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> Intermédialité

Aurélia Gournay

Émergence de nouveaux modes de narration et de réception dans les séries TV : de l’inter- à la méta-médialité dans Sherlock et Black Mirror

Article

Texte intégral

1Dans De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, François Jost remarque, dans les séries télévisées actuelles, une multiplication des procédés visant à « construire une réalité au-delà des apparences » et à étendre notre capacité normale de vision. La thématique du secret et du mensonge y devient centrale et s’accompagne d’un renouvellement esthétique et narratif, visant à déplacer, dans le domaine de l’image, le fantasme d’omniscience cher à la littérature. Ces nouveaux procédés confrontent le téléspectateur à ce que Jost nomme des « images impossibles ». La sphère de l’intimité se trouve redéfinie et les moyens d’exploration du for intérieur se multiplient. En empruntant à la littérature, au cinéma mais aussi à d’autres médias, tels internet ou les jeux vidéo, ces séries se tournent vers l’intermédialité et renouvellent l’expérience spectatorielle, en nous incitant à de nouveaux modes de visionnages. Sherlock et Black Mirror jouent sur ces différentes formes d’intermédialité et en exploitent les ressources. Mais l’intérêt de ces deux séries britanniques est surtout la façon dont cette intermédialité est sans cesse questionnée. Cet article tentera donc de mettre en évidence la façon dont ces fictions parviennent, en passant de l’inter- à la méta- médialité, à interroger les médias eux-mêmes et leur place dans notre société.

Enjeux de l’intermédialité dans les deux séries : un renouvellement esthétique au service d’une quête du sens

Secrets et mensonges : révéler la vérité cachée derrière les apparences

2François Jost voit, dans les fictions policières, un modèle qui s’est étendu à l’ensemble des séries et dont le schéma narratif est le suivant : « le héros est mû par un secret qui lui donne à la fois la motivation et le don pour découvrir le secret de l’autre » (Jost, 2011 : 52). Ce secret devient le « noyau organisateur de tous les comportements » (Jost, 2011 : 55). Si elle n’échappe pas à la récurrence de ce scénario, la série Sherlock s’appuie sur un procédé esthétique original pour mettre en valeur cette quête de la vérité cachée : la surimpression, c’est-à-dire l’inscription de texte sur l’image. Dans l’épisode pilote, la conférence de presse donnée par le lieutenant Lestrade place le spectateur au milieu d’un dispositif déstabilisant qui, en multipliant les écrans et les points de vue, appelle à une forme de distanciation. Cette dernière est renforcée par l’affichage systématique à l’écran des SMS reçus par les journalistes, qui récusent chaque déclaration par un seul mot : « Faux ». La surimpression met donc en valeur l’opposition entre vérité et mensonge et rappelle, comme le remarque Jost, que « le moteur de la fiction n’est plus une énigme reposant sur un décodage du visible, mais le secret qui enfouit la vérité, et le but de l’enquête est de révéler ce qui est caché par les protagonistes. » (Jost, 2011 : 52).

3Par ce procédé de surimpression, le spectateur est invité à regarder au-delà des apparences et à adopter une vision plurielle : il doit être à la fois attentif aux images et à leur décryptage. Dès sa première apparition, Sherlock se présente ainsi comme celui qui « lit » sur les corps, les vêtements et les objets. Le légendage offre la possibilité d’accéder au même degré de perspicacité et d’expérimenter le fantasme de l’omniscience. Il offre aussi une alternative à des procédés plus classiques de dévoilement de l’intériorité, tels que la voix over qui, dans les séries, offre, selon Jost, un accès vers « un autre continent, qui n’est plus du ressort du visible, mais du caché, du secret, de l’intime au sens propre » (Jost, 2011 : 38).

4De plus, l’inscription de ces « légendes » sur les indices se fait de façon dynamique et progressive, reproduisant le cheminement de la pensée. Dans l’épisode 1 de la saison 2, « Scandale à Buckingham », Sherlock observe l’employé du palais et ajuste au fur et à mesure les informations qu’il récolte. Quant à Irène Adler, elle se rend indéchiffrable en paraissant nue. Les points d’interrogation qui s’inscrivent à chaque endroit où Sherlock pose le regard traduisent ce sentiment de mystère. La nudité assimile The Lady à une page blanche sur laquelle le héros ne peut rien lire. Cependant, sa supériorité est réaffirmée en ultime recours puisqu’il parvient à reconstituer le code du coffre-fort, qui correspond aux mensurations de la jeune femme : le sens de l’observation de Sherlock le place comme celui qui sait lire entre les lignes.

5Contrairement à Sherlock, la série d’anticipation Black Mirror ne repose sur aucun procédé récurrent : elle se présente comme une succession d’épisodes bouclés et indépendants. L’intermédialité y est néanmoins centrale, tout comme la question de l’omniscience et de la quête de la vérité. Dans l’épisode 3 de la saison 1 (« The entire history of you »), les personnages d’une société futuriste sont pourvus d’un « grain » inséré derrière leur oreille qui enregistre leurs souvenirs et permet leur visionnage. Leur passé ne leur appartient donc plus : les évaluations professionnelles s’appuient sur une rediffusion de la période écoulée, afin de vérifier qu’il n’y a pas de suppressions ou d’atteintes aux règles, tandis que l’embarquement dans un avion est soumis à un contrôle de la dernière semaine du passager. Mais les souvenirs peuvent aussi être regardés et commentés en société, à la manière d’un film.

6Cette plongée permanente dans la mémoire brouille la temporalité narrative et donne accès à des fragments du passé des personnages. Cela leur confère une épaisseur mais crée aussi des interrogations, en raison du caractère fragmentaire de ces intrusions. D’un point de vue esthétique, elle conduit à une prolifération des écrans : les souvenirs s’affichent sur les écrans d’ordinateur, les téléviseurs, le GPS de la voiture ou directement en surimpression sur l’image. Dénué de toute forme de subjectivité et d’émotivité, le « grain » réalise le rêve d’accéder à une mémoire sans faille et s’inscrit dans une logique de surveillance des individus et de quête obsessionnelle de la vérité. Cette dernière peut entraîner des rediffusions compulsives des mêmes scènes pour guetter le moindre signe de mensonge. Le mari jaloux se livre ainsi à de véritables explications de textes et décortiquer chaque nuance dans le comportement de sa femme. L’intermédialité donne alors accès à une perception amplifiée et invite à sortir de la position de récepteur passif pour effectuer un travail de décryptage minutieux : activation de la lecture labiale pour connaître a posteriori les propos échangés entre les deux amants, analyse du langage non verbal, confrontation des souvenirs du mari et de ceux de son épouse pour vérifier leurs versions respectives d’une même scène… Mais l’enregistrement objectif et sans faille du vécu n’empêche pas la subjectivité au moment du visionnage, ce qui pose le problème de l’interprétation des signes. De plus, si le détail le plus anodin peut trahir le secret le mieux caché, l’absence de trace accuse aussi puisqu’elle laisse un trou dans l’historique de la personne concernée. En matérialisant les dossiers qui archivent le vécu de chacun, la série gomme la frontière entre l’humain et l’ordinateur.

7La thématique du secret est également au centre de l’épisode 3 de la saison 3 (« Shut up and dance »). En effet, les personnages ont pour seul lien le fait de vouloir sauver leur secret, tombé entre les mains de hackers qui les font chanter, et d’empêcher ces derniers de le révéler à leurs proches et de le divulguer sur les réseaux sociaux. L’utilisation récurrente de la 3e personne du pluriel pour désigner les maîtres chanteurs conduit à une forme de déshumanisation et les transforme en une instance supérieure, emblématique d’une société soumise à la dictature des médias et dans laquelle il est difficile de maintenir une part de vie privée. Les traces laissées sur internet sont perçues comme autant de taches indélébiles qui nuisent à la web réputation et contre lesquelles il semble n’y avoir aucun antidote. L’intimité est-elle devenue une notion périmée et illusoire ?

Vers une redéfinition des frontières de l’intime

8L’obsession du secret et du mensonge conduit à une survalorisation de la transparence. Si la vérité est souvent enfouie derrière les apparences, son dévoilement passe par une plongée au cœur de l’intime et de l’intériorité des êtres et des choses. Dans Sherlock, la surimpression de textes nous plonge dans les méandres du cerveau d’un génie de la déduction et matérialise, sous les yeux du téléspectateur, les étapes de son raisonnement. Dans l’épisode 2 de la saison 2 (« Les chiens de Baskerville »), les mots se croisent et se recoupent jusqu’à faire émerger l’acronyme dans lequel réside la clé de l’énigme. La vitesse avec laquelle Sherlock jongle avec les termes s’accorde à la rapidité de son débit de parole, caractéristique marquante des réécritures télévisuelles du détective qui, comme le remarque Marie Maillos, contribue à donner « un aspect vertigineux à la moindre de leur découverte. » (Maillos, 2014 : 264) Mais la focalisation interne ne repose pas uniquement sur ce procédé : les images mentales sont employées pour permettre la visualisation des théories du héros. Par un effet de dédoublement, celui-ci se trouve projeté au milieu de ses hypothèses. Cette exploration du « palais mental » du détective rejoint ce que François Jost définit comme des « images impossibles, au-delà de ce qui nous est donné de voir dans la réalité » (Jost, 2011 : 41). Sherlock utilise donc l’intermédialité pour accomplir le but de nombreuses fictions : « entrer dans la tête de l’autre, savoir ce qu’il sait, comprendre ce qu’il sent, voir ce qu’il voit. » (Jost, 2011 : 46).

9Dans Black Mirror, la dimension d’anticipation permet de complexifier encore le recours aux images mentales, en les dotant de nouvelles potentialités. Ainsi, l’épisode 3 de la saison 1 propose une exploration de la mémoire et retravaille certaines conventions littéraires, telles que l’analepse ou le point de vue omniscient1. Le « grain » permet, en effet, de nouvelles formes de récit rétrospectif à la première personne, avec possibilité de focaliser sur un détail, de ralentir, d’accélérer, de s’arrêter… Le passé se surimpose même au présent : la superposition de deux scènes d’amour permet de confronter souvenir et expérience actuelle et d’instaurer des jeux d’échos. Mais cet enregistrement systématique des souvenirs met aussi en péril l’intimité : vérification de l’historique et des suppressions éventuelles, rediffusion ou effacement de souvenirs sous la contrainte… Dès lors, le voyeurisme et la pulsion scopique s’inscrivent au cœur des relations entre les êtres : vol du « grain », visionnage compulsif d’enregistrements à caractère sexuel, besoin masochiste du mari trompé de voir l’adultère…

10La dépossession de l’intimité est également au centre de l’épisode 2 de la saison 3 (« Playtest ») : le jeu en réalité augmentée testé par le héros utilise ses peurs les mieux enfouies et déploie ses racines au plus profond de son cerveau pour se nourrir de ses angoisses. L’ocularisation interne fait partager cette expérience au téléspectateur mais la visualisation, en contrepoint, des mêmes images, filmées par la caméra de surveillance des expérimentateurs, produit un effet de distanciation. Ce dispositif nous rappelle, comme le note François Jost, que notre mode d’appréhension de la réalité repose désormais sur la médiatisation et sur les écrans (Jost, 2011 : 15).

11L’intermédialité modifie également la construction des personnages. La succession très rapide de plans accompagnés de musique, empruntée à l’esthétique du clip vidéo, permet, par exemple, de leur conférer une épaisseur et un passé en quelques secondes. Le procédé apparaît aussi bien dans Black Mirror, notamment au début de l’épisode 2 de la saison 3, que dans Sherlock (le prologue de l’épisode pilote retrace en quelques plans le passé militaire de Watson). Mais Black Mirror étend les emprunts à d’autres domaines, ce qui accentue encore sa dimension intermédiale. Dans l’épisode 1 de la saison 3 (« Nosedive »), la vie de l’héroïne est résumée par une série d’organigrammes et de diagrammes projetés sur grand écran. Ces derniers schématisent ses interactions avec le monde extérieur et sa vie sociale. De même, l’affichage à l’écran des SMS ou des échanges et profils sur les réseaux sociaux devient une manière de remplacer les portraits et descriptions, traditionnellement pris en charge par le narrateur. L’intermédialité contribue aussi, ici, à l’effet de réel, au sens où le définit Hervé Glévarec2.

De l’inter- à la méta- médialité : questionner notre rapport aux fictions et aux médias

Mises en abyme et triomphe de la réflexivité

12Comme le rappelle Hervé Glévarec :

Les programmes télévisuels sont marqués, depuis les années 80, d’une forte réflexivité. La néo-télévision est une télévision qui se prend pour objet, parle d’elle […] à l’inverse de la paléo télévision, pensée, elle, dans un rapport d’extériorité, comme fenêtre sur le monde. (Glévarec, 2010 : 216).

13Nos deux séries confirment cette analyse et la prolongent au-delà du champ de la télévision. Dans Sherlock, le blog de Watson pose le docteur en narrateur potentiel, conformément aux romans de Conan Doyle. La transposition du journal intime en un blog s’inscrit dans la logique de modernisation de la série. Mais le caractère polyphonique des œuvres littéraires se retrouve aussi dans la mise en abyme d’autres médias qui relaient les aventures du détective : flash infos, Unes de journaux…

Le blog est aussi une manière de jouer avec les références du spectateur. Le titre « Étude en rose » (saison 1, épisode 1) est présenté comme une trouvaille de Watson et commenté par Sherlock au début de l’épisode 3 de la saison 1 : Sherlock devient un double des téléspectateurs qui n’ont pu manquer de relever la référence33. Ce jeu est encore plus évident avec le chapeau. Rendu célèbre par le blog, Holmes s’empare, pour se cacher des flashs des journalistes, d’un couvre-chef choisi à la hâte. Ce dernier devient emblématique de son personnage et envahit la presse. L’insistance sur l’accessoire a un caractère réflexif et rend hommage à Conan Doyle, dont le personnage est justement connu pour son deerstalker. Le clin d’œil est d’ailleurs repris à la fin de l’épisode 1 de la saison 3 pour consacrer le retour de Sherlock : traqué par les paparazzis, il affirme son désir de « redevenir Sherlock Holmes » en se coiffant du deerstalker, ce qui confirme sa volonté de s’inscrire définitivement dans le mythe holmésien.

14Mais la réflexivité est présente dans d’autres éléments de l’épisode : Mary lit le blog de Watson et le commente à haute voix, tandis que le blog de Sherlock sur la résistance des fibres naturelles fait l’objet de railleries. Ce blog fait écho aux allusions à son site internet qui expose des théories scientifiques rébarbatives. La transmédialité est d’autant plus remarquable que ces différents blogs et sites existent simultanément à l’intérieur de la série et sur le net. Les hypothèses sur la mort de Sherlock fonctionnent, pour leur part, comme une mise en abyme des discussions des forums de fans. Ces théories parfois farfelues sont un clin d’œil aux fans fictions. L’introduction de certains de ces scénarios dans l’épisode, sans démarcation avec le récit cadre, leurre le téléspectateur qui se trouve successivement confronté à plusieurs variantes autour d’un même évènement. Cette réflexion sur l’influence des pratiques de fans dans la construction des univers fictionnels confirme les analyses proposées par Henry Jenkins autour du transmédia. En effet, comme le remarque Éric Maigret :

Dans Convergence Culture, Jenkins définit la nouvelle culture comme articulant deux phénomènes. La participation des publics est une tendance […] que les producteurs de sens ne peuvent plus fondamentalement contrecarrer : il n’est plus possible de faire sans les récepteurs ou les consommateurs de sens qui ne se contentent plus de réagir, de s’approprier et de détourner les messages informationnels et les œuvres de divertissement, mais qui s’impliquent parfois dès le stade de la production. (Maigret, 2013 : 57)

15Black Mirror questionne en permanence notre rapport aux médias et aux nouvelles technologies. L’épisode 1 de la saison 1 (« The national antheme ») met en exergue la vitesse de circulation des nouvelles à l’ère des chaînes d’information en continu et du partage frénétique sur les réseaux sociaux. Ces derniers acquièrent une force injonctive : les internautes infléchissent le déroulement de l’intrigue et manipulent les personnages. Les nombreux plans sur les téléviseurs qui affichent les bandeaux des flashs infos et sur les écrans d’ordinateurs, connectés en permanence sur facebook ou twitter, ponctuent chaque action, dans une course perdue d’avance contre ce flux des breaking news et des notifications. Dans l’épisode 1 de la saison 3, ce sont les likes et la quête d’une bonne note de popularité qui déterminent les faits et gestes de chacun, d’autant plus que certaines libertés sont conditionnées à l’obtention d’une note minimale, instaurant une marginalisation de ceux qui veulent s’affranchir de cette règle. La diction et le jeu, volontairement empruntés et artificiels, des protagonistes introduisent une réflexion sur l’impossibilité de toute interaction sincère et spontanée. L’affichage systématique des notes importe, dans le domaine de la fiction, les pratiques de notations et d’avis, omniprésents sur internet. L’itinéraire de l’héroïne revêt une portée réflexive et dénonciatrice : obnubilée par l’obtention d’une note de 4.5, elle se contraint à des interactions calculées et guette avec anxiété le résultat de chacune de ses publications en ligne. Entraînée dans une véritable descente aux Enfers à l’allure de road trip, elle voit, au contraire, sa côte décroître vertigineusement, ce qui la conduit en prison, lieu d’une libération jouissive de la parole où elle renoue enfin (tout comme le téléspectateur) avec des échanges non policés.

Effets de ruptures et de décalages

16L’intermédialité conduit aussi à instaurer une forme de distanciation. Dans l’épisode 1 de la saison 2 de Sherlock, le héros étudie la scène de crime par webcam interposée. La médiatisation de l’écran promené par Watson modifie complètement la réception de la séquence, d’autant plus que le détective est nu face à son ordinateur et que la caméra déforme par moments ses traits.

17Dans Black Mirror, la prise de distance passe par l’esthétisation de certaines scènes. Dans les épisodes 1 et 3 de la saison 1, le téléspectateur est plongé dans une sorte d’omniscience grâce à la multiplication des écrans et des points de vue. Mais cette recherche de transparence est contrebalancée, lors du climax, par un retour à des procédés plus conventionnels qui permettent de masquer l’élément le plus attendu : dans l’épisode 1, l’acte sexuel entre le politicien et le porc est caché et la caméra ne s’attarde que sur les visages dégoûtés et les commentaires des téléspectateurs qui le suivent en direct, tandis que dans l’épisode 3, c’est le visionnage des ébats entre la femme du héros et son amant qui est élidé selon des procédés similaires. Dans les deux cas, l’esthétique prend le pas sur la volonté de réalisme, avec un recours à des procédés filmiques plus marqués (flou, plans séquences…) et une utilisation appuyée de la musique. Cette rupture déclenche la frustration du récepteur qui se sent lésé et manipulé. La manipulation est également au cœur de l’épisode 3 de la saison 3 : les SMS des hackers lient, dans une même trame narrative, de parfaits inconnus et les incitent aux confidences. Cependant, le secret du héros n’est dévoilé que dans les dernières secondes, tout comme sa véritable nature. Le recours à l’ellipse frustre le téléspectateur et accentue l’effet de chute puisqu’il réalise au dernier moment que la focalisation interne l’a conduit à s’identifier à un monstre et à concevoir de l’empathie pour lui. L’omniscience des hackers n’est donc pas, en définitive, partagée par le spectateur qui est une victime de plus dans leur plan.

18L’esthétique de certains passages évoque aussi les jeux vidéo à monde ouvert : présence du GPS qui guide les personnages, affichage des SMS injonctifs qui rappellent les instructions et le compte à rebours… Notons que les mêmes procédés se retrouvent dans l’épisode 1 de la saison 3 de Sherlock, lors de la course contre la montre menée par Sherlock et Marie pour sauver Watson. L’intermédialité permet donc une immersion plus grande dans la fiction. Le jeu vidéo est d’ailleurs le sujet de l’épisode 2 de la saison 3 (« Playtest »). Ce dernier illustre une autre forme de manipulation du téléspectateur, en construisant sa chute sur le procédé de la dilatation temporelle. En effet, la fin permet de réaliser que tout ce qui vient d’être montré ne correspond, en réalité, qu’à 4 secondes réelles dans le récit cadre. Cette révélation entraîne le trouble et affecte a posteriori toute l’analyse de l’épisode.

19Sherlock et Black Mirror inscrivent, en définitive, l’intermédialité au cœur de leur esthétique et de leur construction. Miroirs de nos sociétés hyper-connectées où l’intimité est de plus en plus réduite, ces fictions jouent sur le fantasme d’omniscience pour renforcer l’identification aux personnages et l’immersion dans l’intrigue. Mais les jeux sur les focalisations sont aussi source de manipulation : à vouloir trop voir, le spectateur peut manquer de recul. La force des deux séries est justement de proposer un questionnement sur les différents médias qu’elles convoquent et de jouer avec cette dimension réflexive. En passant ainsi de l’inter- à la méta-médialité, ce sont nos capacités et nos pratiques de spectateurs qu’elles nous invitent à reconsidérer.

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Notes

1 Selon Jost, « la convention romanesque par excellence est en effet le pouvoir que se donne le narrateur de passer d’une tête à l’autre, au gré des nécessités narratives, en bref, d’être omniscient. » (Jost, 2011 : 46).

2 Voir Hervé Glévarec : « Dit autrement, l’effet de réel se produit, voire se généralise, dès que la promesse du genre fictionnel d’être une fiction ne suffit plus à soutenir le trouble provoqué par l’apparition d’un fait dans la fiction qui affecte le récepteur de par son statut […] Et ceci se produit parce que la fiction fait partie du réel dorénavant puisque les frontières entre ce qu’elle met en narration et les faits du monde (réel et médiatique) y sont de plus en plus ouvertes. » (Glévarec, 2010 : 223).

3 L’expression « Etude en rose », présentée comme une trouvaille de Watson sur son blog, justifie, a posteriori, le titre de l’épisode pilote de la série, tout en adressant un clin d’œil au titre véritable du roman de Conan Doyle : Étude en rouge.

Pour citer ce document

Aurélia Gournay, «Émergence de nouveaux modes de narration et de réception dans les séries TV : de l’inter- à la méta-médialité dans Sherlock et Black Mirror», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 14-Varia, DANS L'ACTUALITÉ, > Intermédialité,mis à jour le : 05/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=207.

Quelques mots à propos de : Aurélia Gournay

Université Paris 3