Assaël Adary

Plaidoyer pour la création d’une nouvelle discipline : la data-déontologie

Table des matières

1Il est des sujets, comme les data, pour lesquels un acteur est censé, dans les cinq premières lignes, indiquer son camp. Est-il pour ou contre ? Est-il pro ou anti ?

2Disons-le tout de go, s’il faut choisir, je suis pour les Data ! Je considère comme une nécessité économique, mais aussi citoyenne, d’oser ouvrir les données aux expérimentations, y compris dans des sphères sensibles comme la santé.

3Certains diront avec ironie qu’avec 2,5 millions de téraoctets de données produites quotidiennement dans le monde, le choix n’existe plus et que la seule liberté qui nous reste est de rendre les armes face à « l’Armée des nombres »¹ (Libération) ou d’attendre le tsunami face au « data-déluge² » (The Economist).

4Pourtant, accepter la vague ne signifie pas rester passif devant son déferlement. Et derrière le « pour ou contre », se cache une question plus essentielle : quelle place pour les data souhaitons-nous dans nos vies ? Voulons-nous dompter la vague ou nous y noyer ? Sommes-nous prêts à subir aveuglément les data ou préférons-nous attendre sereinement leur avènement ? Accepterons-nous une vision brute et brutale des data ou parviendrons-nous à les raffiner pour en faire notre nouveau carburant économique, l’or noir du XXI^e siècle³comme d’aucuns le prédisent ?

5Mon propos se place du côté du praticien. J’ai co-créé et je dirige un cabinet d’études spécialisé dans l’évaluation de la performance des stratégies de communication. Depuis 1995 nous mesurons le retour sur investissement des campagnes. Pour y parvenir nous concevons les indicateurs pertinents, collectons et analysons les données. Notre métier, depuis 23 ans, s’est transformé. Avant-hier, nous collections les données de l’opinion, les données déclaratives. Hier, nous analysions les données issues des comportements, des traces que nous laissions consciemment ou inconsciemment dans des bases de données ou sur nos parcours digitaux. Aujourd’hui nous incorporons dans nos diagnostics les data issus des objets connectés. Les données issues d’objets connectés (smartphone, bracelets, balances, jouets et les objets dans le monde de l’entreprise) posent deux questions au data-déontologue :

• une question de propriété : j’ai acheté un objet qui produit des données dont je ne suis peut-être pas le seul propriétaire question : les données sont-elles à moi ?

• une question ontologique : les données issues de mes objets connectés sont-elles moi ? Le nombre de pas quotidien, le rythme cardiaque, etc. censés me décrire sont-ils vrais ?

6Aujourd’hui aux Etats-Unis où les débats de sociétés sur les données se concentrent davantage sur la véracité des données que sur la propriété (un débat plutôt Européen) un procès oppose des consommateurs et la marque de bracelet Fitbit⁴. La question posée derrière la dimension juridique est donc bien : est-ce réellement moi ou « seulement » mes données ?

7La question des données issues des objets connectés sera de plus en plus aigüe dans le monde du travail : les données issues des véhicules connectés, des vélos connectés des facteurs seront-ils considérés comme des données suffisamment vraies pour décrire l’activité réelle des collaborateurs ?

Datas et éthique

8Nous disposons de plus en plus de données, mais nous sommes obligés de constater qu’elles n’apportent pas plus de véracité. Depuis 6 ans, j’explore une nouvelle approche de mon métier : la « Juste » donnée. Juste méthodologiquement, juste dans sa capacité à être utile au diagnostic, juste juridiquement, etc. La juste donnée est la base de la démarche du Data-Déontologue.

9Il est des sujets vastes et complexes dont on s’attend à ce qu’avant d’être analysés, ils soient fragmentés ou concassés « en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre », comme dit Descartes (1637).

10J’ai choisi une autre voie, en proposant ici un regard qui englobe l’ensemble des aspects des data : bio, smart, big, small, de nature publique, issues du quantified self, des sondages d’opinion, de DMP (Data Management Platform) ou d’objets connectés…

11Bien que les data soient des objets polymorphes, on peut en effet les appréhender globalement quand il s’agit d’aborder leur dimension éthique. C’est même une obligation si l’on veut conduire une réflexion de portée générale sur les normes et les principes qui gouvernent leur utilisation. Dégager des règles communes, au-delà des usages particuliers, nous permettra d’améliorer nos pratiques à cet égard.

12Les évangélistes des data sont souvent gorgés de certitudes. Pour moi, le sujet soulève surtout des interrogations. Il y a urgence à sortir des idées convenues en la matière : à défaut, le citoyen et le consommateur pourraient n’avoir d’autre alternative que de choisir entre des data opaques et toutes-puissantes ou des croyances fondées sur les seules émotions.

13L’adjectif post-truth vient d’entrer dans le dictionnaire d’Oxford (mot de l’année 2016) un signal faible de cette tendance lourde, sociétale dans laquelle les situations où « les faits objectifs ont moins d’influence sur la formation de l’opinion que l’appel aux émotions et aux croyances personnelles »⁵. Le phénomène ne date certes pas d’aujourd’hui et la sentence du Protagoras de Platon « L’Homme est la mesure de toute chose » en était déjà la promesse. Les sophistes ont gagné dans la campagne du Brexit, de l’élection présidentielle américaine. Les scrutins italiens et autrichiens et certains épisodes hexagonaux donnent à la « post-vérité » une résonance amplifiée et questionne sur l’usage des données pour objectiver la réalité. La vérité ne serait-elle plus qu’une opinion parmi les autres ?

14Se pencher sur la déontologie des data, c’est les sauver d’elles-mêmes et de leurs dérives. Des données plus sincères, plus transparentes, plus acceptables seront plus acceptées.

15Ma démarche est tout à la fois une alerte, un questionnement et le début d’une solution par la création d’une nouvelle discipline, la « data-déontologie », et d’un nouveau métier, le « data-déontologue ». Espérons que la France formera bientôt un data-déontologue pour cinquante data scientists, cela suffira !

Former à la data-déontologie

16Demeure une étape essentielle : former les futurs data-déontologues ! Cette formation me semble essentielle à intégrer dans les cursus des communicants pour deux raisons majeures.

17Premièrement, elle obligerait à traiter des data, une dimension souvent négligée alors qu’elle devient majeure dans les cursus dédiés aux journalistes. Deuxièmement, elle s’intègrerait facilement dans les enseignements dédiés aux humanités et donnerait une nouvelle place aux questions d’éthique et de déontologie.

18Il est donc essentiel pour moi de partager mes convictions pour convaincre les universités et les écoles d’intégrer l’enseignement de la data-déontologie au sein des cursus des communicants. Cet enseignement doit tout à la fois mettre l’accent sur les humanités. En effet, les sciences humaines et plus singulièrement la philosophie en intégrant l’épistémologie voire l’enseignement de la logique des prédicats m’apparaît essentiel aujourd’hui dans un parcours de communicant. Ces enseignements sont notamment utiles pour déconstruire des argumentations erronées, comprendre les fondements de l’Intelligence artificielle et de la fabrication des algorithmes et plus encore développer un sens critique. Par ailleurs, un data-déontologue doit maîtriser l’essentiel des référentiels éthiques des métiers de communication (par exemple citions la norme ISO 2600 pour le secteur de la communication publiée en 2012, les recommandations de l’ARPP, le RGPD, les Lois Sapin 1 et 2, etc.). Notre secteur dispose aujourd’hui de la boîte à outils complète pour exercer nos actions dans des cadres éthiques parfaits. Qui connait ces référentiels ? Qui les utilise ? Enfin, bien évidemment il convient de former les communicants au code et à un minimum de dextérité en matière de collecte, stockage, traitements et analyse des données.

19Sans prétendre faire du communicant tout à la fois un juriste, un philosophe et un data scientist j’ai l’espoir de voir naître prochainement des data-déontologues.

Bibliographie

Notes

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