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> Axe 4

Olivier Ertzscheid

Du pinceau de la contribution à l’échelle de la participation

Article

Texte intégral

La sémantique des usages

1Participer, collaborer, contribuer, coopérer, consulter. Autant d’instanciations sémantiques des modalités actuelles servant à qualifier et à décrire les usages massifiés du web.

2D’après le Trésor de la langue française1, la « contribution » peut être définie comme la « part apportée à une œuvre commune ». En l’occurrence, cette œuvre commune sera constituée par le web ; la « collaboration » est « la participation à l’élaboration d’une œuvre commune ». La proximité sémantique des deux termes est évidente, même si dans le contexte du web 2.0 il est possible d’envisager des formes de collaboration non-nécessairement contributives. La collaboration relèverait alors davantage de l’engagement, et la contribution, de l’action. La « consultation » est « l’action de consulter quelque chose, de l’examiner pour y chercher un renseignement, une information, une indication ». Toute dimension d’altruisme ou de construction d’un but ou d’une œuvre commune est ici évacuée. Enfin la « participation » est « l’action de participer à quelque chose » en - deuxième sens - « manifestant une adhésion, une complicité, une conscience d’ordre intellectuel ».

Échelles collaboratives

3Les études et les échelles « social technographics » du cabinet Forrester2 sont des outils qui permettent de mieux qualifier les différents modes d’interaction en ligne et d’observer leur évolution au fil du temps. Cette échelle propose une typologie autour de 7 types d’interactions en ligne, des moins aux plus impliquantes :

  • les inactifs (aucune interaction)

  • les « spectators » (qui se contentent de lire d’écouter et de visionner des contenus en ligne).

  • les « joiners » (qui maintiennent un profil sur des réseaux sociaux et en consultent d’autres)

  • les « collectors » (qui ajoutent des « tags », utilisent des fils RSS et utilisent les systèmes de « votes » ou étoiles)

  • les « critics » (qui postent des avis, des commentaires, sur les blogs, dans les forums, qui rédigent des revues - reviews - de livres ou de produis culturels).

  • les « conversationalists » (qui utilisent principalement leurs « status » en termes de publication, d’avis ou de commentaire)

  • les « creators » (qui ont une activité de rédaction et de publication ou de chargement - « upload » de contenus)

  • Cet article met en perspective diachronique quatre de ces études : 4e trimestre 20063, 4e trimestre 20094, 2nd trimestre 20105 et, pour la plus récente, 3e trimestre 20116.

4La première correspond au moment où le « volet social » du web a réellement commencé à s’installer dans les usages, comme le rappelle Wikipédia dans sa page consacrée au « web 2.0 »7 : «Cette expression utilisée par Dale Dougherty en 2003, diffusée par Tim O’Reilly en 2004 et consolidée en 2005 avec le position paper « What Is Web 2.0 » s’est imposée à partir de 2007. » La dernière s’inscrit dans un web qui fait la part belle aux applications et à la multiplication des terminaux mobiles, mais également à la structuration d’une offre métier autour des problématiques communautaires dans le marketing (community manager), ainsi qu’à une prégnance essentielle de la collecte et du traitement de larges corpus de données (Big Data, Data Analyst, Dataviz).

Web consultatif, participatif et contributif

5Nous définirons comme « contributifs » les comportements en ligne les plus qualifiés (en terme de compétence ou de niveau d’interaction) et s’inscrivant dans une logique de production de contenus originaux (« creators » et « conversationnalists »). Nous définirons comme « participatifs » les comportements en ligne se résumant à des opérations documentaires apparentées à l’indexation, au commentaire ou à l’amélioration (wiki par exemples) de ressources existantes (« collectors » et « critics ») avec valeur de post-production. Nous définirons comme simplement « consultatifs » les comportements en ligne à seule visée exploratoire, c’est à dire apparentés à l’acte de lecture (« spectators » et « joiners »).

Observations générales

6Pour une meilleure lisibilité, les pourcentages « relatifs » des études Forrester ont été ramenés en pourcentage « absolus », de manière à ce que la somme des différents segments soit égale à 100 %.

Qualification des différents types d’intéraction en ligne depuis l’avènement du web 2.0 (à partir des données de l’études Social Technographics du cabinet Forrester)

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Ertzcheld Olivier, http.affordance.info, 6 octobre 2010.

7Les données de l’étude fin 2011 de Forrester8 donnent les chiffres suivants :

8Inactifs : 14 % ; Spectators : 73 % ; Joiners : 68 % ; collectors : 23 % ;Critics : 36 % ; Conversationnalists : 36 % ; Creators : 24 %

9Soit en pourcentages absolus :

10Inactifs : 5 % ; Web consultatif : 51,5 % (Spectators : 26,5 % ; Joiners : 25 %) ; Web participatif : 21,5 % (collectors : 8,5 % ; Critics : 13 %) ; Web contributif : 21 % (Conversationnalists : 13 % ; Creators : 9 %)

4 enseignements

11De plus en plus d’internautes sont « impliqués », même si cette implication est, pour moitié, à seule visée consultative (activité de lecture).

12Premier enseignement, la part des inactifs, dominante aux commencements du web 2.0 (plus de 30 % en 2006), s’est drastiquement réduite pour se stabiliser et ne plus concerner qu’environ 5 % des internautes fin 2011.

13Second enseignement, le web « participatif », qui rassemble les activités documentaires (ou méta-documentaires) d’indexation (collaborative ou non - folksonomies), de commentaire, de vote qualitatif, ou d’écriture collaborative sur des contenus produits par d’autres, même s’il est régulièrement en très légère baisse conserve une part relativement constante, à hauteur d’un peu plus de 20 % des usages (21,5 % fin 2011)

14Troisième enseignement, le web « consultatif » explose en passant de 34 à plus de 50 % des usages et semble stabilisé à cette hauteur (51,5 % fin 2011)

15Enfin, les usages réellement « contributifs » de publication, de mise en ligne de contenus et d’activité « profilaire » ou visant à initier des conversations sur différents types de réseaux sociaux, s’ils peuvent apparaître assez faibles, sont proportionnellement ceux qui augmentent le plus en étant presque multipliés par 3, passant de 8 % en 2006 à plus de 21 % en 2011. La prégnance des écosystèmes (Twitter et Facebook notamment) dans lesquels profils et statuts sont au centre de l’ensemble des interactions suffit à expliquer cette croissance.

Un cycle documentaire réparti

16Le web compte donc autant de gens qui produisent de contenus que de personnes exerçant sur lesdits contenus une activité de nature documentaire. Un monde à l’équilibre entre ceux qui exercent une autorité (au sens « d’auteur ») et ceux qui « balisent », qui « labellisent », ceux qui autorisent nos parcours, qui supportent nos navigations. Pas encore une « intelligence collective » (au sens de Pierre Lévy), mais un cycle documentaire semblant à l’équilibre, un monde dans lequel, comme le dit Bernard Stiegler9 (presque) tout le monde « produit des méta-langages », mais sans le savoir, à la manière d’un monsieur Jourdain de la documentation. Et un formidable « terrain » scientifique pour les sciences de l’information. Barthes écrivait déjà (Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 76) : « Le Moyen-Age, lui, avait établi autour du livre quatre fonctions distinctes : le scriptor (qui recopiait sans rien ajouter), le compilator (qui n’ajoutait jamais du sien), le commentator (qui n’intervenait de lui-même dans le texte recopié que pour le rendre intelligible), et enfin l’auctor (qui donnait ses propres idées en s’appuyant toujours sur d’autres autorités). » Le web rétablit l’essentiel de ces fonctions, à une échelle inédite qui nécessite d’étudier, de mesurer et de qualifier le réagencement de ces énonciations documentaires et documentées.

Dans l’ombre des silos

17Pas question pour autant de sombrer dans l’irénisme. Ni de faire l’impasse sur le développement d’un web d’écosystèmes propriétaires reposant essentiellement sur des internalités (web des silos). Chaque écosystème à intérêt à maintenir cet équilibre entre une moitié de « spectateurs passifs » et une autre de participants plus ou moins engagés, comme il a intérêt à favoriser et à augmenter la part des niveaux participatifs, et particulièrement celle des « critics », ces derniers étant en effet au centre du modèle de plus en plus prégnant de la publicité contextuelle10.

18Le risque est que cet ensemble de modalités, reposant par nature sur la possibilité de recours permanent à des externalités documentaires stables, ne soit à terme condamné par un modèle dans lequel la publicité semble être le dernier vecteur de porosité entre des écosystèmes de plus en plus fermés. Sans ces externalités documentaires instituées, sans la possibilité de naviguer en dehors de parcours publicitaires préétablis11, c’est l’ensemble même des processus contributifs et collaboratifs qui pourrait être à terme entièrement redéfini, cédant la place à une majorité d’interactions de très bas niveau et de très mauvaise qualité (kakonomie12) sans garantie de bénéfice pour les acteurs aujourd’hui dépositaires d’une large majorité de ces interactions.