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ENQUÊTES, EXPÉRIENCES

Vincent Brulois, Jean-Marie Charpentier et Jacques Viers

Parole au travail, parole sur le travail : l’expérience d’une enquête associative

Article

Texte intégral

1Entre 2013 et 2016, l’Association française de communication interne (Afci) a coordonné une enquête singulière sur la parole au travail et sur le travail dans une dizaine d’entreprises. Elle faisait suite à une rencontre-débat en juillet 2013 qui avait mis en avant à la fois les difficultés de cette parole aujourd’hui et des initiatives pour lui permettre d’émerger. Le caractère singulier de l’enquête menée tient tant aux acteurs qui l’ont engagée (praticiens et universitaires) qu’aux enseignements tirés des entretiens.

Une enquête associative

2C’est dans le cadre d’un atelier de l’Afci, créé en 2009, autour des enjeux des sciences sociales pour la communication en entreprise qu’a germé l’idée de l’enquête. La question du rapport entre travail et communication était au cœur de nos réflexions. Une interrogation nous a porté, provenant d’un paradoxe initial. Comment rapprocher la pratique professionnelle des communicants de la réalité du travail ? Car, si la parole dans l’entreprise est en apparence foisonnante, l’information et la communication omniprésentes, la parole sur le travail au quotidien fait trop souvent défaut.

3Dès l’origine, se sont retrouvés au sein de cet atelier des praticiens de la communication, des consultants, des chercheurs en sciences sociales et notamment en sciences de l’information et de la communication. Pour l’occasion, l’Afci a également noué un partenariat avec une autre association, en l’occurrence l’Association des professionnels en sociologie de l’entreprise (APSE). Ce groupe de travail a tenu de nombreuses réunions, mené des auditions, initié des formations, des groupes d’analyse de pratiques, rédigé des articles, tenu des colloques… Tout un travail d’articulation en somme, entre le monde professionnel de la communication et les apports des sciences sociales.

4Fort de ce travail accumulé, la nécessité d’un prolongement s’est imposée à nous. Il fallait approfondir cette question de la parole au/sur le travail par une enquête. Nous voulions, notamment, identifier des espaces d’échange dans les entreprises ou d’autres organisations. Au-delà, nous souhaitions comprendre les raisons de leur mise en place, le contexte dans lequel cela s’est passé, les acteurs qui en ont été moteurs, leur fonctionnement, ce qu’ils ont produit. Il s’agissait aussi de mesurer, autant que possible, l’apport de la communication interne dans l’éclosion et le déploiement de ces « espaces de discussion »1. Nous l’avons fait de manière très pragmatique en constituant un groupe d’enquête avec plusieurs binômes praticiens-chercheurs. Le parti pris, assumé, était de mener moins un travail de recherche qu’une étude tout en nous appuyant sur cette hybridation féconde. Concrètement, nous avons mené l’enquête sur différents terrains où il se passe quelque chose du point de vue de la parole sur le travail au travail. Cela nous a permis de voir comment des espaces et des temps d’échanges ont été initiés, développés voire intégrés dans le fonctionnement de ces organisations. De fait, une trentaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés en 2013 et 2014 chez Spie batignolles, chez Socla, à la SNCF, au Ministère de l’économie et des finances, chez EDF, chez Enedis (ex-ERDF). Ils ont été complétés ensuite par plusieurs entretiens avec des responsables de Renault, Michelin et APICIL en 2015 et 2016. En allant à la rencontre des acteurs, nous avons cherché à prendre en compte le sens donné à l’action en identifiant les initiatives et en reconnaissant les capacités réflexives de ceux que nous avons interrogés (dirigeants, managers, salariés, représentants syndicaux). Notre approche s’est voulue résolument compréhensive.

Un constat d’éloignement

5Sans conteste, le premier enseignement tiré de cette enquête est que les démarches autour de la parole professionnelle font souvent suite à une réalité d’éloignement. Ainsi, tel que nous avons pu nous en rendre compte sur nos terrains, le renouveau de la question de la parole des salariés est dû, entre autres, au fait que beaucoup d’acteurs de l’entreprise se sont éloignés pour diverses raisons de la scène du travail, donc des salariés. Constat paradoxal puisque, dans le même temps, ce même salarié est soumis à des facteurs d’incertitude de plus en plus présents, nécessitant des arbitrages, des choix, des décisions dans le quotidien de son activité, et favorisant (potentiellement) ce que l’on appelle communément des risques psychosociaux. Le travail est fait, mais n’est pas discuté, laissant chacun sans interlocuteur quand un problème survient. Le fil est bien trop souvent rompu entre le manager et son équipe, entre les acteurs des fonctions transverses (communication, ressources humaines) et les acteurs opérationnels, entre les représentants syndicaux et les salariés. Tous sont concernés par cet éloignement du travail au quotidien et de la manière dont les équipes cherchent à bien faire leur travail.

6Premiers acteurs concernés, les managers. Ils sont notamment happés par des contraintes gestionnaires qui les obligent, dans le cadre de procédures de reporting, à « alimenter les machines de gestion » selon la formule de Matthieu Detchessahar2. Conséquence : le manager – pourtant dit de proximité – s’éloigne du terrain et du travail de son équipe. Les responsables RH, eux aussi, se sont éloignés du terrain, souvent par la force des choses. Dans le même temps que les entreprises élargissaient leur périmètre d’action, les équipes RH ont été réduites et la fonction a été recentrée sur des activités jugées essentielles, délaissant les autres de diverses manières jugées innovantes : mutualisation, fonctionnement par processus, développement de plateformes dédiées, mouvement d’externalisation voire de délocalisation, délégation aux managers opérationnels. La communication, autre fonction concernée, succombe aussi au risque de l’éloignement. Une communication, centrée sur la marque et faisant du salarié un client interne, auquel on s’adresserait sur le même registre que les prospects externes de l’entreprise, a envahi les pratiques professionnelles. Elle a, de fait, créé de la distance là où de la proximité était attendue. Le déploiement tous azimuts d’outils a renforcé l’impression d’éloignement en mettant des écrans et donc en instaurant de la distance entre les communicants et les salariés. Le syndicalisme enfin, s’est lui aussi éloigné du travail, dû notamment à une certaine institutionnalisation. Sans compter qu’il a toujours eu du mal à relier le dialogue social institué et le dialogue professionnel entre acteurs de proximité. Son exclusivité dans le premier champ a souvent eu pour conséquence qu’il a minimisé le second. Le défaut d’articulation entre dimension représentative et dimension participative n’est pas pour rien dans la distance évoquée.

7C’est entre autres pour répondre à ces éloignements que des entreprises, des administrations expérimentent, développent, voire favorisent, de nouvelles pratiques communicationnelles dans et sur le travail. À la recherche en quelque sorte d’une parole nécessaire, aussi bien pour l’entreprise que pour ses acteurs.

Ce que l’enquête nous a appris

8Les pratiques que nous avons observées témoignent toutes, d’une manière ou d’une autre, du besoin de confrontation et de communication dans le travail, que ce soit entre salariés, entre managers et salariés ou entre les managers eux-mêmes. Le constat émane de situations de travail, de réalités managériales et de contextes professionnels forts différents. Il révèle des pratiques multiformes qui renvoient tantôt à des mutations ou changements continus, à de nouveaux processus industriels (plus ou moins reliés au lean management), à la mise en place de démarches QVT, à des évolutions dans le management, aux relations sociales, à la communication, à la sécurité et, bien souvent, au croisement de plusieurs de ces facteurs. Si ces pratiques se caractérisent en première approche par la pluralité de situations qu’elles font apparaître, il n’en reste pas moins que, sur chacun de ces terrains, il se passe quelque chose du point de vue de la parole dans le travail à travers :

  • des dénominations différentes : démarches Décadécisions ou Mieux vivre au travail, Minute Sécurité, Point 5 minutes, projet Parlons de nous et de nos métiers, Rendez-vous PEPIT’, etc.

  • des formes différentes : brief/débrief dans le travail au quotidien, espaces de discussion, groupes multidisciplinaires, ateliers de managers, etc. au sein d’une démarche de lean management ou non, dans le cadre d’une réorganisation ou non ;

  • des acteurs divers : managers seuls, manager avec son équipe (collectivement ou séparément), intermédiation de fonctionnels RH ou non, participation de responsables de la conduite du changement ou non, participation de communicants ou non, etc.

  • des finalités particulières : évoquer les projets en cours, des situations réelles, des difficultés ou des sujets problématiques, faire remonter des questions, échanger autour de la sécurité, de la santé au travail et de la prévention, faire le lien entre des projets en cours et les incidences sur les métiers, identifier et résoudre collectivement des dysfonctionnements.

9Quoi qu’il en soit, toutes ces actions ou démarches constituent des exemples d’échanges autour du travail. En y regardant bien, quatre éléments apparaissent comme des facteurs récurrents et soulèvent des questionnements d’un terrain à l’autre.

Les managers sont doublement concernés

10C’est principalement avec les managers que la parole est échangée ; en direct, le plus souvent, et de façon récurrente. Dans certains cas, comme à Renault-Flins par exemple, il y a un temps d’échange entre pairs, préalable à la rencontre avec le management. Mais dans la plupart des cas, le manager est présent à l’échange. À la SNCF, une réunion quotidienne d’échange sur le travail se tient en présence du manager, même s’il n’est pas l’animateur de la réunion.

11Autre trait saillant, la parole sur le travail concerne aussi les managers, en tant que tels. À travers des groupes de pairs, des ateliers du management à Enedis, les managers sont impliqués dans des dispositifs ou espaces spécifiques. Parfois, cette expression des managers eux-mêmes sur leur rapport au travail est considérée comme un préalable favorisant la réussite des échanges avec les salariés. Certains font le constat que si le niveau managérial n’est pas impliqué, y compris pour son propre compte, les dispositifs d’échange avec les salariés risquent l’essoufflement. Impliquer le manager, c’est en quelque sorte le rendre auteur et facilitateur de la démarche.

La parole se rapproche du travail

12L’enjeu dominant semble être de plus en plus une parole dans le travail et non à côté ou au-dessus : « C’est une démarche de dialogue et d’écoute, une expression sur le travail dans une optique de résolution de problèmes ». C’est notamment perceptible avec le développement par exemple du Point 5 minutes au cours de la journée, à la SNCF ou chez Michelin. Plus ou moins dérivés du lean, ces rendez-vous traduisent le besoin d’internaliser la communication jusqu’au cœur du travail. On parle du quotidien, des événements, des difficultés : « Il s’agit de faire s’exprimer les équipes sur les difficultés rencontrées au quotidien, de susciter et d’entendre leurs propositions ». Dispositif a priori simple, mais nécessaire, car les salariés ne souffrent pas tant du travail lui-même que de ne pouvoir en discuter comme le relève Pascal Ughetto3.

La parole renvoie aux problèmes

13Les problèmes et les dysfonctionnements sont consubstantiels au travail. Travailler, c’est produire des biens et des services, mais dans les faits c’est bien souvent résoudre des problèmes. Or, parler des problèmes est encore très contre-culturel dans beaucoup d’entreprises françaises où la « logique de l’honneur »4 prévaut, qui considère les problèmes comme des faiblesses ou des échecs. Il est alors préférable de se taire plutôt que de parler, au risque de laisser s’installer un « silence organisationnel »5. C’est sans doute un des défis majeurs de ces dispositifs de communication dans le travail que de banaliser le fait de parler des problèmes. « Puisque la parole est donnée, il faut accepter que les choses soient dites », note un manager, insistant sur la nécessité de s’expliquer, d’échanger, de discuter, voire de se disputer autour du travail, de son organisation, du fonctionnement des équipes.

Une dimension de subsidiarité nécessaire

14La tradition française, y compris avec les lois Auroux, veut que l’on fasse remonter les problèmes avec toutes les difficultés que cela pose. Pour reprendre l’expression d’un dirigeant de Renault, il s’agit désormais de « faire redescendre l’organisation où se pose le problème ». Cette subsidiarité pose des questions relatives à la nature hiérarchique des structures et au fonctionnement des organisations. « On est dans un système hiérarchique assez féodal », note un interviewé. Un autre constate que sa propre hiérarchie « reste encore persuadé[e] que l’organisation est fixée une bonne fois pour toutes ». Ce qui ressort des différentes pratiques, c’est qu’au fond il ne peut y avoir de véritable reconnaissance de la parole sur le travail sans marge d’autonomie pour le traitement local des problèmes. Une marge essentielle car travailler, c’est communiquer et les échanges servent « à maintenir, à ajuster et à compléter l’organisation » contribuant ainsi à faire vivre une « organisation en acte »6

La durée des pratiques

15Elle dépend en grande partie de l’appropriation des dispositifs par les managers et les salariés. Ou bien elles parviennent à s’inscrire dans le quotidien de l’entreprise, ou alors elles ne sont que des phases éphémères dans un milieu qui, au final, ne s’approprie pas ces pratiques sur le long terme : « La greffe commence à prendre ; tout au moins, il n’y a pas eu de rejet du greffon » remarque prudemment un manager. En tout cas, le one shot signe de façon quasi systématique une certaine forme d’échec : on le perçoit comme un « coup de com’« et non comme un espace de parole dans lequel on peut s’inscrire. La durée dépend de la plus ou moins grande relation au travail réel, aux problèmes concrets, de l’implication du management et, surtout, de la compatibilité entre ces pratiques et la culture de l’entreprise.

La place des communicants, des RH et des syndicats

16Au final, les différents terrains révèlent tous un enjeu de communication dans le travail, mais souvent sans les communicants, mis à part quelques cas d’espèce (SNCF, APICIL). Il y a un certain paradoxe à ce que cette communication de travail se développe complètement en dehors de ceux qui ont la charge de la communication interne. Un paradoxe qui appelle certainement de la part des professionnels de la communication une prise de conscience de ce que représente la communication dans le travail, afin de l’accompagner et d’aider ceux qui en sont les acteurs. Au-delà, les RH peuvent être aussi des acteurs aidants dans cette communication de proximité, à condition que la fonction s’extraie des processus pour entrer dans une démarche plus compréhensive des formes de collaboration et de coopération. Quant aux syndicats, leur prise en compte de cette communication de proximité pose la question de leur rapport au travail et pas seulement à l’emploi. Leur participation à la mise en place de certaines démarches (Renault, Ministère de l’économie et des finances) est sans doute le signe qu’ils ne peuvent être absents de ce qui se joue là.

17Le sujet de la parole en entreprise prend un sens particulier aujourd’hui. Dans un univers professionnel en mouvement permanent, il a à voir avec la qualité du travail, l’innovation et la performance, mais aussi avec la santé au travail. Il manque des temps et des espaces pour parler du travail, évoquer les problèmes, les tensions, les dilemmes entre salariés et managers comme entre salariés. Cette question n’est en rien marginale. Avec cette enquête dont les résultats ont donné lieu à la publication d’un livre blanc7 en 2017, l’Afci témoigne de l’importance de cette question pour la communication en entreprise, dès lors qu’on ne la limite pas aux éléments de langage ou aux contenus formatés.

18Nous en avons tiré quelques enseignements qui concernent la proximité, la subsidiarité et la dimension partagée de la communication, partagée entre plusieurs acteurs, notamment les managers et les salariés. Les communicants, avec d’autres, ont un rôle à jouer pour faciliter ce partage car c’est bien au cœur du travail que les enjeux de communication sont aujourd’hui les plus forts. Or, ils sont encore trop souvent absents des dispositifs ou initiatives comme si la fonction Communication n’était pas concernée par la communication dans le travail. Au moment où l’on sollicite de toute part l’engagement des salariés, on voit bien que la condition de cet engagement ne peut plus être la seule soumission aux injonctions. S’engager dans l’entreprise demande une capacité d’intervention sur ce que l’on fait et comment on le fait. S’engager nécessite de s’expliquer. Il s’agit d’une réappropriation par le salarié de son travail pour soi et avec les autres. Cette enquête d’un type un peu particulier, aux frontières du professionnel et de la recherche, a eu le mérite de le mettre au jour et d’irriguer la réflexion d’une association professionnelle.

Notes

1  En juin 2013, un accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail recommandait d’encourager et de favoriser l’expression des salariés sur leur travail (art.12, titre V).

2  On peut lire un certain nombre de travaux de sociologie (Dupuy2015 et 2011 ; Tixier 2010), de sciences de gestion (Detchessahar 2009, Segrestin et Hatchuel 2012) ou de psychologie du travail (Clot 2010) à l’aune de la problématique de la communication au travail. Sous plusieurs aspects, ils convergent autour de la proximité (ou plus exactement de la distance), de l’échange et de la discussion sur le travail.

3  Intervention lors du colloque de l’Anact, Rendons le travail parlant ! (Paris, 15 juin 2015) : « Les salariés souffrent moins des exigences du travail que de ne pouvoir en parler ».

4  Philippe d’Iribarne, La Logique de l’honneur, Paris : Seuil, 1993.

5  Elisabeth Wolfe Morrison et Frances J. Milliken, « Orgnizational silence : a barrier to change and development in a pluralistic world », The Academy of management review, n°4, octobre 2000.

6  Michèle Lacoste, « Peut-on travailler sans communiquer ? » dans Langage et parole, (dir. A.Borzeix et B.Fraenkel), Paris : CNRS Editions, 2000.

7La Parole au travail, la parole sur la travail, Paris : Afci, juin 2017.

Pour citer ce document

Vincent Brulois, Jean-Marie Charpentier et Jacques Viers, «Parole au travail, parole sur le travail : l’expérience d’une enquête associative», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 15-Varia, ENQUÊTES, EXPÉRIENCES,mis à jour le : 01/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=185.

Quelques mots à propos de : Vincent Brulois

Université Paris 13, LabSIC, brulois@univ-paris13.fr

Quelques mots à propos de : Jean-Marie Charpentier

Consultant, administrateur de l’Association française de communication interne (Afci), jmcharpentier.ecs@gmail.com

Quelques mots à propos de : Jacques Viers

Administrateur de l’Association des professionnels en sociologie de l’entreprise (APSE), jacques.viers@gmail.com