Communication et Cinéma
Regarder des films aujourd’hui en Afrique : retour sur l’expérience d’une enquête comparative
Texte intégral
1Le rapport entre cinéma et Afrique est longtemps resté à sens unique, ce que les films considérés comme « africains » nous racontent de l’Afrique. L’enjeu des travaux de recherche sur le cinéma d’ailleurs souvent menés par des chercheurs venus au cinéma par le biais de la littérature, a été de démontrer le caractère à la fois artistique et émancipateur de productions cinématographiques permettant la construction des identités, et d’établir ainsi un corpus d’œuvres fondamentales et de leurs auteurs. De telles approches confortent le statut qui dans de nombreux pays avait été accordé au cinéma aux indépendances, celui de construire une nation par le cinéma.
2Dans ce cadre, la circulation des films, les pratiques des films, les films vus et les usages qui en sont faits, les cultures du cinéma qui se sont développées en Afrique, sont restés des points aveugles sauf pour quelques historiens en France et dans le monde anglophone qui se sont progressivement intéressés au cinéma comme loisir, au spectacle cinématographique et à ses publics, en Afrique du Nord ou en Afrique de l’Ouest, tout en problématisant la démarche de recherche1. Il en ressort une conversation universitaire portant surtout sur la période coloniale et le tournant des indépendances2. Au gré de divers projets et rencontres s’est constitué en juin 2016 un réseau de recherche international et multidisciplinaire, HESCALE - Histoire, Économie, Sociologie des Cinémas d’Afrique et du Levant3 dont l’ambition est d’insuffler une dynamique sur des thématiques élaborées collectivement autour de trois grands axes : les enjeux politiques, économiques et industriels de la production ; la circulation des films ; les publics, pratiques spectatorielles, cultures de cinéma ainsi que les questions liées à la réception. Et c’est de la volonté de mobiliser des énergies autour d’une réflexion sur les films qui circulent et sont vus sur le continent dont il sera question ici, une mobilisation qui nous semble nécessaire au vu de la profonde transformation du rapport entre l’offre et la demande de films.
3L’Institut statistique de l’Unesco nous indique que la production mondiale est passée de 4600 à 7600 films entre 2005 et 2013, des chiffres qui excluent le Nigéria, le Ghana et le Cameroun au prétexte qu’ils produisent directement en vidéo4. Alors même que la quasi-totalité des films est aujourd’hui tournée en numérique, le premier producteur de films, le Nigéria qui a révolutionné la production, la circulation et la pratique des films sur le continent et au-delà, et qui avec 1 800 films produits par an rivalise avec l’Inde, n’apparait pas dans les statistiques mondiales. Cette omission est d’autant plus étonnante que l’accès aux films se décline aujourd’hui sur différents médias et plateformes qui ont redéfini l’économie des filières et l’expérience des films.
4Le paysage du cinéma en Afrique est contrasté : 700 écrans en Afrique du Sud5, une cinquantaine au Maroc, mais un seul au Tchad sans qu’on puisse pour autant prédire l’extinction. Ces chiffres fondés sur une conception du cinéma ignorent l’explosion de vidéoclubs, cinéclubs ou cinégargottes, dans de nombreux pays du continent, peu étudiés et souvent décriés6. Des salles de cinéma ont été rouvertes en Côte-d’Ivoire en 2015. Il existe aujourd’hui dix-sept salles en Tunisie alors que le pays n’en comptait que douze voilà cinq ans, l’ouverture d’un multiplexe offrant 1 500 places est prévue à l’automne 2018. Canal Olympia, une filiale du groupe Vivendi vise la construction d’une cinquantaine de salles mono-écran dont sept sont déjà ouvertes, avec une programmation unique à tous les établissements qui fait la part belle au cinéma de divertissement occidental avec quelques fictions nigérianes et de rares fictions d’Afrique francophone. Même si nous sommes à des lieues du nombre de salles qui existaient à l’indépendance dans les pays d’Afrique du Nord, on ne saurait opposer un âge d’or à une période de crise. Les films marocains étaient absents de la période faste de l’exploitation cinématographique au Maroc à la fin des années soixante-dix. Le rôle des salles et les attentes des publics qui les fréquentent, se transforment comme les technologies qui rendent le spectacle cinématographique attractif aujourd’hui, et distinct du visionnement bien plus fréquent à la télévision pour la majorité, ou à l’ordinateur pour certains. Une grande majorité de spectateurs ne va jamais au cinéma, ce que nous savions déjà.
5Cette offre est en constante mutation à la fois dans l’infrastructure technologique qui permet aux canaux d’acheminer les contenus, tout comme dans les offres commerciales qui la déclinent. Les petits supports mobiles depuis la VHS7, les VCDs et DVDs qui avaient les premiers permis aux téléspectateurs de contourner la langue de bois des chaines nationales obsolètes et transformé l’offre de films, ont pratiquement disparu des étals des vidéoclubs ou des marchands des rues. En Afrique du Nord, le paysage audiovisuel s’est transformé sous la pression des chaînes panarabes issues du Golfe avec Middle East Broadcasting Company (MBC) créée en 1991, puis Arab Radio and Television (ART) avant qu’il ne devienne payant, Orbit Communications Corporation, et Showtime Arabia créé en 1996 à Londres, etc.8, MBC en particulier propose un large choix de divertissement, d’accès à l’information et de films par le biais de chaines spécialisées9. Canal+ échaudé par deux tentatives de conquête des marchés maghrébins dans les années quatre-vingt-dix, ainsi que du Sénégal et de la Côte d’Ivoire de 1992 à 2001, vouées à l’échec à cause du piratage massif de ses décodeurs, vise aujourd’hui l’Afrique sud saharienne pour compenser la chute des abonnés en métropole en proposant des contenus africains avec A+ et Nollywood.tv doublé en français. Il est en concurrence avec la Chine. Cette stratégie de grands groupes trop nombreux pour la taille du marché réinscrit le Maghreb dans une offre panarabe qu’il privilégiait déjà, alors que l’Afrique francophone sud saharienne développe un goût pour des fictions issues de nouveaux modèles de production empruntés à l’Afrique anglophone, principalement nigérian et ghanéen. Dans cette reconfiguration de l’offre télévisuelle, la place des films varie beaucoup, car les fournisseurs de contenus panachent une gamme de plus en plus vaste de programmes d’information, de divertissement (sport, musique, fictions sérialisées) dans des formats divers. À cela s’ajoutent les possibilités offertes par les plateformes numériques qu’elles soient payantes, ou non, en streaming ou par le téléchargement et des modalités sociotechniques qui conditionnent celui-ci, sans jamais oublier que la très grande majorité de films demeure invisible10.
6Le désir de comprendre ce qu’aujourd’hui « regarder un film » en Afrique veut dire nous a amené à concevoir une enquête menée dans une approche comparative sur quatre pays, la Tunisie, le Maroc, le Togo et le Tchad. Qui regarde des films ? Quels films ? Comment ? Quels usages sont faits des films ? Quel sens les répondants donnent-ils au cinéma aujourd’hui ? Quelles cultures de cinéma11 ? Nous situons notre réflexion à la croisée de la sociologie de la culture, des approches critiques des cultural studies, des approches empiriques concernant les usages et de l’économie des médias. Si la distribution en salles contribue à la visibilité et la réputation d’un très petit nombre de films, un marché dont les dimensions commerciale et symbolique sont spécifiques à chaque contexte, elle n’est que la partie émergée d’un immense iceberg. Les « routes » que prennent les films « dans le temps et l’espace » impliquent qu’on s’intéresse non pas tant aux grands films qu’à ceux qui relèvent d’un « sous-cinéma », à la fois « non-cinématographique » et « dominé » du point de vue critique et « global »12. Ces productions qui ont peu retenu l’attention des chercheurs, sont au cœur de la mutation technologique, culturelle et économique et posent la question de ce qu’est aujourd’hui le cinéma. Avec une offre télévisuelle reconfigurée et décuplée accessible au plus grand nombre, des équipements domestiques et parfois personnels, accessibles à des segments plus ou moins vastes des populations, et un réservoir immense de films qu’on peut atteindre par le biais d’équipements informatiques couplés à internet et de la téléphonie mobile, cette enquête a pour objectif de collecter des données et de comprendre les usages des films. Partant du constat que les œuvres de la culture de masse sont les « principales sources de l’expérience esthétique pour la plupart d’entre nous », c’est à la fois l’appropriation des films, ce qu’ils apportent à ceux et celles qui les regardent, et le caractère communicationnel de ce rapport qu’il nous semblait important de saisir13.
7Conduite à partir d’un questionnaire papier de quatre pages avec des adaptations locales en termes de contenu, de langues et d’administration, cette recherche nous livre ainsi une somme importante d’informations fondée sur la collecte de 650 à 730 questionnaires par pays14. Reprenant ici la définition de Philippe Coulangeon, « l’ensemble des activités de consommation ou de participation liées à la vie intellectuelle et artistique, qui engagent des dispositions esthétiques et participent à la définition des styles de vie : lecture, fréquentation des équipements culturels (théâtres, musées, salles de cinéma, salles de concerts, etc.), usages des médias audiovisuels, mais aussi pratiques culturelles amateurs », les « pratiques culturelles » nous renvoient aux enquêtes menées régulièrement en France sans en avoir ni les moyens, ni la prétention, ni la rigueur15. Un financement IdEx qui courait sur un an nous ayant contraint à effectuer tous les déplacements en quelques mois. Étant donné le peu de données existantes et le peu de temps, nous nous sommes limités à deux questions amenant à comparer la pratique des films avec celle des séries télévisées, et avons exclu d’autres activités qui nous auraient permis de resituer celles des films au sein d’un ensemble plus vaste.
8Même si les résultats restent partiels en ce qu’ils touchent une population urbaine avec un capital scolaire, socio-économique et culturel plus élevé que la moyenne, et seulement à la marge des quartiers plus populaires tandis que les zones rurales demeurent largement occultées, cette enquête fait ressortir des grands traits communs concernant la consommation globale de films, les genres et les nationalités des films vus. Globalement, la pratique des films se privatise et s’individualise au fur et à mesure de la pénétration des équipements informatiques. La télévision demeure le média le plus courant d’accès aux films mais celle-ci est rattrapée progressivement par l’ordinateur parmi les moins de 45 ans. La pléthore de films immédiatement accessibles ne signifie pas une consommation plus diversifiée, au contraire. La consommation de films américains récents parmi les jeunes se retrouve dans tous les pays, surtout pour les jeunes hommes, que ce soit par le biais du DVD piraté au Tchad ou de l’offre télévisuelle panarabe en Afrique du Nord. Pourtant au regard de la puissance économique de celui-ci, on ne peut que s’étonner de la place et de l’enthousiasme que suscitent les productions locales, qu’elles soient nationales ou régionales, dans l’imaginaire des enquêtés. On note aussi des particularismes, le caractère national du produit local en Afrique du Nord et son caractère régional en Afrique sud saharienne. L’absence de circulation des films entre les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique sud saharienne saute aux yeux en comparaison avec celle des films dans les zones francophones au sud du Sahara, et la très rare circulation des films entre les différents pays au Nord de l’Afrique.
9Les cultures de cinéma, même lorsqu’elles ne sont plus guère activement pratiquées, continuent de nourrir des conceptions de cinéma, comme c’est le cas en Tunisie où le film est plus valorisé que la série télévisée sauf dans les quartiers populaires, où l’intérêt pour les films tunisiens est largement revendiqué : en Tunisie, la sortie au cinéma perdure surtout pour aller voir des films nationaux. Le rapport aux films est très genré, les femmes sont plus prônes au visionnage collectif, à l’échange et à la conversation tandis que les hommes, les jeunes en particulier, sont plus nombreux à regarder des films de genre seuls à l’ordinateur sans en discuter. De la même façon, les conceptions du cinéma et les cultures de cinéma sont genrées, les femmes concevant le cinéma comme un moyen d’accès à la culture autour d’un éventail plus vastes de films, en termes de nationalités et aussi de genres, tandis que les hommes, surtout les jeunes, visent le divertissement et privilégient les films étatsuniens et la consommation solitaire. Les grands classiques des cinéphilies occidentales ont quasiment disparu des panthéons personnels, remplacés par des films tunisiens, mais les cultures de cinéma se forgent autour de corpus de films récents, le plus souvent étatsuniens. Mis à part les quelques films nationaux déjà évoqués, les films africains sont largement absents comme les films par des femmes des panthéons des répondants en Tunisie.
10Mais ces résultats laissent aussi des questions en suspens. Comment la reconfiguration de l’offre affecte-t-elle la pratique des films et quelle capacité de choix les spectateurs s’arrogent-ils face à aux modalités sociotechniques de choix offertes par les plateformes ? Dans quelle mesure cette offre massive conditionne-t-elle les films effectivement accessibles ?
Notes
1 Voir Morgan Corriou, Un nouveau loisir en situation coloniale : le cinéma dans la Tunisie du Protectorat (1896-1956), Thèse de doctorat, Université de Paris 7, 2011 ; Morgan Corriou, « Introduction » dans Morgan Corriou (éd.), Publics et spectacles cinématographiques en situation coloniale, Tunis, CERES, 2012 ; Carlier Omar, « Le cinéma en Algérie à l’entre-deux-guerres : de la percée en ville européenne à l’émergence d’un public “indigène” », dans M. Corriou (éd.), Public et spectacle cinématographique en situation coloniale, Tunis, Cahiers du CERES, Hors-Série nº 5, 2012.
2 Voir, Odile Goerg, Fantomas sous les tropiques : Aller au cinéma en Afrique coloniale, Paris, Vendémiaire, 2015 ; ou par exemple, Guido Convents, L’Afrique ? Quel cinéma ! Un siècle de propagande coloniale et de films africains, Anvers : Editions EPO, 2003.
3 Ce réseau cofondé et coanimé par Claude Forest (Université de Strasbourg) et moi-même conjugue un ensemble d’activités : colloques, séminaires, etc…Voir http://www.groupe-hescale.com/
4 Voir le rapport « Diversity and the film industry : Analysis of the 2014 USI Survey on Feature Film Statistics » publié par l’Unesco en 2016. Même si un grand nombre des chiffres avancés fondé sur des estimations porte à caution, il apparait que le premier producteur est l’Inde avec 1700 films produits en 35 langues, viennent ensuite la Chine et les États-Unis au coude à coude avec entre 650 et 750 films environ, viennent ensuite le Japon avec près de 600 films, la France et le Royaume-Uni autour de 300 films. http://uis.unesco.org/sites/default/files/documents/diversity-and-the-film-industry-an-analysis-of-the-2014-uis-survey-on-feature-film-statistics-2016-en_0.pdf
5 Voir Aifheli Makhwanya, « An analysis of South African policies that enable or hamper film production and co-producing with South Africa”, dans C. Forest (éd.), Produire et/en Afriques, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, à paraître.
6 La seule étude d’envergure a été menée au Tchad par Patrick Ndiltah, Les raisons morales souvent évoquées sont les risques de dépravation des mœurs, voir Honoré Fouhba
7 Voir Riadh Ferjani, « L’économie informelle de la communication en Tunisie : de la résistance à la marchandisation », Tristan Mattelart (éd.), Piratages audiovisuels : les voies souterraines de la mondialisation, Paris, De Boeck/INA Editions, 2011, p. 75-99 ; Abdel Benchenna, « Les produits culturels issus de la contrefaçon au Maroc : outils de renforcement de la dépendance culturelle ? », dans T. Mattelart (éd.), Piratages audiovisuels, op.cit. p. 101-122.
8 Voir Tourya Ghaaybess, « Les bouquets satellitaires et le développement du système télévisuel arabe », Ina Global, 4 novembre 2011. http://www.inaglobal.fr/television/article/les-bouquets-satellitaires-et-le-developpement-du-systeme-televisuel-arabe
9 Voir Patricia Caillé et Lamia Guiga, « Pratiques des films au regard de l’offre et de la demande en Tunisie urbaine » dans Patricia Caillé et Claude Forest (éd.), Pratiques spectatorielles en Afrique francophone. Maroc, Tchad, Togo, Tunisie : Enjeux d’une empirie comparative (à paraître).
10 Ramon Lobato et James Meese (éd.), Geoblocking and Global Video Culture, Amsterdam, Institute of Network Culture, 2016, http://archive.org/details/Geoblocking.
11 Les premiers résultats de cette enquête sont parus dans Patricia Caillé et Claude Forest (dir.), Regarder des films en Afriques, Presses du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2017 ; Un autre volume avec une analyse plus détaillée des résultats est actuellement en cours d’évaluation.
12 Roman Lobato, « Subcinema : Theorizing Marginal Film Distribution », Limina : A journal of Historical and Cultural Studies, vol. 13, p. 113-120
13 Voir Laurence Allard, « Dire la réception : Culture de masse, expérience esthétique et communication », Hermès, vol. 8, nº 68, 1994, p. 65-84.
14 Tout en partageant certaines réserves émises par Laurence Allard vis-à-vis des enquêtes quantitatives dans « Cinéphiles à vos claviers ! Réception, public et cinéma », Réseaux, nº 99, 2000, p. 134.
15 Voir Philippe Coulangeon, Sociologie des pratiques culturelles, Paris, Repères, 2010 ; Voir Les Pratiques culturelles des Français (sic), enquêtes coordonnées de 1973 à 2009 par Augustin Girard puis Olivier Donnat et qui ont fait l’objet d’une analyse critique dans Olivier Donnat (ed.), Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, La Documentation française, 2003, p. 7.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Patricia Caillé
Université de Strasbourg, (CREM EA 3476)