Aller la navigation | Aller au contenu

FORMATION

Marie-Caroline Heïd et Frédéric Marty

Le Marathon du web : acquisition d’une culture professionnelle dans une démarche pédagogique par projet

Article

Texte intégral

79-91

1Le Marathon du web a été initié en 2016 suite à une rencontre fortuite de la co-responsable du parcours Communications Numériques et Organisations (CNO) du master Info-Com et celle du master Mathématiques et Informatique Appliquées aux Sciences Humaines et Sociales (MIASHS) lors des présentations de nos formations de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 au Salon de l’Étudiant. Sandra Bringay (alors responsable du master MIASHS) souhaitait mettre en place un hackathon1 sur la base d’une expérience de « Marathon du Multimédia » proposée par le département MMI de l’IUT de Béziers. La complémentarité entre le parcours MIASHS et Inf-Com lui semblait intéressante à investiguer pour proposer à des commanditaires des réalisations en data science et en communication. Le premier Marathon s’est tenu cette même année universitaire, encadré par une équipe pédagogique mixte composée de Sandra Bringay et Sophie Lèbre pour MIASHS ; Catherine De Lavergne et Marie-Caroline Heïd pour Info-Com.

2Depuis cette première édition, le format du Marathon du web s’est stabilisé autour d’une semaine qui réunit les 25 étudiants du Master 1 de chaque promotion pour constituer sept équipes mixtes (CNO/MIASHS) devant répondre à l’un des sujets proposés par des commanditaires2. Chaque année, les équipes doivent réaliser des productions propres à chaque parcours : affiche, flyer, vidéo de promotion du projet pour CNO et base de données, traitements statistiques et informatiques, visualisations associées pour MIASHS. Les étudiants des deux promotions réalisent aussi un site web ou une application mobile en collaboration. La semaine est rythmée par divers rendus intermédiaires et se conclut par des temps de présentation publique des productions. À titre d’exemple, lors de l’édition 2021-2022 un groupe devait travailler sur les nombreuses données d’utilisation de l’application mobile Pl@ntNet pour développer un projet de science participative (réalisation de tutoriels vidéo et de visuels pour promouvoir le projet) et un autre devait enrichir un service de Data Terrae à destination de professionnels du eSport pour améliorer leurs performances grâce à l’analyse de diverses données issues de leurs prestations.

3Dans le cadre de cet article nous souhaitons interroger la portée professionnalisante et les compétences acquises par les étudiants grâce à ce projet pédagogique, associant deux formations universitaires et des acteurs issus du monde professionnel, dans un temps limité. Aussi, cet article propose de répondre à la question suivante : Quels sont les facteurs d’un dispositif pédagogique inscrit dans une démarche par projet en lien avec des acteurs socioéconomiques qui permettent de favoriser l’acquisition de compétences professionnelles ? Nous nous baserons sur l’analyse d’un ensemble de modalités d’évaluation du dispositif pédagogique portant sur les éditions 2020-20213 et 2021-20224 du Marathon du web portées par Sophie Lèbre et Pierre Lafaye de Micheaux pour MIASHS et Fréderic Marty et Marie-Caroline Heïd pour le parcours CNO.

4Dans un premier temps, nous précisons la nature pédagogique du Marathon du web et détaillons sa mise en œuvre, puis nous analysons les évaluations individuelles et anonymes du dispositif par les étudiants en CNO ainsi que le compte-rendu des bilans collectifs de chaque équipe mixte. La dernière partie de l’article sera consacrée à l’analyse transversale de nos résultats, à la lumière des retours des commanditaires et de la nature pédagogique du projet.

Mise en œuvre et organisation du projet pédagogique

Préparatifs et constitution des équipes

5Le Marathon du web se déroule généralement au milieu du second semestre, mais commence bien plus tôt pour l’équipe enseignante qui se réunit une première fois vers le mois d’octobre de l’année précédente pour initier les premières démarches. Il s’agit dans un premier temps de lancer l’appel à sujets relayé à l’ensemble de nos contacts et sur différents réseaux professionnels locaux en lien avec la communication ou le numérique. La plus grande difficulté repose sur la nécessité de trouver des sujets qui réunissent des enjeux en termes de communication, mais aussi en termes de data science, avec une base de données conséquente et déjà existante.

6Ensuite, chaque filière présente le Marathon à ses étudiants et constitue sept sous-équipes dans chaque master. En CNO, trois rôles sont proposés (coordonnateur-rédacteur, graphiste et concepteur audiovisuel) et sont définis sur la base des compétences de chacun. Dans cet objectif, nous soumettons d’abord aux étudiants un test de positionnement individuel, dans lequel ils détaillent leurs compétences, savoir-être, leurs points forts et points d’effort. Nous leur demandons aussi de décrire la place qu’ils occupent habituellement dans les groupes de travail, leur vision d’une équipe collaborative efficace, etc. À partir de leurs réponses, nous leur soumettons une proposition de liste des coordonnateurs-rédacteurs pressentis, établie à partir de leur vision du travail collaboratif, mais aussi à partir de leurs compétences rédactionnelles. Une fois cette première liste stabilisée, nous demandons aux sept coordonnateurs de quitter la salle et nous invitons les autres étudiants à réaliser une carte mentale permettant de mettre en valeur leurs points forts dans les deux autres rôles, « audiovisuel » et « graphisme ». Nous leur demandons d’indiquer : en quoi cette compétence a été attestée par des enseignements ou diplômes ? En quoi elle a été reconnue par des professionnels (stages, projets étudiants…) ? En quoi elle a été sollicitée par des pairs ou publics non-experts (bénévolat, projets personnels…) ? Puis nous les laissons libres de choisir, d’organiser et de mettre en forme les autres branches de leur carte mentale. Une fois terminée, les étudiants quittent le cours, nous disposons l’ensemble des cartes mentales anonymes au sol et nous faisons entrer à nouveau les coordonnateurs-rédacteurs. Ces derniers choisissent les deux personnes qui compléteront leur équipe. Nous insistons sur la nécessaire complémentarité des deux profils retenus, en lien également avec leurs propres compétences. Les sept équipes en Info-Com ainsi constituées, nous organisons ensuite la rencontre entre les deux promotions pendant laquelle nous formons les équipes mixtes (MIASHS/Info-Com), par tirage au sort. Puis nous présentons les sept sujets aux étudiants et demandons aux chefs d’équipe d’indiquer l’ordre de préférence de ces sujets. À partir de ces choix, nous attribuons un sujet à chaque groupe, en tirant au sort lorsque l’un d’entre eux est choisi par plusieurs équipes. Notons que nous n’indiquons pas les sujets retenus aux étudiants avant le début du Marathon, pour ne pas perdre l’esprit « hackathon ».

Organisation durant la semaine du Marathon du web

7Les sept équipes sont réparties dans trois salles tout au long de la semaine. Le Marathon débute par une rencontre avec le commanditaire afin que ce dernier puisse préciser les attendus du projet, donner des informations complémentaires, etc. Cette première matinée est aussi un temps de rencontre entre les étudiants des deux promotions au sein des équipes. Nous les incitons alors à s’organiser : formaliser un rétroplanning, mettre en place des outils de communication et de gestion de projet, etc. Ces derniers sont libres de choisir les dispositifs de leurs choix. Précisons que nous mettons aussi en place chaque année un serveur Discord, outil que nous privilégions pour échanger avec chaque équipe et leur donner des informations au fur et à mesure de la semaine. Chaque groupe doit y déposer quotidiennement une synthèse du travail fourni pour que le commanditaire et l’équipe enseignante puissent suivre quotidiennement les avancées. Tout au long de la semaine, les enseignants des deux formations organisent des roulements de passage dans chaque salle pour s’assurer que les étudiants répondent bien à la commande, pour les conseiller et répondre à leurs questions. Des séances de coaching, réalisées par des intervenants professionnels des deux formations, sont également prévues. Les deux coachs en Info-Com consacrent trois quart d’heure à chaque équipe en milieu de semaine, l’un pour les conseiller sur leurs réalisations graphiques et l’autre sur la conception de la vidéo.

8Concernant le calendrier et les rendus, les étudiants doivent fournir à l’équipe pédagogique les productions print le mercredi soir, afin de les transmettre à l’imprimerie et de pouvoir disposer des 200 exemplaires de flyers et de trois affiches en format A1 le vendredi matin. Les autres rendus, productions des étudiants en MIASHS et vidéo de promotion du projet pour les CNO, doivent être fournis le jeudi soir. Le vendredi est consacré à la présentation des projets et se divise en deux grandes parties. D’abord, pendant la matinée, nous mettons à disposition de chaque équipe un stand et des grilles sur lesquelles ils affichent leurs productions. Les étudiants de MIASHS présentent alors la démo du site web ou de l’application et ceux de CNO présentent leurs flyers, expliquent leurs choix graphiques, présentent la vidéo promotionnelle du projet, etc. De notre côté, nous incitons les équipes pédagogiques et les étudiants de licence et master des deux filières – et de l’université plus largement – à venir découvrir les productions des différentes équipes. Ils parcourent alors les stands et sont invités à voter pour les productions qu’ils trouvent les plus abouties. Ce système de vote est dupliqué en ligne et nous atteignons parfois 800 « votes du public » pour ces premières présentations, chaque équipe diffusant le lien à ses propres réseaux. L’après-midi, les étudiants sont amenés à présenter leur travail selon une autre modalité : une soutenance de vingt minutes, à destination de l’équipe pédagogique du Marathon, des commanditaires et des autres étudiants. Les porteurs de projets sont alors invités à donner leur avis sur le travail fourni tout au long de la semaine.

9En fin d’après-midi, l’équipe pédagogique se réunit pour évaluer les productions et soutenances des différentes équipes en prenant aussi en compte les « votes du public » du matin, et effectue un classement des groupes. Nous proposons ensuite aux responsables des deux UFR d’annoncer le podium des trois groupes gagnants, s’ensuit alors un cocktail pour un temps d’échange plus informel entre les étudiants, les professionnels et les équipes pédagogiques.

Bilan et évaluation du dispositif pédagogique

10La semaine qui suit le Marathon, deux bilans viennent ponctuer ce dispositif. D’abord, nous soumettons aux étudiants du master CNO un formulaire en ligne à compléter de manière anonyme principalement composé de questions ouvertes du type « Que vous a apporté le Marathon du web d’un point de vue personnel ? », « Quelles sont vos remarques sur la constitution des groupes ? ». Nous cherchons à recueillir leurs retours sur différents éléments : leur avis global sur le dispositif, l’organisation, la constitution des groupes mais aussi les apports du Marathon, les difficultés rencontrées ou encore leur expérience de travail en groupe collaboratif interdisciplinaire. Ensuite, nous réunissons à nouveau les étudiants des deux promotions la semaine qui suit le Marathon pour une heure de bilan collectif. Dans ce cadre, chaque équipe se retrouve et a pour consigne de se mettre d’accord, dans un temps limité, sur « trois arguments pour vendre le Marathon aux prochaines promotions » et « trois arguments pour le critiquer ». Enfin, nous les invitons à formuler un slogan représentatif de la dynamique de l’équipe tout au long du projet.

L’expérience du Marathon du web : apports et limites du point de vue des étudiants

11Cette partie s’appuie sur l’analyse des évaluations du dispositif pédagogique par les étudiants pour les éditions 2020 et 2021 du Marathon du web. Le bilan s’avère largement positif : à la question « avez-vous apprécié le dispositif ? », sur 35 réponses, aucun ne répond « non », 6 répondent « oui et non » et 29 répondent « oui ». Nous avons ensuite réalisé un codage des réponses aux sept questions ouvertes des questionnaires individuels soumis aux étudiants en Info-Com (n = 35 sur deux ans) et des retours collectifs (en équipe mixtes MIASHS/Info-Com ; n =14), pour dégager les apports du dispositif pédagogique et les difficultés rencontrées par les étudiants. Quatre grandes catégories en lien avec notre problématique se dégagent du codage : la gestion de projet dans un temps contraint, la compréhension des contraintes professionnelles en situation réelle, l’opportunité de tester ses compétences dans un travail d’équipe et l’expérimentation du travail collaboratif et coopératif.

Gérer dans un temps contraint par le projet

12Dès la présentation du projet pédagogique et des divers attendus, les étudiants sont à la fois motivés et quelque peu angoissés par le temps imparti : une semaine entière dédiée au projet leur semble tout à la fois conséquent et rapide. Les compétences acquises ou travaillées qu’ils identifient sont alors en lien avec la gestion de ce temps contraint. De manière positive, ils notent que le temps imparti et la façon dont il est cadencé les a amenés à rythmer leur « effort de manière homogène »5, à « avoir du recul rapidement » et à être davantage « efficaces », « réactifs », « proactifs », « rapides » et à mener « plusieurs choses en même temps ». Ils mentionnent à ce titre l’adrénaline que le Marathon leur procure, comme un pendant au stress qu’il génère manifestement. En effet, la mention du temps dans les évaluations individuelles ou collectives est également associée à des dimensions plus négatives. Les étudiants mentionnent « la pression » et le « manque de sommeil » car ils doivent parfois « veiller tard » pour finaliser leur travail. En outre, le temps imparti expose à la « frustration » de « ne pas rendre la qualité » de production escomptée.

Comprendre les contraintes professionnelles en situation réelle

13L’élément le plus relevé par les étudiants à titre individuel ou collectif c’est l’intérêt du Marathon du web pour comprendre les contraintes professionnelles liées à leurs activités respectives. En effet, les étudiants apprécient particulièrement d’être placés en situation réelle sans que les enseignants fassent systématiquement l’intermédiaire avec le commanditaire. Cette autonomie leur permet de « mieux se représenter la vie en entreprise » et de comprendre « à quoi le monde professionnel ressemble ». C’est d’ailleurs le caractère concret de ces échanges qui leur semble motivant : travailler sur de « vraies données et de vrais commanditaires ». Parallèlement, ils affleurent les difficultés liées à toutes situations professionnelles : manque de disponibilité de certains commanditaires, inégalités des relations humaines nouées, attentes variables, évolutives, pas toujours claires et/ou élevées. Aussi, la projection vers une utilisation réelle de leurs productions les confronte aux contraintes de mise en œuvre (aspects légaux, confidentialités de certaines données, coûts d’édition, circuits de validation, etc.). Dès lors, leur volonté de répondre aux standards d’une production professionnelle les invite à interroger certains éléments frustrants du dispositif pédagogique. La question des infrastructures de travail parfois inadaptées sur le campus (salles pas toujours propices au travail en groupe, problèmes de connexion à Internet, ordinateur pas assez puissant) est patente, tout comme le manque de rémunération à proprement parler de leur travail.

Tester ses compétences dans le cadre d’une commande réelle en équipe

14Parmi les apports énoncés dans les évaluations anonymes du dispositif pédagogique, la possibilité de « se tester » en situation réelle est largement avancée par les étudiants. Le Marathon leur permet d’évaluer les compétences acquises en formation et la valeur de leur travail : « j’avais du mal à identifier mes compétences dans le rôle investi, ça a été l’occasion de découvrir une vocation », « je ne pensais pas savoir monter un plan de com, je m’aperçois que si », « cela m’a permis de me rassurer sur mes compétences et pouvoir les comparer à celles des autres ». Ainsi, le Marathon du web leur permet de tester des savoir-faire, et en premier lieu la maîtrise des logiciels de graphisme ou de montage vidéo. Cependant, les différents rôles étant distribués par compétences, la marge de progression est identifiée comme faible. Certains disent avoir pu perfectionner ces savoir-faire, alors que d’autres pensent ne pas avoir beaucoup progressé : « j’ai juste appliqué mes compétences », « je n’ai pas forcément progressé mais chaque expérience est un plus ». Le principal bénéfice semble porter sur l’acquisition des savoir-être qu’il a été nécessaire de développer dans cette situation pédagogique à la fois nouvelle et déstabilisante. Ainsi, à la question « Que vous a apporté votre participation au Marathon du web ? », les réponses sont hétérogènes mais nous relevons que les premières compétences citées sont des savoir-être : « j’ai appris à m’imposer professionnellement et à exprimer mon opinion », « j’ai été obligé de lâcher prise, je ne pouvais pas tout contrôler dans des délais si courts », « j’ai fait des progrès dans mes relations humaines ». L’idée de « se tester » en situation réelle est aussi largement présente dans l’acquisition de ces savoir-être : « c’est l’occasion de tester mon autonomie », « me tester en situation de stress », « tester la confiance que je peux accorder aux autres dans des projets communs ».

Tisser des liens avec les étudiants de sa promotion et collaborer avec ceux d’une autre formation

15Le travail de groupe, ses apports et difficultés, sont aussi largement mentionnés et discutés dans les retours des étudiants. Rappelons que les équipes en Info-Com sont définies à partir d’un test de positionnement qui permet aux enseignants de proposer une liste de coordonnateurs qui choisissent ensuite un graphiste et un concepteur audiovisuel à partir des cartes mentales anonymes réalisées par les autres étudiants. Cette modalité de constitution des équipes permet d’éclater les micro-groupes affinitaires déjà constitués et de reproduire une situation professionnelle réelle. Notons que nos étudiants, très habitués à travailler en groupe dans le cadre du master, ont tendance à reproduire, en fonction des affinités mais aussi par question de facilité, les mêmes équipes de travail d’un cours à l’autre. Ces derniers identifient les avantages de cette nouvelle modalité de constitution des équipes qui « permet de travailler en fonction des compétences », « de travailler avec des personnes que l’on ne connaît pas », « de rencontrer d’autres étudiants de la promotion ». Mais cette nouvelle manière de travailler apparaît aussi comme déroutante : « à titre personnel, travailler dans une équipe inconnue m’a ajouté plus de stress », « j’ai vraiment appréhendé mais je pense que ça fait partie de notre avenir professionnel où nous devrons travailler en groupe avec des personnes que nous ne connaissons pas », « on peut se retrouver avec des personnes que l’on n’apprécie pas ». Certains y voient aussi un effet contre-productif : « il est vrai que travailler en fonction des affinités est plus facile car souvent on a déjà notre organisation de travail », « Les affinités aident tout de même à être plus productif ». Concernant la collaboration avec les étudiants de MIASHS, la possibilité de « découvrir une autre formation avec des personnes complètement différentes de notre univers » leur semble « formatrice » et « sociabilisant ». En contrepartie, ils relèvent qu’il est parfois difficile de collaborer, d’échanger avec des étudiants d’une formation perçue comme très lointaine de la leur.

Facteurs favorisant l’acquisition et le perfectionnement de compétences professionnelles

16Dans un dernier temps, nous proposons de reprendre les résultats de l’analyse précédente pour les confronter à l’avis des commanditaires formulés dans leurs réponses à un questionnaire soumis après le Marathon, mais aussi à notre propre perception du dispositif et ses fondements pédagogiques. Nous discutons deux éléments du contexte qui semblent largement favoriser l’acquisition et le perfectionnement de compétences professionnelles. Nous abordons d’abord l’intérêt de bousculer les « routines pédagogiques » en tension avec le monde professionnel, puis nous développons la place du travail en équipe dans le processus d’apprentissage de compétences individuelles.

Tensions entre le cadre pédagogique et professionnel : une association riche et complexe

17Si l’on met en relation les retours des étudiants avec ceux des commanditaires et le projet pédagogique initial, il s’avère que nombre de routines pédagogiques sont bousculées. En effet, le projet invite à de nouvelles relations de travail : entre étudiants d’une même promotion qui ne sont pas habitués à travailler ensemble ; avec une autre promotion ; entre étudiants et commanditaires ; entre étudiants et enseignants. Et ce sont ces différentes configurations, parfois antagonistes, se heurtant les unes aux autres, qui semblent favoriser les apprentissages. Catherine De Lavergne a défini dix principes fondateurs permettant de guider la conception de dispositifs pédagogiques collaboratifs (De Lavergne, 2007), dont le principe de « complexité dialogique » qu’elle emprunte à Edgar Morin. Nos analyses font largement écho à ce principe qu’il définit comme « l’association complexe (complémentaire/concurrente/antagoniste) d’instances nécessaires ensemble à l’existence, au fonctionnement et au développement d’un phénomène organisé » (Morin, 2000, p. 113).

18Ce dispositif projette d’abord les étudiants dans un environnement professionnel réel, avec toutes ses contraintes et ses difficultés. Certains commanditaires sont par exemple peu joignables, trop exigeants ou ne valident pas les avancées dans les temps, étant peu habitués à encadrer des étudiants qui pour certains ont besoin de retours réguliers. D’ailleurs, certains commanditaires jugent les réactions « trop puériles des étudiants face au stress », alors que d’autres disent « avoir eu l’impression de collaborer avec une vraie équipe professionnelle ». De l’autre côté, cet environnement vient se heurter au cadre pédagogique avec ses attendus en termes de consignes, de délais, de modalités d’évaluation, etc. Par exemple, les étudiants arrivent très bien à argumenter certains de leurs projets de conception devant les coachs et les enseignants, sans arriver à les porter devant leur commanditaire. Ces derniers sont bien conscients que l’équipe pédagogique valorisera leurs créations mais aussi leur progression, leur capacité à travailler en groupe ou encore à présenter des choix graphiques ou audiovisuels, alors que les commanditaires porteront davantage leur attention sur les productions finales.

19Les principales difficultés mentionnées par les étudiants portent sur cette association complexe entre ces deux univers. Néanmoins, c’est cette tension qui semble favoriser l’acquisition ou le renforcement de compétences professionnelles. « L’émergence recherchée est celle d’un engagement dans la situation qui à la fois préserve (et s’appuie sur) le sentiment de compétences, tout en déstabilisant (sinon il n’y a pas d’apprentissage) » (De Lavergne, Heïd, 2012). Et ce sont tous ces antagonismes, ces logiques complémentaires et contradictoires, qui viennent déstabiliser les étudiants et qu’ils abordent largement dans les évaluations du dispositif. Dans les situations où le collectif arrive à « dépasser ces antagonismes dans une construction supérieure » (Morin, 1990), les apprentissages sont riches. Certains groupes, peu nombreux, composés d’étudiants très « scolaires » peuvent par contre le vivre comme un échec, mais dans tous les cas, ils se confrontent à des conflits de logique qu’ils pourront rencontrer dans toute activité professionnelle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le dispositif pédagogique « ne doit ni simuler des environnements professionnels idéaux, pour des apprenants idéalisés, ni reproduire les idéologisations et les prescriptions décontextualisées, mais mettre en scène et en visibilité les tensions qui traversent la société comme le monde professionnel » (De Lavergne, Heïd, 2012).

20Aussi ce sont ces tensions entre le monde professionnel et le cadre pédagogique qui permettent d’atteindre certains objectifs en termes d’acquisition de compétences. Si nous reprenons les dix objectifs d’apprentissage favorisés dans les démarches par projet définis par Philippe Perrenoud (1999), le Marathon semble répondre à plusieurs d’entre eux comme celui de « donner à voir des pratiques sociales qui accroissent le sens des savoirs », celui de « permettre d’identifier des acquis et des manques dans une perspective d’auto-évaluation et d’évaluation-bilan », ou encore celui de « découvrir de nouveaux savoirs, de nouveaux mondes, dans une perspective de sensibilisation ou de motivation ».

Le travail en équipe pour développer des savoir-être professionnels individuels

21Un autre élément déstabilisant du dispositif relevé par les étudiants porte sur la constitution des équipes par compétences qui éclate les sous-groupes affinitaires déjà constitués et leurs méthodes de travail. Néanmoins, ils soulignent ses bénéfices comme celui de donner l’occasion de faire connaissance avec d’autres étudiants ou d’expérimenter de nouvelles formes d’organisation du travail en équipe. Il nous semble important d’approfondir la réflexion sur les enjeux du travail collectif dans les apprentissages individuels des étudiants dans le cadre de cette démarche de projet. Concernant les compétences faisant partie du cœur de métier des communicants, comme la création de contenus print et web, les étudiants soulignent que le projet leur offre surtout la possibilité de mieux évaluer, situer leurs propres compétences. Les principaux bénéfices qu’ils en retirent portent surtout sur des savoir-être qu’ils développent principalement dans le travail en équipes dans des délais contraints. L’apprentissage semble dépasser l’acquisition de savoirs ou de savoir-faire et vient plutôt s’incarner dans une meilleure compréhension du monde professionnel, ou dans un changement d’attitudes (Watzlawick, 1972).

22Notons d’abord que le format des groupes (par compétences entre CNO, mais aussi en collaboration avec des étudiants d’une autre discipline) se révèle pertinent pour préparer nos étudiants à des contextes professionnels en pleine mutation. Les métiers de la communication et les modalités de travail évoluent et ces futurs communicants seront amenés à s’adapter à des contextes professionnels variés : « en présence et à distance, comprenant diverses modalités de travail partagé sur des réseaux formels, informels, avec des liens forts ou faibles, en mode synchrone et asynchrone, en mode projet, en activité concourante… » (De Lavergne, Heïd, 2012). Les dispositifs pédagogiques doivent permettre de simuler ces disparités du travail d’équipe en organisation. Le Marathon du web offre la possibilité aux étudiants, très habitués à travailler en collaboration, de s’ouvrir au mode coopératif, peu sollicité dans les enseignements. Pour distinguer ces deux notions, nous nous accordons avec Brigitte Chapelain (2017) pour définir la coopération comme « le partage du résultat, chacun des participants réalisant une étape sans s’intéresser obligatoirement à la chaîne de travail constituée par les autres, alors que dans la collaboration, ce sont les façons de faire, de s’organiser et d’apprendre que l’on partage ». Nous remarquons, chaque année, que les trois membres de l’équipe CNO, ayant des missions différentes définies en fonction de leurs compétences respectives, ont souvent pour habitude de travailler en mode collaboratif le premier jour et basculent ensuite en mode coopératif pour avancer de manière plus efficiente dans les délais impartis. En parallèle, ils sont aussi dans l’obligation, pour mener à bien leurs missions, de coopérer avec des étudiants d’une autre formation dont ils ne maîtrisent ni les codes, ni le langage. Le contexte pédagogique nécessite que chacun s’implique en fonction de ses compétences dans le travail collectif.

23Si nous reprenons les dix objectifs proposés par Philippe Perrenoud (1999) dans les démarches par projet, trois d’entre eux orientés vers le travail de groupe nous semblent forts dans ce contexte pédagogique. D’abord le fait de « développer la coopération et l’intelligence collective » qui va entraîner deux autres bénéfices plus individuels : « la prise de confiance en soi et en ses capacités », largement énoncé par les étudiants et « le développement de l’autonomie ». Finalement, c’est dans le collectif que chaque membre de l’équipe tire des bénéfices individuels. Toutefois, les étudiants restent peu conscients de ces apports et cette analyse nous permet d’identifier un manque dans le dispositif : la nécessité d’approfondir la pratique réflexive des étudiants pendant et après le projet. Certes, un bilan oral est organisé la semaine qui suit le Marathon réunissant les deux promotions mais les retours se font uniquement de manière collective. L’idée de leur proposer de définir un slogan qui représente la dynamique collective de leur équipe est pertinente puisqu’elle permet de faire émerger des idées fortes. Mais, il semble nécessaire de renforcer ce bilan en proposant une activité qui stimule la réflexivité individuelle des étudiants sur leurs apprentissages en termes de savoir-être, savoir-faire, mais qui les incite aussi à s’interroger sur l’évolution de leur positionnement dans un travail collectif.

Conclusion

24Après plusieurs éditions du Marathon du web, celui-ci a fait des émules puisque les autres parcours de notre master6 ont décidé à leur tour de mettre en place des « Marathon créatifs », adaptés aux spécificités de leurs apprentissages. Avec ce projet, l’équipe pédagogique souhaitait que les étudiants expérimentent tout à la fois les opportunités et les difficultés du monde professionnel. Les apports tout comme les limites de l’exercice concourent bien à ces objectifs. Néanmoins, si les conditions de mise en œuvre du Marathon du web valident l’intérêt de la coopération entre étudiants de formations différentes, elles interrogent sur les moyens de la rencontre avec le monde socioéconomique : pour l’équipe pédagogique comme pour les commanditaires. Au demeurant, par-delà la nature même du projet, le travail coopératif et les tensions entre le cadre pédagogique et professionnel favorisent l’acquisition et le développement de savoir-être relatifs aux métiers de la communication. Pour finir, l’objectif de cet article était aussi de partager cette expérience et sa mise en œuvre concrète, nous restons à disposition des collègues qui souhaiteraient reproduire ce dispositif pédagogique.

Bibliographie

Chapelain Brigitte, « La participation dans les écritures créatives en réseaux : de la réception à la production », Le français aujourd’hui, 2017, no 196, p. 45-56.

De Lavergne Catherine, Heïd Marie-Caroline, « Former à et par la collaboration numérique : quels enjeux pour l’enseignement universitaire ? », tic&société, 2013, vol. 7, no 1, p. 118- 238.

De Lavergne Catherine, « Principes d’action pour favoriser les émergences apprenantes dans les dispositifs socio-techniques d’apprentissage », Revue internationale de psychosociologie, 2007, no 13, p. 123-161.

Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF, 1990, 158 p.

Perrenoud Philippe, « Apprendre à l’école à travers des projets : pourquoi ? comment ? », Université de Genève, 2002, [En Ligne]. Disponibilité et accès www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_17.html

Watzlawick Paul et. al., Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972, 280 p.

Notes

1  Le « hackathon » est issu « des termes « hacker » (fouineur, bidouilleur) et « marathon » exprimant la durée de l’épreuve et l’effort en continu, les hackathons ont été créés par des passionnés d’informatique. Ils se regroupaient alors plusieurs jours pour se mesurer entre eux au travers d’un défi : s’immiscer dans des systèmes informatique ou produire le programme le plus innovant. L’ingéniosité et la temporalité en sont les caractéristiques principales », « Qu’est-ce qu’un hackathon ? » [en ligne]. CANOPÉ [Page consultée le 10 avril 2023]. Disponibilité et accès : https://ateliercanope35.canoprof.fr/eleve/Hackasprint/Hackasprint_Methodes.Outils.Repenser %20l %27 %C3 %A9cole/activities/Hackasprint_1.xhtml

2  2021-22 : Pl@ntNet, Private Sport Shop, MontpelYeah, Data Terrae, Midi Libre, MAP-upv, SUFCO/UFA 2020-21 : Kalya, Emvista, Crédit Agricole Languedoc, Abdia, Numerev, Un abri qui sauve des vies, Un plus bio ; 2019-20 : Halte-pouce, ARS Occitanie, Artist Run Spaces, Emoteev, SCUIO-upv ; 2018-2019 : Montpellier 3M, Datasulting, ARS Occitanie, Kohep, IrOuiCom, Acelys, Emvista ; 2017-18 : Musée Fabre, Montpellier 3M, DEVAP-upv, OpenData Montpellier, ABES, Ferm’ à Ferme ; 2016-17 : CROUS Montpellier, Pass Culture, ABES, AFIA, Alasso, Politweet, MDW.

3  Lien vers les vidéos de promotions des différents projets de l’édition 2020-2021 : https://www.univ-montp3.fr/miap/ens/miashs/Marathon/vote/index-cno-2021.html

4  Lien vers les vidéos de promotions des différents projets de l’édition 2021-2022 : https://www.univ-montp3.fr/miap/ens/miashs/Marathon/vote/index-cno-2022.html

5  Les guillemets anglais et les textes en italiques identifient les citations issues du corpus.

6  Communication Publique, Associative et Culturelle (COMPAC) ; Changement Organisationnel et Personnel (COP).

Pour citer ce document

Marie-Caroline Heïd et Frédéric Marty, «Le Marathon du web : acquisition d’une culture professionnelle dans une démarche pédagogique par projet», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 19-Varia, FORMATION,mis à jour le : 17/04/2024,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=1008.

Quelques mots à propos de : Marie-Caroline Heïd

Université Paul-Valéry Montpellier 3 – LERASS

Quelques mots à propos de : Frédéric Marty

Université Paul-Valéry Montpellier 3 – LERASS