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> Thématique II | Bibliothèques numériques, documents numériques et médiations

Françoise Paquienséguy, Julia Bonaccorsi, Sarah Cordonnier, William Spano, Valérie Croissant, Manuel Dupuy-Salle, Camille Jutant et Nathalie Deley

L’avis des autres. Pratiques de recommandation et de prescriptions culturelles sur les réseaux sociaux et plateformes numériques

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Texte intégral

La thématique de la prescription culturelle, un élargissement des travaux sur le journalisme culturel

1Dans le cadre du chantier transversal Cultures écrites, cultures numériques une série de travaux s’est développée mobilisant des questionnements travaillés anciennement dans le laboratoire, notamment les médias et le journalisme et la question de la culture et de ses médiations. Ainsi la formalisation d’un questionnement autour de la prescription culturelle s’inscrit dans le prolongement d’événements scientifiques sur le journalisme culturel tenus depuis 2012. Un colloque intitulé « Journalisme et culture » organisé à Paris en mai 2012 en collaboration avec le laboratoire Gripic (Université Paris 4 Sorbonne) et le théâtre de la Colline a permis d’interroger les liens, historiques qu’entretiennent le journal et les journalistes avec la culture, ses figures, ses objets ou ses normes. En articulation avec le colloque, avait lieu quelques jours plus tard à Lyon une journée d’étude intitulée « Journalisme, recommandation et prescriptions culturelles à l’heure du web ». Cette journée d’étude, organisée conjointement par Elico (Université de Lyon), l’Université Lyon 2, Science Po Lyon et le Gripic (Celsa-Paris Sorbonne), interrogeait le rôle des journalistes et des prescripteurs culturels traditionnels dans un contexte où les recommandations de l’entourage ou d’individus anonymes accèdent à une visibilité par l’essor des sites et plateformes du web. Lors de cette journée, il en est ressorti que la question devait être prolongée.

2Elle a alors fait l’objet d’un dépôt de demande d’animation scientifique auprès de la Région Rhône-Alpes, dans le cadre de l’ARC 5 Cultures Sciences, Sociétés et Médiations. Un financement a été obtenu pour la tenue d’un séminaire intitulé « L’avis des autres – Recommandation et prescription culturelles à l’ère numérique » en collaboration avec plusieurs laboratoires (Gresec et EMC2 de Grenoble Alpes Université, Centre Norbert Elias de l’Université d’Avignon). Chaque séance du séminaire s’est déroulée alternativement entre Grenoble et Lyon faisant intervenir en résonnance un chercheur et un professionnel de la culture. Il visait la mise en place d’un espace de réflexion croisée sur les formes de la recommandation culturelle à l’heure du numérique qui questionnent les acteurs comme les publics. Le séminaire a permis de confronter et de valoriser des expériences professionnelles et des travaux scientifiques mettant à jour les recompositions des rôles des acteurs en termes de prescription, de guidage des choix, goûts et pratiques culturelles.

3Les recherches présentées lors des interventions portèrent sur ces thématiques émergentes qui intéressent différents champs scientifiques, de la sociologie des usages à l’économie de la culture en passant par l’anthropologie, et bien sûr les sciences de l’information et de la communication. Ainsi, six thématiques ont été traitées entre décembre 2013 et décembre 2015 : Pratiques culturelles et numériques, Economie des prescriptions en ligne : enjeux, modèles et stratégies d’acteurs, Publics en ligne, Critiques amateurs et nouveaux comportements, Formes et formats de la prescription culturelle, Prescription culturelle et numérique : dispositifs, pratiques et enjeux lors de la journée de clôture. Ce séminaire a permis de mobiliser des acteurs autour de la question de la culture et du numérique, de faire émerger des enjeux professionnels, économiques et scientifiques. Ces derniers ont motivé la poursuite des travaux dans le cadre d’un projet de recherche porté par Elico.

La prescription culturelle amateur : une porte d’entrée sur les nouvelles écritures de la culture

4Un programme de recherche collectif intitulé « L’avis des autres. Prescription et jugements culturels : la force des réseaux socio-numériques » et a été financé par l’Université Lumière Lyon 2 entre 2014 et 2016. Le projet qui débute en février 2014 associe douze chercheurs de deux laboratoires de l’université Lyon 2 : Elico (information-communication) et le GrePs (psychologie sociale).

5Les pratiques numériques et l’omniprésence des réseaux dans tous les secteurs de nos sociétés contemporaines incitent à questionner de nouveaux processus à l’œuvre, que ce soit dans le domaine du travail, de la famille, des relations amoureuses ou de la politique. La culture et les pratiques culturelles n’ont pas échappé à la transformation numérique et témoignent aujourd’hui de profonds bouleversements structurels qui touchent tout autant les modes de production des biens culturels que leurs modes de promotion et de consommation.

6Au-delà des discours annonciateurs de changements voire de révolutions, liées aux outils numériques, le programme étudie les pratiques des acteurs, non pas en termes de mesure quantitative du changement, dans une vision de déterminisme technique, mais comme des lieux de négociations, de bricolage (de Certeau, 1990 : 252), dans lesquels les individus développent des usages informationnels et relationnels, des compétences spécifiques. Cependant la donne technique ne peut être absente ou ignorée et nous la prenons en compte dans une approche socio-technique, qui tend à articuler les discours des acteurs, les pratiques et les dispositifs (Paquienséguy, 2012).

7De même, l’étude ne saurait se limiter à un seul secteur culturel. Nous souhaitons appréhender les échanges et pratiques en ligne ayant pour objet la culture, non pas définie par le marché des biens culturels, mais à partir des productions en ligne des internautes dont les centres d’intérêt croisent plusieurs secteurs culturels économiquement distincts.

8La question de la prescription constitue un véritable enjeu en ce qui concerne les biens culturels, leur grande diversité et leur caractère singulier donnant un rôle crucial aux prescripteurs qui orientent le consommateur dans ses choix. Ce projet de recherche porte sur l’étude des phénomènes de production, réception et diffusion d’informations par des internautes amateurs et des artistes, via des réseaux sociaux numériques. Traditionnellement, la diffusion de l’information culturelle passait par des acteurs et procédés principalement institués (institutions culturelles, entreprises et médias de masse). Désormais, les modes d’exposition et d’appropriation de la culture apparaissent plus décentralisés et informels. Les mécanismes par lesquels s’opèrent l’expertise et la confiance se déplacent des médiateurs traditionnels vers les « amis » ou autres « fans » présents sur le web. Le projet s’est focalisé sur ces internautes qui utilisent des environnements numériques participatifs en lien avec des œuvres culturelles et aux conduites qui y sont déployées et/ou requises pour annoncer, conseiller, évaluer, juger, illustrer partager… autour de la culture. Pour ce faire, il développe trois entrées :

9Les plateformes numériques de la culture. Le terme de plateforme numérique a été choisi pour désigner les environnements numériques dans lesquels les pratiques prescriptives sont analysées. Il a été préféré au terme initial de réseaux sociaux, celui-ci renvoyant trop souvent à une auto-définition par les acteurs eux-mêmes et excluant de fait certains environnements qui nous paraissant pertinents à prendre en compte. Les plateformes numériques nous intéressent ici en tant qu’elles cristallisent de nouvelles pratiques culturelles, elles témoignent du lien singulier qu’elles construisent entre les fonctionnalités qu’elles offrent et les jugements culturels puisqu’elles incitent fortement l’internaute à produire, à proposer et échanger des contenus et pas seulement à en consommer. Ces industries médiatiques que sont les plateformes permettent d’interroger plusieurs facettes de phénomènes culturels qui sont loin d’être marginaux. La fréquentation de ces plateformes numériques semble garantir à chaque individu la possibilité d’accéder à des informations, des contenus divers, mais aussi lui permettre une expression élargie. Ces transformations sont à analyser, voire même à nommer, au-delà de tous les discours sociaux et médiatiques qui annoncent en permanence des révolutions et des innovations sur lesquelles il nous faut revenir en questionnant : la part et la place des dispositifs technique et économique que sont les plateformes dans l’action des internautes, incités en permanence à produire ; les concaténations provoquées entre différentes plateformes, entre différentes communautés, entre différents univers amateurs et professionnels ; et le phénomène participatif dans le domaine culturel au-delà des réseaux socio-numériques qui ne sont qu’un composant des pratiques numériques. L’étude s’est particulièrement intéressée au site Sens Critique, mais aussi à plusieurs plateformes musicales comme Deezer ou Spotify ou encore la plateforme littéraire Babelio.

10L’internaute 2.0, producteur de jugements culturels. De nombreuses formes de médiation sont remises en question depuis le développement d’Internet, court-circuitées qu’elles sont par l’accès direct aux sources, aux producteurs et aux auteurs, comme par exemple dans le domaine du journalisme ou de l’industrie musicale. Ainsi le statut de l’individu connecté n’est plus seulement celui d’un consommateur en bout de chaîne, mais il peut participer sous diverses formes aux process de production ou de diffusion des œuvres qu’elles soient intellectuelles, culturelles, scientifiques. Nous pensons généralement l’individu à l’ère numérique, plus créatif et productif d’une part et plus sensible aux productions de ses pairs qu’à celles des institutions et organisations d’autre part (Dupuy-Salle, 2012). Notre travail porte sur les usagers de ces plateformes, à partir de leurs pratiques, des traces qu’ils laissent sur les plateformes. Comment s’inscrivent-ils dans des circuits culturels en votant ou rédigeant un avis ? Comment interviennent-ils dans la fabrication de la notoriété des artistes ou des produits culturels ? Qu’en est-il de la notion d’expertise dans le domaine culturel (critique, médiateur, commissaire) ? Loin de croire qu’un écrasement des hiérarchies culturelles est à l’œuvre, il s’agit de cerner ce qu’il se passe dans les interstices des pratiques et des applications en ligne, ces espaces non institutionnels, ces industries médiatiques qui sensiblement imposent des pratiques, des habitudes, des manières de faire culturelles.

11Enfin la troisième entrée concerne les artistes et créateurs de biens culturels. Les compétences des artistes en termes de maîtrise des outils numériques de communication, de valorisation de leurs travaux et d’intégration de réseaux – c’est-à-dire tout ce qui équivaut à un travail de mise en visibilité des pratiques et travaux des artistes – semblent partie intégrante d’une socialisation professionnelle. Les artistes ont désormais en charge une partie de la dimension communicationnelle de leur activité, surtout dans des phases de leurs carrières où ils sont peu connus. L’apparente proximité des producteurs de biens culturels et des publics, tout en augmentant potentiellement les chances de réussites « directes » pour les artistes, fait également peser sur eux des exigences en termes de compétences qui, loin d’être partagées par tous, dessinent des lignes de partage. Cette partie de l’étude a été prise en charge par les psychologues du travail, qui ont analysé la manière dont les environnements numériques impactent les pratiques des artistes selon de multiples dimensions (techniques, sociales, scénographiques, commerciales).

12La combinaison de ces trois entrées du phénomène des discours amateurs sur la culture revient dans un premier temps à une tentative de saisir un phénomène dans sa complexité, mais dans un second temps à permettre également l’articulation des plusieurs approches et plusieurs problématiques dans le cadre de notre discipline. Les pratiques de prescription culturelle par des amateurs ne sont pas ici considérées comme un objet en soi, mais plutôt comme une entrée possible dans ce que l’on pourrait nommer les écritures de la culture. En dehors des écritures institutionnelles et instituées, nous nous focalisons sur ces pratiques a priori triviales et anecdotiques qui consistent à produire et rendre visible un jugement culturel mais surtout à la manière dont ces pratiques sont mises en discours dans des espaces et par des acteurs médiatiques singuliers que sont les plateformes numériques. Croisant ainsi des analyses sémiotiques et discursives des dispositifs des plateformes et des pratiques des usagers avec des analyses socio-économiques des stratégies d’acteurs, les chercheurs du laboratoire tentent d’articuler leurs approches car en liant les questions, ils tentent de relier les enjeux. Le programme analyse l’écriture de la culture à partir de pratiques et de lieux a priori considérés comme illégitimes car ne répondant qu’à des logiques d’audience et de marchandisation des données. Mais il s’agit de cerner également ce qui s’y joue pour les usagers, qui loin de seulement mobiliser les catégories historiques de la culture ou du marché des biens culturels, ou d’être totalement dupes des stratégies des plateformes, font peut-être bouger les normes et les formes culturelles. Se concentrer sur les modalités et les formes que prennent ces discours culturels c’est aussi ne rien négliger des tactiques et stratégies qui s’y croisent (Croissant, 2016). Le programme s’appuie sur la volonté de fabriquer des articulations entre des niveaux micro de l’analyse, prenant en compte les formes discursives, leurs inscriptions dans les dispositifs et le niveau macro des stratégies industrielles des plateformes concernant notamment l’exploitation les traces et des données.

13Les premiers résultats montrent par exemple que dans le cas de la plateforme Sens Critique, se développent de véritables opérations de patrimonialisation au travers d’une part un discours de la plateforme sur la mémoire culturelle mais également à partir des activités des internautes qui investissent le patrimoine par la critique culturelle. (Bonaccorsi, Croissant 2016). Il apparaît que dans le cadre d’un modèle économique d’exploitation algorithmique des données (Paquienséguy 2015), la plateforme s’instaure également en acteur de la médiation patrimoniale. Ainsi les médiations de la culture qui s’élaborent conjointement entre des plateformes et leurs membres font l’objet d’autres travaux qui analysent par exemple :

  • les modalités de la construction des autorités culturelles

  • les cadres d’énonciation des expériences culturelles et sensibles que sont par exemple l’écoute musicale ou la lecture

  • les pratiques de mise à distance du dispositif et de « décadrages » de la part des membres d’une plateforme.

14Les plateformes numériques qui semblent déporter la question de la médiation à celle de l’intermédiation doivent être saisies dans leurs dimensions socio-économiques, symboliques et bien entendu politiques. Les enjeux économiques sont souvent difficiles à cerner tant les modèles de ces plateformes sont illisibles et ne relèvent plus des modèles classiques des filières des industries culturelles. Ces modèles reposent sur la production éditoriale des internautes, et les fonctionnalités de partage ou le principe de gratuité viennent souvent masquer de nouvelles formes d’industrialisation des discours et des formes culturelles. Choisir d’étudier la culture dans des lieux qui, a priori, ne s’en revendiquent pas, constitue une hypothèse forte sur un éventuel déplacement du pouvoir entre les acteurs culturels traditionnels et ces nouveaux venus que sont les plateformes numériques. À travers ces terrains d’enquête croisées il est possible de saisir quelques frémissements discrets et silencieux de mouvements et de batailles qui se déroulent en dehors des institutions culturelles, mais qui tendent à travailler en profondeur les normes, les valeurs et les pratiques de la culture. Les travaux des chercheurs impliqués, issus de différentes activités scientifiques du laboratoire (séminaire, journée d’études, projet) ont déjà fait l’objet de quelques publications et communications sur certains des points du programme. Pour une restitution plus complète, l’ensemble des travaux fera prochainement l’objet d’une restitution sous la forme d’un ouvrage collectif.

Bibliographie

Travaux issus du programme

Bonaccorsi Julia, Croissant Valérie, « « Votre mémoire culturelle » : entre logistique numérique de la recommandation et médiation patrimoniale. Le cas de Sens Critique », Études de communication N° 45, 2016, p. 129-148.

Croissant Valérie, « Noter, évaluer, apprécier. Formes, formats et pratiques de la prescription culturelle sur le web », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n° 17/3A, 2016, p. 85 à 97.

Bonaccorsi Julia, Croissant Valérie, « L’énonciation culturelle vidée de l’institution ? Qualifier les figurations de l’autorité dans des sites web contributifs », Communication et Langages 2017 (à paraître).

Croissant Valérie, « La recommandation culturelle des amateurs sur le web : Sens Critique ou la fabrique des prescripteurs » in La prescription culturelle : avatars et « médiamorphoses » co-dirigé par Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas, Presses de l’Enssib, 2017 (à paraître).

De Certeau Michel, l’Invention du quotidien I, nouv. éd. Luce Giard, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. xxxix-xl.

Dupuy-Salle Manuel « L’intégration des fans dans les stratégies de valorisation de contenus contribue-t-elle au développement des “industries créatives” ? » Tic&société no vol. 4, n° 2-2011.

Paquienséguy Françoise, « Le consommateur à l’ère numérique » in Vidal G. (dir), La sociologie des usages : transformations et continuités, Éditions Hermès Lavoisier, collection Traités, 2012, p. 179-212.

Pour citer ce document

Françoise Paquienséguy, Julia Bonaccorsi, Sarah Cordonnier, William Spano, Valérie Croissant, Manuel Dupuy-Salle, Camille Jutant et Nathalie Deley, «L’avis des autres. Pratiques de recommandation et de prescriptions culturelles sur les réseaux sociaux et plateformes numériques», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 14-Varia, DOSSIER : ELICO, > Thématique II | Bibliothèques numériques, documents numériques et médiations,mis à jour le : 05/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=288.

Quelques mots à propos de : Françoise Paquienséguy

Sciences Po-Lyon – Elico

Quelques mots à propos de : Julia Bonaccorsi

Université Lyon 2

Quelques mots à propos de : Sarah Cordonnier

Université Lyon 2

Quelques mots à propos de : William Spano

Université Lyon 2

Quelques mots à propos de : Valérie Croissant

Université Lyon 2

Quelques mots à propos de : Manuel Dupuy-Salle

Université Lyon 2

Quelques mots à propos de : Camille Jutant

Université Lyon 2

Quelques mots à propos de : Nathalie Deley

Université Jean Monnet, St Étienne