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Communication et Cinéma

Marc Vernet

Sémiologie du cinéma et analyse de films ?
Sémiologie et analyse textuelle

Article

Texte intégral

1La sémiologie du cinéma a-t-elle instauré et développé l’analyse de films ? La réponse est apparemment simple : oui et non. Non puisque l’analyse de films préexistait à la sémiologie, non puisque nombre d’analyses de films ne relèvent pas de la sémiologie en tant que corpus théorique forgé entre 1965 et 19901. Rappelons que la sémiologie du cinéma, dont le fondateur est Christian Metz, naît à la confluence du structuralisme (linguistique et anthropologique, en gros Jakobson et Lévi-Strauss), de la filmologie (fondée par Cohen-Séat au sortir de la seconde guerre mondiale pour étudier les effets des images en mouvement sur les spectateurs), et du grand intérêt porté, notamment en France et en Italie, à la communication visuelle au moment de la démocratisation (à partir de 1963 en France) de la télévision et de la place grandissante de l’image fixe dans les magazines et les journaux, en particulier dans une visée de sociologie des médias. Les tout premiers dans ce champ sont sans doute Umberto Eco et Roland Barthes. On peut d’ailleurs penser qu’un des points de départ de la sémiologie est identique à un des points de départ de la filmologie : étudier la construction du sens des images afin de prévenir le spectateur de leur influence implicite. Cela a souvent été par la suite un des moteurs de l’analyse de films en milieu scolaire : mettre en garde les élèves contre les sens cachés ou les clichés socio-culturels véhiculés par le cinéma de fiction2.

2Mais l’analyse de films a préexisté à la sémiologie. Elle était prioritairement le fait soit de cinéastes (Eisenstein pour ses propres films, Truffaut pour ceux d’Hitchcock) dans un but de formation (pour Eisenstein de ses élèves, pour Truffaut de lui-même), ou encore d’Eric Rohmer pour son étude du Faust de Murnau, soit de critiques de cinéma, au premier rang desquels, en France après la Seconde guerre mondiale, André Bazin, dans une pratique de ciné-club dont la visée est de permettre à tous (et pas seulement à la bourgeoisie urbaine) d’accéder aux œuvres du 7e art. Le ressort pour la critique est bien la cinéphilie, qui réclame pour les films le même statut artistique que le roman ou la pièce de théâtre, mais en y ajoutant une touche sociale puisque le cinéma est (avec le jazz) l’art populaire du XXe siècle. Triple revendication implicite donc : dimension artistique (et non industrielle ou commerciale), modernité (voire, pour l’avant-garde et les Soviétiques, révolutionnaire) et démocratie.

3Dans les deux cas (cinéastes et critiques), il y a l’idée d’une transmission de maître à élève, d’un enseignement qui semble requérir une médiation entre l’œuvre et le public. C’était au fond la conception de la critique cinématographique selon Serge Daney, qui se voulait passeur entre l’œuvre et le public avec en arrière-fond, sur la base de son expérience personnelle, cette idée (partagée par Alain Bergala ou Laurent Jullier) que le cinéma est formateur (voire instituteur, au sens de celui qui aide à se construire), qu’il participe de l’éducation des enfants et des adolescents. La question n’est donc pas seulement de cerner ce que signifie le film ou quelle est sa valeur artistique, mais encore de ce qu’il nous enseigne. La tentation est évidemment de trier entre un bon enseignement (les leçons de vie) et un mauvais (la propagande, l’idéologie ou tout simplement la doxa). Ces positions sur le passeur, le cinéma comme école de la vie sont tout à fait intéressantes et respectables, mais elles risquent d’être déviées vers une mission d’initiation, de prévention par un enseignant en direction d’un public conçu soit comme limité culturellement, soit comme en proie aux clichés et au consumérisme. Il ne faut plus alors un passeur au sens de Daney, mais un initiateur qui d’une part sait le bien et d’autre part fournit les clés de lecture (pour dénoncer le cliché ou pour faire lever le sens caché). Il faudrait apprendre à « lire les films »3. Or, comme le soulignait à très juste titre Christian Metz lui-même, si le cinéma est un langage (et non pas une langue), c’est un langage qui ne nécessite pas un apprentissage spécialisé : il s’apprend tout seul, sans besoin d’un tiers médiateur. Autrement dit, le cinéma s’apprend en allant au cinéma. Pour comprendre le cinéma, il suffit d’aller voir des films : les codes utilisés, qu’ils soient cinématographiques (c’est-à-dire propres au cinéma) ou filmiques (c’est-à-dire à l’œuvre dans les films mais aussi à l’extérieur du cinéma, comme par exemple un code vestimentaire) sont compris par le spectateur grâce à sa pratique du cinéma et grâce à sa pratique sociale. De ce point de vue, le spectateur n’a guère besoin d’un décodeur : il a une connaissance implicite du code. Il comprend ce qui est signifié, même s’il n’est pas nécessairement en mesure d’en expliciter le mécanisme, comme cela est souvent le cas dans la vie : je peux très bien choisir avec soin une cravate en fonction d’une situation, sans pour autant pouvoir expliciter pleinement le jeu des critères qui me font choisir telle cravate et éliminer telle autre. Cela aura été une des erreurs des premières tentatives pour « appliquer » la sémiologie à la pédagogie des images en se contentant de mettre un nom sur un procédé, comme si la seule nomination suffisait à la fois à expliquer la formation du sens et à libérer le spectateur de son efficace.

4Parallèlement, on ne peut pas qualifier d’analyse de film les découpages que proposait L’Avant-Scène Cinéma, découpages d’après montage (sur copie d’exploitation) visant à donner en même temps les dialogues et la forme des plans. Cette pratique ne devait rien à la sémiologie : elle mimait une pratique professionnelle (le découpage avant tournage) et se donnait comme trace ou comme substitut écrit d’un spectacle visuel fugace (l’Avant Scène Cinéma était le petit frère de l’Avant Scène Théâtre et de l’Avant Scène Opéra). Transcription écrite, sans image du film et en tout cas sans photogramme, pour des raisons juridiques. Elle témoignait simplement d’un état de la technique : le film, comme la représentation théâtrale et comme l’opéra, était encore réduit à sa seule projection, ses bobines n’étant accessibles qu’à des spécialistes, et donc il fallait passer par la table de visionnage pour établir le découpage4. La VHS puis le DVD vont évidemment changer la donne, et au passage faire disparaître les ciné-clubs, temples de l’analyse orale de films.

5Il est vrai qu’à la fin des années 60 et au début des années 70, Christian Metz et Raymond Bellour publient parallèlement des analyses de films, et plus précisément des analyses de films établies à partir d’une table de visionnage permettant l’arrêt sur image, le décompte précis des plans et la définition de leur statut. Le premier a produit trois analyses : la première en 1966 de Huit et demi de Fellini, la seconde (et la plus fameuse) l’année suivante d’Adieu Philippine de Jacques Rozier pour établir « la grande syntagmatique » (taxinomie des segments autonomes du cinéma de fiction), la troisième étant celle d’Intolerance de Griffith sur le principe de l’alternance dans Langage et cinéma (1971)5. De son côté, Raymond Bellour publiait en octobre 1969 dans les Cahiers du cinéma une analyse structurale d’un genre nouveau pour un fragment (originellement séquence) des Oiseaux d’Hitchcock : étude plan par plan à partir d’une copie du film sur table de visionnage pour l’aller-retour en canot du personnage féminin. Grande nouveauté en France pour l’époque : la présence de photogrammes (pris à même la pellicule) accompagnant l’analyse, alors que longtemps, en raison de craintes dues à la législation française, seules les photos de tournage ou de plateau, d’une fidélité douteuse, venaient illustrer les propos sur les films6. Il faut donc créditer l’essor théorique, de la fin des années 60 et du début des années 70 en France, de l’attention portée au corps du film, à la pellicule, à la matérialité des images pour en offrir une description aussi fidèle que possible grâce à l’arrêt sur image, et non plus simplement à des commentaires à la suite d’une projection continue en salle. Rappelons qu’alors, avant la VHS et bien avant le DVD, accéder à la copie d’un film relève de l’exploit quand on n’est pas producteur ou exploitant de salle, et que pouvoir en disposer le temps d’une étude sur table de visionnage encore plus (puisqu’il faut en plus disposer d’un local avec ladite table).

6Ce retour à la matérialité du film, à son examen sur pellicule me semble avoir participé de la très forte tendance de l’époque à un retour aux sources, au texte original (qu’il s’agisse de Marx avec Althusser ou de Freud avec Lacan, ou encore de Racine avec Barthes), dans un souci de se défaire de la tradition commentatrice, des gloses successives pour en revenir, comme en linguistique, comme en anthropologie, à la matière signifiante afin d’en examiner attentivement la forme pour en déduire le sens. Hors sémiologie et autour de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, se développent des analyses plan par plan de Muriel (avec Claude Baiblé et Michel Marie, Galilée 1974) ou d’Octobre (avec Pierre Sorlin, Albatros 1976).

7Si les travaux de Metz et de Bellour sont proches dans le temps, dans la méthode structurale et dans la visée, et s’ils participent tous deux d’une grande rigueur dans la démarche et dans la terminologie, ils ne sont pas pour autant superposables ou assimilables, car Metz ne s’intéresse qu’au code quand Bellour entend se consacrer au seul système textuel du film. Metz vise le cinéma comme langage, Bellour l’œuvre filmique comme système. Metz traverse le film pour construire un code (l’alternance, la mise en abyme, la grande syntagmatique) quand Bellour progresse pas à pas, de plan à plan, pour faire émerger la réticulation des multiples codes mis en œuvre pour la signification d’un segment. Mais ce que démontre le travail de Bellour est l’impossibilité de rendre compte de la totalité d’un film puisque l’analyse d’un bref segment prend à elle seule des dizaines de pages entre description fine, repérage des éléments codiques et analyse de contenu. D’où le fait que Bellour ne parle pas d’analyse de film(s), mais d’analyse du film : l’analyse de film prétend rendre compte de son contenu global quand l’analyse du film se veut démarche d’étude d’un segment comme représentatif de la construction progressive du sens dans l’esprit du spectateur et de l’art du metteur en scène à travers des principes d’organisation (alternance voyant-vu avec effet de rime chez Hitchcock par exemple).

8À la suite de la grande syntagmatique, il y a bien eu çà et là des analyses de film « sémiologiques » dont l’objectif avoué était de mettre en évidence les segments autonomes (insert, plan, séquence, scène…) dudit film. Metz appelait cela les « découpages en rondelles de saucisson de la bande-image » : l’analyse, de simple application, restait purement formelle (et souvent approximative ou forcée) et n’apportait aucune lumière particulière sur le cinéma ou le film. Mais en France, en Italie, en Angleterre, aux Etats-Unis, fleurissent des « analyses textuelles » (ou filmiques) portant sur des segments plus ou moins longs, souvent même sur le générique ou la première séquence, associant, à un examen attentif du corps du film, linguistique, sémiologie, psychanalyse, sociologie, gender ou cultural studies, dans lesquelles au fond chacun invente sa propre méthode d’approche, concocte son propre cocktail d’outils théoriques. C’est d’ailleurs pourquoi Francesco Casetti note dans le travail théorique une évolution7 qui fait passer dans un premier temps les études cinématographiques dans l’enseignement supérieur (les années 60-70) pour la mise en œuvre de disciplines préexistantes (linguistique, sociologie, histoire…), et dans un deuxième temps, toujours dans le supérieur, à des études de spécialité où chaque chercheur constitue sa boîte à outils. Ainsi, Sylvie Lindeperg, historienne de formation, a peu à peu constitué sa propre méthode d’analyse fondée sur un examen minutieux plan par plan, sur la genèse de l’œuvre, du scénario jusqu’à l’exploitation (y compris à la télévision), mais pour mettre en lumière les jeux d’influence, pendant tout ce processus, entre commanditaires du film, dont le réalisateur n’est que l’un des membres. Sylvie Lindeperg n’est pas sémiologue et pourtant elle travaille à la table de visionnage en étudiant chaque version exploitée de l’œuvre diffusée, remettant ainsi en cause la notion même d’œuvre, résumée au mot film, puisque pour elle, le film ne peut être que la somme de ses versions (de ses copies ?) à travers le monde, en raison des contraintes techniques, économiques et politiques ayant pesé sur elles.

9Ce qu’on peut noter, c’est que dans les deux cas (analyse selon Lindeperg, analyse textuelle), c’est la notion même de film en tant qu’œuvre unique qui est remise en cause : pour Lindeperg, le film va de sa conception à sa réception à travers toutes ses versions, et pour l’analyse textuelle la totalité du film est simplement inatteignable en raison de la multiplicité des codes, des contraintes de la description attentive et de la complexité des réseaux de relations différentielles, d’autant que, comme le remarque Bellour à propos de Lévi-Strauss et des analyses de Marie-Claire Ropars Wuilleumier, c’est souvent (cela conduira à Arasse) le détail qui est fondamental. L’analyse textuelle doit se contenter de fragments, et Alain Bergala en tirera toutes les conséquences pour son programme de formation au cinéma pour le primaire (et ailleurs), en ne proposant que des extraits de films à étudier, provoquant ainsi la colère des tenants de l’Oeuvre et de sa soi-disant totalité8.

10Je voudrais maintenant revenir sur un point : ce qui change dans les études cinématographiques à partir de 1980 est l’apparition du magnétoscope et de la VHS, puis du DVD, c’est-à-dire la double possibilité d’une part d’avoir à demeure l’œuvre à étudier (sans être dépendant d’une programmation) et d’autre part d’arrêter sur l’image (l’invention du XXe siècle en la matière pour Jacques Aumont) afin de l’étudier à loisir. Certes, ce qu’on gagne en précision d’étude se paie d’une perte de qualité d’image et de segmentation pour la VHS, mais le DVD et l’affinement de la numérisation permettra de regagner en qualité, à quoi s’ajoutera la facilité (pratique et juridique) de la capture d’écran qui pourra se substituer, par-delà les déperditions dues aux reports successifs, au photogramme des premiers temps. Mais ce n’est pas la seule mutation. Avant la VHS le film est une denrée à la fois rare (il passe en salle) et inatteignable (le film, comme le souligne la filmologie, est écranique : il n’existe que pendant la projection) : aussi les commentaires et les analyses se concentrent-ils soit sur ce que les clercs ont désigné comme étant des chefs d’œuvre, soit sur ce que d’autres clercs ont déclaré œuvres méconnues ou censurées devant être réhabilitées, bref dans les deux cas sur un panthéon préétabli avec son Top 50 ou 100 (les 100 films qu’il faut avoir vu). Ces limitations avaient quelque chose de confortable : on pouvait considérer connaître le cinéma en ayant vu les 50 ou les 100 ou un certain nombre d’entre eux. Mais elles ont volé en éclats par l’émergence de nouveaux producteurs (Hong Kong, la Corée du Sud, Bollywood…), mais aussi et surtout par l’extraordinaire disponibilité des œuvres numérisées qui remettent en lumière des pans entiers oubliés de l’histoire du cinéma.

11Il existe, il est vrai, en France une ou deux collections de manuels scolaires destinées au public captif du bac avec option Cinéma ou au CAPES avec qualification Audiovisuel, où un seul film (celui du programme) est abordé : il s’agit assez souvent d’explications de texte « à la papa » (l’homme, l’œuvre, le texte, le contexte), modernisées de quelques photos, et plus ou moins bien rémunérées. À ne pas confondre avec trois autres collections : la lyonnaise, Le vif du sujet, où la monographie sur un film est le prétexte à comprendre quelque chose du cinéma, l’anglaise, BFI Classics, qui traite d’un film ayant fait l’objet d’une restauration complète, et la belge, Long métrage, où mise en page, iconographie et texte offrent de vraies analyses textuelles.

Notes

1  Voir Jacques Aumont, Michel Marie, L’analyse des films, (Nathan 1998) Armand Colin 2015.

2  Ce qui est l’envers de la croyance en la capacité révélatrice du cinéma, notamment documentaire.

3  J’ai moi-même participé en 1976 à un ouvrage intitulé Lectures du film (Éditions Albatros).

4  Pour un historique plus précis de l’analyse de films, voir Raymond Bellour, « D’une histoire », L’analyse du film, [Éditions Albatros 1979], Calman-Lévy 1995.

5  Je m’appuie ici et pour ce qui suit sur Raymond Bellour, « Two Ways of Thinking », in Margrit Tröhler, Guido Kirsten ed., Christian Metz and the Codes of Cinema. Film Semiology and Beyond. Amsterdam University Press 2018, pp. 69-82.

6  En France, Truffaut dans son livre sur Hitchcock (Laffont 1966) appuie ses démonstrations de photogrammes, tandis qu’aux Etats-Unis David Bordwell illustre son The Films of Carl-Theodor Dreyer (1981) de nombreux photogrammes grâce à une législation différente.

7  Francesco Casetti, Les théories du cinéma depuis 1945, Armand Colin 1999, 2015.

8  Alain Bergala, L’hypothèse cinéma. Petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs. Cahiers du cinéma 2006.

Pour citer ce document

Marc Vernet, «Sémiologie du cinéma et analyse de films ?», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 15-Varia, DANS L'ACTUALITÉ, Communication et Cinéma,mis à jour le : 01/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=110.

Quelques mots à propos de : Marc Vernet

Université Paul Valéry Montpellier