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QUESTIONS DE RECHERCHE

Yolande Maury

Éducation à et littératie
Introduction

Éditorial

1Éducation à, littératie, culture informationnelle et/ou médiatique, sont l’objet d’un intérêt marqué aujourd’hui, en France, dans le champ des Sciences de l’information et la communication, comme en témoignent les publications collectives parues au cours des dernières années sur ces questions (Ihadjadene, Saemmer et Baltz, 2015 ; Kiyindou, Barbey et Corroy-Labardens, 2015 ; Corroy et Jehel, 2016). Loin de prétendre à l’exhaustivité, l’objectif de ce dossier est de faire un zoom sur quelques recherches récentes, qui, tout en donnant à voir la richesse des questionnements traversant le champ, font état, à travers les problématiques abordées, des déplacements à l’œuvre dans la manière d’aborder les médias et l’information aujourd’hui en contexte éducatif (compris ici dans un sens large).

Un champ de recherche en développement

2Si parmi les recherches en sciences de l’information et de la communication portant sur les médias, l’intérêt pour les questions éducatives est ancien (Porcher, 1973 ; Jacquinot, 1977 ; Gonnet, 1978), dans le domaine de l’information-documentation, l’intérêt s’est d’abord porté sur les cultures « informationnelle » et/ou « de l’information » (Baltz, 1996, Menou, 1997) abordées sous l’angle des dispositifs, des produits d’information et de leur circulation, avant d’être considérées sous l’angle de la question éducative et de la formation des usagers (Le Coadic, 1997). Ceci, à la différence des pays anglo-saxons, où dès les premières définitions (American Library Association, 1989), l’« information literacy » est pensée, et étudiée par la recherche, en faisant le lien entre les compétences nécessaires à une information literate person, et les modalités de cet apprentissage (learning process).

3Éducation à l’information et éducation aux médias se sont développées en parallèle, suivant des processus nettement différenciés. L’éducation aux médias s’est construite comme une éducation transversale, avec une approche par compétences clairement affirmée à partir des années 2000, et pour base idéologique une pluralité de visions : entre vision défensive et protectionniste, tournée vers un usage « averti » des médias, et vision davantage incitative, préoccupée d’engagement critique et de participation au monde médiatique environnant (Masterman et Mariet, 1994 ; Feitlitzen, 2003) ; et l’éducation à l’information dans un mouvement allant des compétences vers les savoirs, dans une volonté d’enrichissement conceptuel : en réaction à l’approche par les référentiels (inspirée des modèles anglo-saxons) longtemps prévalente, et peu à peu mise à distance pour sa vision technique et procédurale, et uniformisante du travail sur l’information.

4Aujourd’hui le déplacement d’une conception singulière à une conception pluraliste de cette éducation, en réponse au brouillage des frontières qu’induit la convergence des médias, conduit à mettre en avant la « notion unifiée » Éducation aux médias et à l’information (ÉMI). Ce qui à la fois élargit et renouvelle les questionnements, dans l’orientation de la réflexion engagée à partir des années 2000, tant dans le monde de la recherche (Livingstone et al, 2008 ; Lee, 2013) que dans celui des grandes organisations internationales. Sont prises en compte toutes formes de médias et d’informations, quelle que soit la technologie utilisée, sur le mode de la complémentarité et de l’hybridation, et toutes formes d’accès à l’information (bibliothèques, archives, musées, internet…). Tandis que les nouveaux médias s’affirment comme des espaces d’interaction, les dimensions communicatives et participatives sont mises en avant, à côté des dimensions sociales et culturelles. La place des acteurs dans les systèmes et les dispositifs se trouve interrogée, il en ressort le besoin d’un programme sophistiqué, avec acquisition de compétences et de savoirs relevant d’enjeux et d’objectifs pluriels (conceptuels, pratiques, humains) (Lee, 2013 ; 2015).

Entre littératie et culture

5L’émergence à partir des années 2010 de recherches ayant pour objet la translittératie (Thomas, 2007) est une autre manière d’apporter une réponse au phénomène de convergence. Dans le domaine des « éducation à », il s’agit par exemple d’explorer les liens et l’articulation, sur le mode de la transversalité, entre les trois littératies, incluant médias, information et informatique. La transversalité (cf. préfixe « trans ») fait référence aux démarches et compétences en jeu dans les pratiques, et à la suite, aux processus de transformation liés aux transferts d’une littératie à une autre, d’un média à un autre (Frau-Meigs, Delamotte et Bruillard, 2011). Ces recherches conduisent à repenser le lien entre pratiques et contextes, et entre dimensions cognitives, sociales et culturelles, elles mettent au premier plan la notion de littératie. Si la notion de littératie, importée du monde anglo-saxon, est largement reprise dans le domaine de l’éducation aux médias, elle reste peu convoquée en France, par la recherche, quand il s’agit d’information-documentation ; l’information literacy reste marquée par ses origines, notamment sa vision utilitariste et fonctionnelle liée au contexte de sa création en 1974 par Paul Zurkowski. Ceci, à la différence de la notion de « culture », retenue préférentiellement comme entrée, en cohérence avec la mise en avant d’une approche socio-culturelle des pratiques info-documentaires, comme évoqué ci-dessus (Béguin-Verbrugge et Kovacs, 2011, Serres, 2009).

6Quand la culture, abordée comme un processus, réfère à un ensemble de normes, de savoirs, de pratiques, de représentations, qu’elle met en dialogue culture cultivée et culture au sens anthropologique sur le mode de l’enrichissement mutuel, la littératie est initialement définie comme un ensemble de compétences liées au lire-écrire-compter. Ce qui la rattache à un apprentissage de base, c’est « [la] capacité d’une personne, dans les situations de la vie courante, à lire un texte en le comprenant, ainsi qu’à utiliser et à communiquer une information écrite », selon la définition proposée récemment par la Commission d’enrichissement de la langue française qui retient « lettrisme » comme traduction générique, et « habileté » dans les expressions information literacy, computer literacy ou digital literacy (BO n° 6, 9 février 2017). A la suite des travaux de Jack Goody (1979) et des débats qu’ils ont suscités, les développements conceptuels ont ouvert la notion aux potentialités offertes par la lecture et l’écriture, soulignant en cela l’importance de prendre en compte les contextes sociaux et culturels, pour en rendre compte dans toute sa complexité. Rapportée à l’information et aux médias, la littératie fait, de même, état de nuances et de niveaux. La notion est plastique et adaptationniste, selon une formule empruntée à Olivier Le Deuff, elle montre une capacité à évoluer et à s’adapter en fonction des contextes, qu’ils soient techniques ou nationaux, au risque d’un certain brouillage conceptuel (Le Deuff, 2012). Pour autant, littératie et culture ne se recoupent pas, elles expriment des approches différenciées dans la manière de penser et d’aborder l’information et les médias, quand il s’agit d’« éducation à »…

7Ces différents questionnements sont au cœur des contributions de ce dossier qui articule réflexions théoriques et résultats de recherche. Chaque auteur aborde ces questions, avec sa sensibilité propre et ses référents théoriques, déclinant littératie et/ou culture sur différents modes, en fonction des contextes d’étude et des approches retenues.

8Les deux premières contributions traitent d’Éducation à l’information et aux médias (ÉIM), terme retenu par les auteures de préférence à ÉMI. Elisabeth Schneider aborde l’ÉIM, et plus particulièrement la question de son renouvellement, sous l’angle de l’écriture numérique. Posant les enjeux de cette éducation au-delà du seul monde scolaire, elle retient une approche anthropologique pour étudier les phénomènes de littératie. Et elle fait un zoom sur deux pratiques littéraciques, l’écriture en réseaux et l’écriture en mobilité, prenant à l’appui l’exemple du carnet-mobile, à la fois portable d’écrit et outil de mobilité (des corps et des écrits). Également attentive à la dimension spatiale, Susan Kovacs interroge la bibliothèque scolaire et universitaire comme lieu d’une ÉIM, entre littératie et culture informationnelle. Et elle invite à un déplacement du regard, de l’espace « outil documentaire » à l’espace « construit et activé » par les acteurs. Lieu symbolique, technologie intellectuelle, la bibliothèque est un espace social et un lieu de savoir, élément-clé dans la quête de soi et du monde.

9Avec la contribution de Vincent Liquète, Anne Lehmans et Anne Cordier, un focus est opéré sur la recherche d’information, observée en contexte, sous l’angle translittéracique. Prenant en compte les nouvelles formes de grammaire de l’information qui émergent, les auteurs étudient les réorganisations à l’œuvre, soucieux de dégager des pistes favorisant une intégration de savoirs socialement fragmentés, dans une approche renouvelée de l’éducation à l’information.

10Les deux articles suivants portent sur l’Éducation aux médias (ÉAM), considérée dans le cadre plus large de l’ÉMI. Marlène Loicq propose une réflexion théorique sur l’ÉAM, telle qu’elle s’inscrit dans le Parcours citoyen, c’est-à-dire porteuse d’une démarche d’éducation citoyenne. Retenant une entrée culture, selon l’idée que notre regard sur le monde est fondamentalement culturel, elle invite à penser les médias à partir de l’interculturalité. Ce qui, dans un environnement mondialisé et multiculturel, passe par une sensibilisation aux questions éthiques et communicationnelles, au-delà du fonctionnel et de l’utilitaire, dans un horizon de références élargi. Dans le prolongement, Amandine Kervella, Céline Matuszak et Béatrice Micheau, en appui sur l’étude d’un dispositif « résidence-mission de journaliste » questionnent la place des journalistes dans l’éducation aux médias. Le dispositif affiche des objectifs sociaux et politiques, associés à la question de la démocratie et de la citoyenneté. Dans ce contexte, l’acquisition d’une littératie médiatique « traditionnelle » semble privilégiée : orientée vers la connaissance des médias de masse et de la profession de journaliste, elle intègre aussi une pratique éthique des environnements numériques.

Bibliographie

Béguin-Verbrugge Annette et Kovacs Susan, Le cahier et l’écran : culture informationnelle et premiers apprentissages documentaires, Hermès-Lavoisier, 2011.

Feilitzen Cecilia von et Carlsson Ulla, « Promote or protect ? Perspectives on Media Literacy and Media Regulations », In Perspectives on Media Literacy and Media Regulations. Yearbook 2003, Nordicom, 2003, p. 9-21.

Frau-Meigs Divina, Delamotte Eric et Bruillard Eric. « Médias, Information et Informatique, des littératies en question : présentation du projet Limin’R », Les Cahiers de la SFSIC, n° 6, 2011, p. 59-62.

Goody Jack, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Editions de Minuit, 1979.

Gonnet Jacques, Le journal et l’école, Paris, Casterman, 1978.

Ihadjadene Madjid, Saemmer Alexandra et Baltz Claude (dir.), Culture informationnelle : vers une propédeutique du numérique, Paris, Hermann, 2015.

Kiyindou Alain, Barbey Francis et Corroy-Labardens Laurence (dir.), De l’Éducation par les médias à l’éducation aux médias, Paris, L’Harmattan, 2016.

Le Coadic Yves François, Usages et usagers de l’informations, Paris, ADBS-Nathan, 1997, p. 105-113.

Menou Michel Jean, « Culture de l’information », In Cacaly S. et al., Dictionnaire de l’information, Paris, Colin, 2004, p. 54-56

Le Deuff Olivier, « Littératies informationnelles, médiatiques et numériques : de la concurrence à la convergence ? », Études de communication, n° 38, 2012, p. 131-147.

Porcher Louis, L’école parallèle, Paris, Larousse, 1974.

Pour citer ce document

Yolande Maury, «Éducation à et littératie», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 14-Varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 05/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=236.

Quelques mots à propos de : Yolande Maury

Université de Lille, Laboratoire GERiiCO, yolande.maury@univ-lille3.f