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> Thématique II | Bibliothèques numériques, documents numériques et médiations
« Publicize or Perish » : formes de circulation et d’évaluation des savoirs scientifiques sur le web
Table des matières
Texte intégral
Mutation du cadre de la science en train de se faire
1Open Science, eScience, eResearch, Open Digital Science, autant d’expressions utilisées pour désigner le cadre au sein duquel se déploient aujourd’hui de nouvelles modalités d’élaboration, de production, d’évaluation et de diffusion de la science en STM1 : ouverte, collaborative et tournée vers le grand public (EU, 2016). Elles impliquent une mutation dans le rapport au savoir et à la culture scientifique. Prolongement du déploiement à grande échelle du Libre Accès à la publication scientifique (Tennant, 2016), l’Open Science incarne les enjeux de l’innovation scientifique au profit de l’économie et de la société. L’Open Science fait l’objet de prescriptions venant des différents acteurs du champ de l’information scientifique (acteurs scientifiques, politiques, économiques et culturels). Le recensement fait en mars 2017 (Sparc Europe, 2017) des politiques européennes de l’Openness, montre que l’Open Science est au cœur des prescriptions nationales et européennes. En effet, cinq ans après la légitimation de l’expression (Royal Society, 2012), les acteurs politiques et scientifiques lui confèrent une existence sociale qui se matérialise notamment dans les politiques de recherches (EU, 2016) (CNRS DIST, 2016) et les discours médiatiques. Dispositif technique autant que politique, école de pensée (Fecher, 2014), pratiques sociales (Kooreas, 2016), l’expression dispose d’une dynamique et d’un pouvoir de légitimation qui engage tous les acteurs à son « auto-réalisation ».
Responsabilité sociale des chercheurs à l’heure de l’Open Science
2Préconisant un accès libre à la pluralité de la production scientifique, l’un des enjeux fondamentaux de l’Open Science réside dans les formes de diffusion et de circulation du savoir scientifique (données, publications, logiciels, ressources pédagogiques, protocoles) vers le citoyen, au-delà des cercles académiques. La définition la plus récente de l’Open Science par la Commission Européenne insiste sur un nouveau cadre de mise en œuvre de la recherche qui prend en compte le citoyen, comme acteur à part entière.
3Or, dès 2001, un ouvrage devenu aujourd’hui une référence (Nowotny, 2001), a élargi le spectre d’analyse des modalités de production de la connaissance scientifique, à la dimension sociale et culturelle de ces mêmes modalités. L’originalité de l’analyse est qu’alors que la science a toujours « parlé » à la société, cette dernière a désormais l’opportunité de lui « répondre », participant ainsi à sa socialisation et à son élaboration, à travers les dispositifs de sciences participatives.
4En 2009, une expression a vu le jour dans l’univers de la publication scientifique : « Publicize or Perish », qu’il est possible de traduire ici en « Publiciser ou périr ». Proposée par Joe Romm (Romm, 2009) dans un article devenu célèbre, elle souligne le manque de motivation des chercheurs – voire leur échec – à communiquer aux citoyens l’intérêt des travaux de recherche qu’ils mènent. L’auteur pointe le manque de conscience chez les chercheurs à assumer leur responsabilité sociale et il explique que la conséquence directe est que certaines thématiques planétaires – comme le climat – ne sont portées que par des acteurs politiques, le plus souvent en périodes électorales, sans que la voix des scientifiques ne soit entendue. J. Romm pose clairement, et de manière inédite, le constat de communautés de chercheurs « conditionnées » à publier dans des revues de référence et qui considèrent que leur mission de communication scientifique s’achève dès lors que l’article est accepté à publication. L’expression « Publicize or Perish » est donc une contre-proposition à la célèbre « Publish or Perish » – apparue dans les années 1980 et qui reste d’une grande actualité (Nicholas, 2017).
La visibilité sur le Web comme valeur
5De manière concomitante, l’accroissement des contenus en Libre Accès et des réseaux sociaux, a introduit de modalités de diffusion de la publication scientifique dans les pratiques des chercheurs. La valeur véhiculée par ces plateformes consiste à porter les interactions et les interrelations au sein d’une communauté (Boukacem-Zeghmouri, 2015). Elle se situe également dans le fait de véhiculer de formes de circulation des contenus scientifiques, comptée et incrémentée dans les algorithmes des moteurs de recherche qui les indexent. La diffusion n’est donc plus le monopole des éditeurs mais rejoint également le giron des plateformes qui contribuent aux enjeux de visibilité de l’information scientifique sur le Web. Aujourd’hui, les jeunes chercheurs qui souhaitent acquérir une plus grande visibilité auprès de leurs pairs s’inscrivent sur ces plateformes. Ces dernières arrivent en effet de plus en plus souvent en tête des résultats de recherche d’articles sur Google Scholar, l’outil privilégié des chercheurs.
6Alors que le nombre de revues publiées dans le monde ne cesse d’augmenter, donner de la visibilité aux articles et à leur circulation devient un enjeu majeur. Dès lors, « Publicize or Perish » inclut ce qui est désormais considéré comme l’impact social de la connaissance scientifique, mis en média par les réseaux sociaux. Les manifestations ou d’interactions occasionnées par un article dans les réseaux sociaux et le Web (téléchargements, mentions, référencements, commentaires, tweets…) sont autant de traces qui désignent l’impact social des contenus scientifiques. Les données de ces manifestations sont prises en compte dans la définition d’indicateurs, de nature médiatique, les Altmetrics (Priem, 2012). Ces Altmetrics accompagnent aujourd’hui les scores citationnels des articles sur les plateformes d’éditeurs et aiguillent les usagers dans leur navigation et dans leur sélection d’articles à lire.
Circulation médiatique de l’information scientifique : champ de recherche info-communicationnel
7L’élargissement de la diffusion et donc de l’audience permet de desserrer l’étau des indicateurs de citation, et en particulier le très décrié Facteur d’Impact. Il devient ainsi possible de valoriser plus largement, une plus grande acception du contenu scientifique (diaporamas, jeux de données, codes, logiciels, figures, etc.).
8Dans une perspective d’évaluation, l’impact des contenus scientifiques s’appuie sur la sphère médiatique qui s’introduit ainsi dans les nouvelles régulations de la filière de la publication scientifique. Car les Altmetrics représentent également l’articulation entre les acteurs historiques de l’industrie de l’information (éditeurs scientifiques, agrégateurs de contenus, bibliothèques) et des acteurs issus des médias et du Web (réseaux sociaux, moteurs de recherches).
9Des start-up sont venues grossir les rangs des intermédiaires impliqués dans la publication scientifique, sur le créneau qui consiste à proposer des services qui recensent et comptabilisent – pour un éditeur ou pour un auteur – les traces sociales de l’article et de ses contenus sur le Web. Des mouvements de rachats sont observés aujourd’hui, avec Altmetric2 racheté par Macmilan Publishers ou bien encore Plum Analytics3 racheté d’abord par l’agence d’abonnement Ebsco, puis en février 2017 par l’éditeur Elsevier. Une nouvelle niche dans la filière de la publication scientifique voit le jour et mérite d’être analysée sur le long cours.
10De manière parallèle, des travaux de nature bibliométriques et infométriques ont investi la question des Altmetrics, comme pendant des nouvelles formes de circulation des contenus scientifiques (Priem, 2012). La question de recherche qui traverse ces travaux et qui a été érigée récemment en champ à part entière consiste à investiguer la manière selon laquelle des traces de circulation médiatique des savoirs deviennent éligibles à la constitution de nouveaux indicateurs, qui seraient à même d’être pris en compte par des politiques d’évaluation de la recherche. Les Altmetrics constituent donc un potentiel de recherche et d’analyse particulièrement intéressant en ceci qu’elles éclairent sur les valeurs qui sous-tendent les transformations socio-culturelles en cours.
11L’année 2016 a marqué un tournant pour la question de la diffusion des savoirs à l’ère de l’Open Science. Le Amsterdam Call for Action (EU, 2016) publié par la présidence néerlandaise du conseil européen a clairement plaidé pour l’urgence de l’identification et de la mise en place de nouveaux indicateurs – autre que citationnels – pour mesurer l’impact d’une science dont les résultats sont publiés en Libre Accès. Cet appel a été appuyé par de nombreuses agences de moyens européennes et nord-américaines qui souhaitent prouver le retour sur investissement des financements accordés. Dans ce contexte politique favorable aux nouvelles formes de diffusion et à ses métriques, s’associe un discours prescriptif, porté par l’ensemble des acteurs : éditeurs, réseaux sociaux, agrégateurs, bibliothèques, pour inciter le chercheur à devenir un Digital Influencer (Crooks, 2016). Ce dernier serait formé et mobilisé à diffuser – et donc à promouvoir – ses contenus afin d’influencer des groupes de citoyens. Des travaux récents montrent que les chercheurs n’ont pas encore intégré cette « culture », mais qu’ils seraient amenés à l’intégrer rapidement si les instances d’évaluation et les politiques de recherches venaient à l’officialiser (Nicholas, 2017).
Conclusion
12La circulation médiatique des contenus scientifiques sur le Web social constitue une thématique de recherche qui commence seulement à être appréhendée, tant par des travaux nationaux qu’internationaux. Au vu de ses enjeux, cette thématique peut être appréhendée par des approches info-communicationnelles où les deux versants de la discipline sont articulés pour analyser la complexité des phénomènes (sociaux, politiques, culturels et économiques) observés et la nature des valeurs associées. Dans ces nouveaux processus de circulation des savoirs scientifiques, la question de la formation à la culture scientifique du grand public, revêt une dimension importante, à l’heure de l’Open Science. Des questions comme les représentations sociales des chercheurs par le grand public, ainsi que celle de la confiance dans les savoirs scientifiques, qui lorsqu’elle est mise en péril, pourrait faire le terreau des théories du complot, nous apparait également d’actualité.
13Cette thématique de recherche émarge au chantier « Savoirs informationnels et scientifiques : élaboration, circulation et appropriation » d’ELICO et associe des chercheurs du versant informationnel et communicationnel de la discipline. Deux projets de recherches sont aujourd’hui engagés dans ce sens, auxquels les contributeurs de ce texte participent. Le premier, financé par l’Université Claude Bernard, vise à mesurer l’impact social d’un corpus d’articles à fort impact citationnel. Le second projet, soumis en réponse à l’appel à projet générique de l’ANR vise à étudier dans quelle mesure les Altmetrics, nouveaux indicateurs médiatiques de la science, peuvent accompagner et favoriser le développement de l’Open Science.
Bibliographie
Boukacem-Zeghmouri, C., 2015. Nouveaux intermédiaires de l’information : nouvelles logiques de captation de la valeur. Information, Document, Données (4), 34–35.
Chikoore, L., Probets, S., Fry, J., Creaser, C., 2016. How are UK academics engaging the public with their research ? A Cross-Disciplinary perspective. Higher Education Quarterly 70 (2), 145–169.
CNRS-DIST, 2016. Livre blanc : une science ouverte dans une république numérique. CNRS Direction de l’Information Scientifique et Technique, Paris. Disponible à partir de l’URL http://books.openedition.org/oep/1548
COAR, 2015. Promoting open knowledge and open science. Report of the current state of repositories. Confederation of Open Access Repositories (COAR), Göttingen. Disponible à partir de l’URL : https://www.coar-repositories.org/files/Promoting-Open-Knowledge-and-Open-Science-Report-on-the-current-state-of-Repositories.pdf
Crooks, H., 2016. Exploring social media and blogging as a means of societal intervention : the role of Russell group university departments in transitioning academic researchers into credible digital influencers (CIPR research project submission). Rapport, disponible à partir du lien suivant : URL https://drive.google.com/file/d/0B5xSxOeca5l0M2xRX3ZHRjVXX1E/view
Fecher, B., Friesike, S., 2014. Open science : One term, five schools of thought. In : Bartling, S., Friesike, S. (Eds.), Opening Science. The Evolving Guide on How the Internet is Changing Research, Collaboration and Scholarly Publishing. Springer Edition.
Priem, J., Groth, P. 2012. The Altmetrics Collection. Plos One, 7 (11), 1-2.
Groom, Q., Weatherdon, L., Geijzendorffer, I. R., 2016. Is citizen science an open science in the case of biodiversity observations ? Journal of Applied Ecology. Disponible à partir de l’URL : http://dx.doi.org/10.1111/1365-2664.12767
Koureas, D., Arvanitidis, C., Belbin, L., Berendsohn, W., Damgaard, C., Groom, Q., Güntsch, A., Hagedorn, G., Hardisty, A., Hobern, D., Marcer, A., Mietchen, D., Morse, D., Obst, M., Penev, L., Pettersson, L., Sierra, S., Smith, V., Vos, R., 2016. Community engagement : The ’last mile’ challenge for European research e-infrastructures. Research Ideas and Outcomes 2, e9933+. Disponible à partir de l’URL : http://dx.doi.org/10.3897/rio.2.e9933
Nicholas, D., Watkinson, A., Boukacem-Zeghmouri, C., Rodríguez-Bravo, B., Xu, J., Abrizah, A., Świgoń, M., Herman, E., 2017. Early career researchers : Scholarly behaviour and the prospect of change. Learned Publishing, URL http://dx.doi.org/10.1002/leap.1098
Nowotny, H., Scott, P., Gibbons, M., 2001. Re-thinking Science. Knowledge and the Public in an Age of Uncertainty. Polity Press.
Royal Society, Jun. 2012. Science as an open enterprise : Final report. Rapport. Disponible à partir de l’URL : https://royalsociety.org/topics-policy/projects/science-public-enterprise/report/
Sparc Europe, 2017. A snapshot of open data and open science policies in Europe. Rapport disponible à partir de https://docs.google.com/document/d/1bC7EHsq6yplVKti6HMgKVhaR3T0qfRMwe2oSsej1xs0/edit\#
Tennant, J. P., Waldner, F., Jacques, D. C., Masuzzo, P., Collister, L. B., & Hartgerink, C. H. J. (2016). The academic, economic and societal impacts of Open Access : an evidence-based review. F1000 Research, 5, 632. doi :10.12688/f1000research.8460.1
Williams, V., 2016. Broader outreach : Fad or future ? Learned Publishing 29 (3), 207–209
Notes
1 Sciences, Techniques et Médecine (STM)
2 http://www.altmetric.com à ne pas confondre avec le concept de Altmetrics.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Sarah Cordonnier
Lyon 2, Elico
Quelques mots à propos de : Chérifa Boukacem-Zeghmouri
Lyon 1, Elico
Quelques mots à propos de : Orélie Desfriches-Doria
Lyon 3, Elico
Quelques mots à propos de : Thierry Lafouge
Lyon 1, Elico
Quelques mots à propos de : William Spano
Lyon 2, Elico