont été menées dans l’appartement Loustic. Il s’agit d’un appartement témoin, équipé de plusieurs terminaux médiatiques (télévision, ordinateur, tablette), mais également d’une régie vidéo permettant un suivi très détaillé des comportements des utilisateurs (plusieurs caméras mobiles, macro-zoom). L’analyse des mises en situation d’usage s’est basée sur un dispositif méthodologique bifocal qui articulait deux prises de vue : une paire des lunettes-caméra portée par l’usager (vue subjective) et une caméra filmant l’interaction avec le système d’un point de vue plus large2. Les douze usagers ont ensuite été impliqués dans l’analyse des données audiovisuelles recueillies lors des entretiens d’auto-confrontation.

6Les expérimentations menées dans la deuxième étape du projet de recherche avaient comme objectif la compréhension du phénomène d’appropriation de ces dispositifs médiatiques mobiles dans l’environnement du travail. Afin de répondre à ces problématiques, une méthodologie combinatoire a été mise en place, fondée à la fois sur des fiches-activité-temps3 et des entretiens d’explicitation avec quatorze employés hyperconnectés. Les fiches remplies au fur et à mesure par les quatorze participants à l’enquête comportaient l’inscription de leurs activités professionnelles, mais aussi les interruptions diverses liées à tout ce qui tient du hors-travail : contact avec un proche, consultation des réseaux sociaux et plateformes de partage des vidéos, lecture de la presse, consultation de blogs, écoute de la musique, etc. Les entretiens d’explicitation, proches des entretiens d’auto-confrontation, ont permis d’éclairer les manières dont les activités en apparence coupées du travail influent sur l’organisation des espaces-temps professionnels.

Résultats des expérimentations : L’environnement comme composante de la situation d’usage

7Les premières analyses ont permis de tirer le constat de la diffusion généralisée des dispositifs médiatiques numériques mobiles qui tend aujourd’hui à exercer des transformations transversales aux différents domaines d’activité professionnelle ou domestique. L’appropriation de ces dispositifs médiatiques exige de prêter une attention particulière à la réalité complexe de mutations et transformations constatées. D’abord, la mobilité des dispositifs de type Smartphone et tablette numérique provoque une rupture décisive dans l’organisation spatio-temporelle des pratiques médiatiques des utilisateurs. Le pluri-usage médiatique de ces dispositifs engage également des mutations en termes d’organisation technique des pratiques médiatiques auparavant circonscrites : un dispositif/une pratique. Les dispositifs expérimentaux déployés dans ce projet ont également permis d’isoler et de spécifier diverses composantes info-communicationnelles des pratiques médiatiques émergentes ; composantes échappant usuellement aux études d’usage plus traditionnelles : surgissement de l’environnement dans la construction des potentialités d’action et pesanteur des normes dans la construction des permissions d’action.

8Les expérimentations déployées dans les deux contextes d’usages différents ont permis d’analyser le triangle interactionnel usager/dispositif technique/environnement. Ces appareillages ont ainsi permis d’observer comment, dans l’ici et le maintenant de la situation d’usage, l’environnement en devient une composante. Dans les deux étapes, la manière dont les arbitrages entre différents usages médiatiques sont étroitement articulés à des situations et des ressources présentes dans les environnements socialement construits qui configurent (sans les déterminer) en amont ces usages a pu être observée.

Réappropriation d’un environnement faussement familier

9Lors des expérimentation menées dans l’appartement Loustic l’usager est obligé de prendre en compte les affordances (Gibson, 1977) inscrites dans cet environnement domestique certes « classique » mais non-familier. L’analyse séquentielle des enregistrements vidéo et leur co-analyse lors de l’étape de confrontation aux données vidéo montre, par exemple, que les usagers en situation d’usage à l’intérieur de l’appartement LOUSTIC se construisent, des « pseudo-cabines » d’usage de circonstance en fonction de critères préétablis. L’usager fait tout d’abord une évaluation des lieux en fonction de ses habitudes d’usage : structure de l’appartement, aménagement intérieur du mobilier, emplacement des différents dispositifs médiatiques (télévision, ordinateur), ambiance sonore, etc. Par rapport à ces dispositions, l’usager cherche par la suite à se construire une niche d’usage en confrontant en permanence ses critères pré-établis avec la possibilité de leur mise en pratique dans un environnement faussement familier. Notre analyse des comportements d’autres usagers montre que ceux-ci réinventent des lieux d’usage inédits en se réappropriant le « mobilier » de l’appartement témoin mais aussi en se recréant des ambiances plus personnelles (Loneux, Patrascu & Sarrouy, 2013). L’usager œuvre alors avec cet environnement, et déconstruit en permanence sa non-familiarité, dans sa dimension « concrète et sensible » (Merleau-Ponty, 1956). Les pseudo cabines de circonstance construites par plusieurs de nos participants à l’enquête sont exemplaires en ce sens. Ils changent d’emplacement à plusieurs reprises pour finalement prendre appui sur l’environnement objectal existant (un fauteuil situé à proximité d’une plante d’appartement assez imposante, les accoudoirs du canapé) et sur le potentiel offert en termes d’ambiance possible (certains allument la télé, d’autres mettent de la musique), afin de se construire une certaine intimité d’usage.

Des employés hyperconnectés dans un environnement déconnecté

10Les situations observées dans la deuxième étape du projet ont permis de mettre en évidence comment l’environnement de travail dans sa dimension normative devient une condition et une composante de la situation d’usage.

11Dans les organisations étudiées, diverses stratégies de contrôle managérial visaient à construire une délimitation plus stricte des espaces-temps professionnels et à réduire la « contamination de l’espace-temps du travail par quelque occupation privée » (Sarrouy, Patrascu & Loneux, 2014). On peut citer par exemple, l’impossibilité de connexion à l’Internet dans une agence de communication, le brouillage du signal 3G des Smartphones dans une entreprise spécialisée dans la modélisation 3D, l’interdiction de garder le téléphone portable sur soi dans une grande enseigne de parfumerie…

12La déconnexion impose, entre autres, la mise en place de diverses stratégies de détournement et de reconnexion avec l’espace privé, vu alors comme une échappatoire par rapport au monde du travail. L’analyse des enregistrements et des fiches activités-temps témoignent en effet de ce que la plupart des employés mettent en place une multitudes de stratégies cachées, bricolés de sortie-du-travail durant les heures de présence effectives sur les lieux de l’entreprise : consultation du courriel personnel, des réseaux sociaux, des blogs, des sites de partage de vidéos, de la presse via des applications mobiles, ou de visionnage de la TV mobile lors des manifestations sportives importantes, via notamment leur Smartphone.

Conclusion

13Cette recherche a permis d’éclairer les manières dont l’environnement dans sa dimension matérielle, sensible mais aussi sociale et normative devient une composante de la situation d’usage. En termes d’analyse des pratiques des TIC dans le contexte du travail, cette enquête a permis de mettre en évidence les reconfigurations des espace-temps professionnels et le recouvrement des espaces-temps du travail et du hors-travail. Elle a également permis de révéler les stratégies de contrôle qu’essayent d’imposer les dispositifs managériaux et les multiples bricolages de subordination qu’ils appellent de la part des salariés.

14Ce projet amène également à une réflexion sur les limites inhérentes à notre protocole expérimental (Loneux, Patrascu & Sarrouy, 2013) et d’envisager quelques possibilités d’amélioration comme par exemple le redoublement des données audiovisuelles recueillies au moyen d’une capture automatique des actions de l’utilisateur sur l’écran du terminal et l’importance des observations inscrites dans l’environnement matériel et temporel quotidien et « naturel » de l’usager.

Bibliographie

Gibson, J.-J., (1977), « The theory of affordances », in Shaw R. and Bransford J., ed., Perceiving Acting and Knowing Toward an Ecological psychology.

Loneux C., Patrascu M., Sarrouy O., (2013), « Enjeux, apports et limites d’un dispositif expérimental audiovisuel : le cas des lunettes-caméras ESSACHESS – Journal for Communication Studies, vol.6, N° 1 (11)/2013

Merleau-Ponty M., (1945), Phénoménologie de la perception. Paris, Gallimard

Patrascu M., (2011), L’expérience de la télévision sur le téléphone portable : pratiques émergentes en contexte de convergence multimédia (Thèse de doctorat). Université Rennes 2.

Pène S., (2005), « La « Vie des hommes infâmes » dans la société de disponibilité », Études de communication, n° 28, pp. 107-123.

Quéré L., (2001), « La structure cognitive et normative de la confiance », Réseaux, vol. 4, n° 108, pp. 125-152.

Rouch J.-P., (2006), « Cahiers-temps et chronostyles, une approche compréhensive des emplois du temps », in Les temporalités dans les sciences sociales, J. Thoemmes et G. de Terssac (dir.), Paris, Octarès.

Sarrouy, O, Patrascu M., Loneux C., (2014), « Dispositifs numériques mobiles et restructuration des espaces/temps professionnels », Dans Parinni, S. (2014) Communications organisationnelles, management et numérique, L’Harmattan, (à paraître)

Notes

1 Projet de recherche dirigé par Catherine Loneux, Marcela Parascu et Olivier Sarrouy (laboratoire PREFics/Université Rennes 2)

2 Patrascu Marcela, 2011. L’expérience de la télévision sur le téléphone portable : pratiques émergentes en contexte de convergence multimédia (Thèse de doctorat). Université Rennes 2.

3 Rouch Jean-Pierre, 2006. « Cahiers-temps et chronostyles, une approche compréhensive des emplois du temps ». une approche compréhensive des emplois du temps », in Les temporalités dans les sciences sociales, J. Thoemmes et G. de Terssac (dir.), Paris, Octarès.

Pour citer ce document

Sylvain Fleury, Éric Jamet et Marcela Patrascu, «LOUSTIC : présentation d’une plate-forme recherche pluridisciplinaire innovante», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 10-Varia, ENQUÊTES, EXPÉRIENCES,mis à jour le : 20/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=676.

Quelques mots à propos de : Sylvain Fleury

Coordinateur scientifique LOUSTIC

Quelques mots à propos de : Éric Jamet

Université de Rennes 2, Directeur du laboratoire breton d’observation des usages des TIC (LOUSTIC)

Quelques mots à propos de : Marcela Patrascu

Université de Rennes 2, Llaboratoire Prefics