QUESTIONS DE RECHERCHE
Éducation à l’information et aux médias : réflexions pour une approche spatiale de l’écriture numérique
Table des matières
Texte intégral
1L’objet de cette contribution est d’aborder l’éducation à l’information et aux médias sous l’angle de l’écriture numérique. Nous choisissons volontairement cette terminologie pour nous distinguer du nom de l’ÉMI, domaine d’enseignement du socle commun de 2016 de l’Éducation Nationale. En effet, ce dernier porte le poids de représentations sur l’information et les médias qui réduisent les questionnements. Par ailleurs, les enjeux de cette éducation dépasse le seul public scolaire. Écrire, c’est aujourd’hui s’inscrire comme participant/lecteur/contributeur d’une production informationnelle et médiatique dans des sphères diverses en ligne ou non, choisir la technique permettant d’en mettre en forme les éléments, engager sa parole par une prise de position socio-technique en contribuant à produire des espaces de communication et d’information. L’enjeu documentaire des textes dans une définition élargie a ainsi repris sa place après une phase du « tout informationnel ». L’approche anthropologique des phénomènes de littératie conduit à appréhender les processus identitaires, culturels et cognitifs en jeu par cette transcription spatialisée de la pensée (Goody, 2007). Dans ce cadre, l’écriture sur papier et numérique s’organise dans un continuum de supports dont le smartphone est le dernier avatar. Néanmoins certaines pratiques sont profondément renouvelées et d’autres sont inédites et réclament un cadre d’analyse spécifique. Avant de soulever des questions essentielles pour une approche de l’éducation à l’information et aux médias aux prises avec les enjeux socio-techniques contemporains, nous préciserons trois postulats qui constituent le cadre de pertinence de nos propos. Premièrement, l’approche doit en être nécessairement pluridisciplinaire qu’il s’agisse d’un objet pour la recherche ou de mise en œuvre en formation et enseignement. Deuxièmement, il faut considérer l’individu comme sujet et ses manières de faire avec l’écriture à la fois singulières et collectives dans des finalités diverses. Troisièmement, l’anthropologie des écritures ordinaires, les notions de rapport à l’écriture et de sujet scripteur montrent qu’elle est nécessairement spatialisée11 et que cette dimension est sous-estimée dans les enjeux d’une éducation à l’information et aux médias actuellement et plus précisément concernant le développement des compétences sociales, culturelles et des valeurs qui y sont attachées.
Focus sur deux pratiques littéraciques
Construction d’un sujet scripteur dans une écriture en réseau : circulation de l’information et production de scènes de lecture protéiformes
2Le développement des usages du numérique est conjoint à celui de pratiques d’écriture multiples. Premièrement, les écrits produits varient dans leur nature (papier puis numérisées, nativement numériques, découpés, (re)-organisés, déstructurés, restructurés). Deuxièmement, ils s’inscrivent dans une circulation à des échelles diverses parce que publiés sur des réseaux fermés, vernaculaires ou au contraire ouverts, ce qui conduit à des formes de médiations culturelles et sociales différenciées (Schneider, 2013, Draelants et al., 2013). Ces réseaux humains, techniques, structurent les dispositifs qui vont contraindre les scènes d’écriture mais aussi les scènes de lecture dans un entrelacs de productions médiatiques, voire transmédiatiques (Petitjean, Houdart-Merot, 2015). Troisièmement, les écrits s’inscrivent dans des espaces d’éditorialisation et d’énonciation qui contextualisent et sémantisent leur réception de manière plus ou moins invisible (Souchier, Jeanneret, Le Marec, 2003). La temporalité est une des dimensions intrinsèques de l’écriture comme elle l’est pour l’information : les écrits connaissent un cycle de vie lié aux réseaux et aux dispositifs socio-techniques qui en permettent la re-documentarisation et complexifient la compréhension des contextes énonciatifs. Les formes d’écrits témoignent aussi de cette dimension temporelle du geste de l’écriture entre instantané du tchat et longue élaboration de la fanfiction. Un même écrit peut être le support d’une activité sociale au moment de sa mise en ligne, puis donner lieu à d’autres activités sur le même dispositif ou un autre, parce qu’il revient sur le devant des scènes de lecture à l’occasion d’une nouvelle indexation. La possibilité de reprendre, fragmenter des textes, les associer en particulier par les outils de curation renvoyant à la démarche anthologique (Doueihi, 2011) soulève la question de la production de significations anticipées par le scripteur dans des dispositifs techniques, différentes de celles que produira le lecteur. L’attention à ce que nous nommerons une écriture anthologique – écrits d’indexation, commentaires, hyperliens, images, organisés de manière plus ou moins assujettie au dispositif – produit des significations médiatiques par un processus de décontextualisation/recontextualisation. Leur lecture/compréhension révèle l’enjeu d’un développement de compétences enrichies qui doit faire l’objet d’une réflexion en éducation. Plus largement, la raison computationnelle ouvre vers une littératie numérique questionnant la dimension sémiotique des textes, des images, des hyperliens et de leur relation
Écriture en situation de mobilité
3Parmi les artefacts les plus répandus aujourd’hui, le mobile soulève des questions intéressantes en raison de la diversité de ses fonctionnalités, en particulier concernant l’écriture. Il permet d’écrire pour soi, de garder la trace mais aussi de transmettre des écrits ainsi que d’autres types de données. Les usages de cet artefact ont été profondément transformés par les évolutions techniques de ces deux dernières décennies, permettant la réorganisation d’activités de communication, d’information, qu’elles soient sociales ou individuelles mais aussi par les évolutions sociales : nous sommes des individus mobiles dans une société mobile interconnectée. Dès le début des années 2000, en sociologie des usages, les travaux de Francis Jauréguiberry sur le téléphone et sa place dans la vie quotidienne ont permis de mettre en évidence des dimensions essentielles toujours d’actualité : la co-présence, la réassurance, l’impulsivité et la possibilité d’organisation. Les usages du téléphone portable comme outil de sociabilité ont fait l’objet d’investigations dans la filiation des recherches sur les outils de communication. Concernant les écrits possibles avec le mobile, ils mériteraient un inventaire exhaustif dans la mesure où chacun induit des interactions, des échelles, des techniques et des enjeux cognitifs spécifiques, entre ceux relevant de la communication interpersonnelle comme les SMS, ceux appartenant aux écrits d’organisation et d’indexation (agenda, liste de contacts), les écrits consultés/téléchargés annotés, ceux multimédias permis par les différentes applications. Ces usages commencent à être mieux connus et mettent en évidence la porosité d’espaces considérés étanches pendant longtemps ainsi que la capacité donnée à l’individu de prendre position à la fois de manière topographique et symbolique dans une pluralité de situations. Cette diversité en situation de mobilité en lien à l’écriture soulève des questions épistémologiques. En effet, comment considérer cet artefact et ses usages protéiformes ?
Polytopie scripturale : le mobile comme carnet
4D’un point de vue des pratiques du mobile, si nous nous intéressons tout d’abord au cas des SMS, traces des pratiques relationnelles, inter ou intrasubjectives, circulant d’un sujet à l’autre et tramant les activités, nous observons qu’ils permettent de construire une continuité de l’action malgré les déplacements et la variation des dispositifs urbains, scolaires, amicaux, numériques dans lesquels les individus s’inscrivent. Ces aspects semblent similaires aux appels vocaux, mais la scripturalisation des interactions permet, entre autres, de les constituer comme ressources auxquelles on pourra se reporter. Ensuite, les écrits2, traces disponibles sur le mobile jouent un rôle dans la constitution de l’identité : ces écrits attestent de relations amicales, d’activités passées. Ils peuvent être relus et permettent la remémoration, la réassurance. La liste de contacts constituée au fil du temps est un artefact matérialisant le réseau d’amis. C’est une forme d’index à partir duquel peuvent être retrouvés les messages, les données relatives aux individus. L’ensemble des écrits stockés peut être appréhendé comme une forme de collection dans la mesure où les écrits sont capitalisés, organisés et accessibles par l’indexation choisie ou contrainte par le dispositif. Nous proposons d’aller plus loin dans l’appréhension de l’écriture en situation de mobilité et de considérer le mobile à la lumière d’un artefact papier, à savoir le carnet, dispositif d’écriture portatif déployant de manière spécifique le potentiel technique et social du numérique dont il s’agit de construire alors quelques éléments d’un cadre d’étude et d’analyse.
5En effet, le carnet est un objet portable qui permet d’engager des activités en utilisant l’écriture, d’en garder la trace et qui construit une modalité particulière de la subjectivité dans la mesure où le sujet qui l’utilise construit aussi un rapport à soi. Le caractère numérique du carnet-mobile permet à toute information d’être duplicable, transmissible sans affecter celle d’origine, transformable dans le lieu même du mobile ou dans une circulation en réseau alors que le carnet papier est personnel, singulier et unique.
6Le premier inventaire des usages observés qui précède permet de voir que le téléphone portable remplit les fonctions du carnet : noter des noms, des listes, garder sous la main, etc. Mais c’est aussi en articulant différents arts du déplacement, il est en ce sens et dispositif portable d’écrits et outil pour la mobilité. Nous le nommons d’ailleurs carnet-mobile. Dans les manières dont les adolescents que nous avons observés organisent et expérimentent les déplacements grâce aux SMS et construisent un rapport à la mobilité par l’écriture, nous assistons à la production d’une double mobilité en quelque sorte, celle des déplacements des corps et celle des écrits transmis et disponibles en réseau, mais aussi toujours accessibles sur le carnet-mobile qui joue le rôle de support d’activité et de stockage. Les déplacements se réalisent de manière différente parce que les usages de cet artefact permettent le franchissement des distances et des obstacles tout en permettant la réalisation d’activités non liées à ces déplacements. Ce rapport à l’espace, à soi et aux autres permis par l’écriture est une polytopie que nous dirons scripturale, à la suite des travaux de Mathis Stock qui considère que les individus aujourd’hui soumis à l’injonction de mobilités, organisent leur vie dans des ancrages successifs (Stock, 2006). Les processus de socialisation et d’individuation, d’engagement dans l’action et de réflexivité sont affectés par la production, la circulation, le stockage, la mobilisation de ces écrits, qu’il s’agisse d’écrits produits par l’individu ou ceux auxquels il accède. Ce carnet-mobile devient le lieu d’une documentation personnelle multiscalaire et le noyau central d’un réseau de ressources.
Construire un cadre d’analyse, éléments pour une épistémologie
7L’usage de l’écriture numérique produit des scènes d’écriture/lecture complexe et l’observation des pratiques de ce carnet-mobile constitue à ce titre un cas pertinent pour montrer que la compréhension des processus de productions de significations demande une approche spatiale et documentaire renouvelée. Ce sont les catégories signe, forme, et médium mis en évidence par RT Pédauque dans son épistémologie du document, que nous proposons de mettre à l’épreuve pour caractériser le carnet-mobile par contraste avec le carnet-papier. Nous ne serons pas exhaustive ici mais nous pouvons néanmoins dégager les premiers éléments d’une étude à faire.
8Ce carnet-mobile dispose d’une forme identifiable : un objet portatif, relevant du codex dans la mesure où une multitude de fichiers, applications sont accessibles par un index tactile qui s’élabore au fur et à mesure de son utilisation. L’appréhension linéaire qu’il permet en revanche, renvoie au volumen. Si l’on considère l’objet dans ses seuils, le carnet-mobile a lui aussi sa ou ses couvertures : la coque, l’écran de verrouillage, les fonds d’écrans. Le carnet-mobile s’inscrit dans la filiation du carnet-papier, dans une histoire socio-culturelle, un réseau de pratiques, de finalités et de conventions sociales (dimension du médium). Au-delà du carnet-papier, les diverses finalités d’un carnet peuvent se retrouver sur le mobile selon les applications choisies, sur un mode cumulatif. Il devient alors le méta-carnet et remplit le rôle d’une multitude de carnets, dont l’album photo, prégnant aujourd’hui. Chacun d’entre eux va engager un système sémiotique mais l’interopérabilité en masque souvent les enjeux, encore complexifiés par les systèmes sémiotiques des espaces dans lesquels se situent les individus quand ils usent de leur carnet-mobile (dimension du signe). Ces trois dimensions forme, signe et médium sont à articuler : l’appréhension du carnet-mobile se fait au carrefour de celles-ci.
Conclusion
9C’est à la fin des années quatre-vingts que les sciences humaines et sociales ont connu ce que l’on a pu nommer un « tournant spatial » prenant en compte la dimension spatialisée des activités humaines. Le développement des usages du numérique renouvelle cette question. Si nous rapportons celle-ci à l’éducation à l’information et aux médias, l’écriture numérique est à la fois un objet d’étude nécessaire parce qu’elle est fondatrice des pratiques d’information, de communication et de documentation et un cas emblématique de la nécessité d’engager une réflexion sur l’éducation à la dimension spatiale des usages du numérique. En effet, elle permet de poser à nouveaux frais la question de l’engagement de l’acteur, des lieux qu’il fabrique par ses interactions avec l’information, quelle que soit sa forme en utilisant l’écriture dans des dispositifs distants et localisés, en réseau et centralisés, ouverts et territorialisés, etc. L’idéologie de l’effacement des frontières et des distances grâce au numérique que l’on perçoit dans les discours sur les espaces numériques de travail ou l’approche nomade des apprentissages conforte la nécessité d’une approche sociocritique qui s’appuie sur un travail épistémologique. De manière pragmatique, les enjeux éthiques et citoyens de l’éducation à l’information et aux médias demandent à ce que les enfants et les jeunes puissent avoir une approche différenciée et complexe des hauts lieux de l’information et des outils qu’ils utilisent.
Bibliographie
Draelants Hugues, Leporcq Carine et Siroux Jean-Louis, Pratiques et représentations juvéniles de l’écriture à l’ère d’internet, 2013, repéré à : https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal-00980171/.
Doueihi Milad, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011, 177 p.
Goody Jack, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007, 245 p.
Jauréguiberry Francis, Les branchés du portable. Sociologie des usages, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 2003, 200 p.
Rt Pédauque, Le document à la lumière du numérique, Forme, texte, médium : comprendre le rôle du document dans l’émergence d’une nouvelle modernité, Caen, C&F éditions, 2006, 218 p.
Petitjean Anne-Marie et Houdart-Merot Valérie, Numérique et écriture littéraire : mutations des pratiques, Paris, Hermann, 2015, 182 p.
Schneider Élisabeth, Économie scripturale des adolescents : enquête sur les usages de l’écrit de lycéens, Thèse de géographie soutenue le 17 octobre 2013 à l’université de Caen, repérée à https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-00911228/document.
Schneider Élisabeth, « Le téléphone mobile comme carnet : considérer la polytopie adolescente », In Ouvrard E., Hebert S., Les carnets aujourd’hui : supports d’apprentissage et objets de recherche, Presses Universitaires de Caen, (à paraître).
Stock Mathis, « L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles », EspacesTemps, 2006, repéré à http://espacestemps.net/document1853.html.
Souchier Emmanuel, Jeanneret Yves et Le Marec Joëlle, Lire, écrire, récrire – objets, signes et pratiques des médias informatisés, Paris : Bibliothèque Publique d’Information, Coll. « Études et Recherches », 2003, 350 p.
Notes
1 Nous entendons l’espace comme un attribut des activités humaines, forcément relationnel. Il s’actualise dans des situations en l’occurrence d’écriture par des agencements entre temporel, matériel et idéel bousculant très clairement les clivages formel/informel, scolaire/privée, etc.
2 Écrits s’entend bien ici comme écrit d’écran non réduit aux signes verbaux.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Élisabeth Schneider
Université de Caen, ESO-UMR 6590. elisabeth.schneider@unicaen.fr