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> Thématique II | Bibliothèques numériques, documents numériques et médiations

Pascal Robert

Penser la raison politique du numérique

Article

Texte intégral

Ce texte actualise une première version parue dans : Pignier, Nicole et Mitropoulou, Eleni, Former ou formater ?, les enjeux de l’éducation aux médias, Solilang, Limoges, 2014, pp. 89-103.

1Penser la raison politique du numérique exige de penser le numérique à l’aide de catégories qui ne sont ni celles de la technique, ni celles de la seule sociologie, tout en restant compatible avec les deux. Car les SIC ne doivent s’assimiler ni à la technique, ni à la sociologie et instituer ainsi leur propre lieu. Ce système de catégories repose sur une démarche qui articule approche critique et modélisation conceptuelle. Les SIC, en effet, doivent se distinguer de la sociologie en revendiquant une logique de modélisation. Mais à la différence d’une ingénierie, elles ne peuvent accepter que cette modélisation devienne une fin en soi. C’est pourquoi elles doivent moduler cette approche par une mise en tension avec une perspective critique qui reste vigilante aux enjeux politiques qui sous-tendent le développement des TIC et du numérique.

Pourquoi un système de catégories ?

2On ne peut pas penser la technique à partir de ses propres catégories, mais on peut en faire et elles ne servent alors qu’à cela, exclusivement. Elles permettent ainsi de dire la technique, mais seulement sur un mode pratique : système d’étiquettes qui permet de classer les outils, le matériel etc. au magasin, dans quelque catalogue ou site internet. Le catalogue de chez Manufrance a longtemps fait rêver parce qu’il était, à domicile, une sorte de musée ou de bibliothèque des objets, une sorte de classeur non scientifique puisque marketing, du foisonnement de ces objets qui ont progressivement envahi notre quotidien. Un penser-classer de fait, qui ne se fondait pas sur une science des objets artificiels, qui aurait pu être l’équivalent d’une science des objets naturels, pas plus qu’il n’en fondait une. La techno-logie, en ce sens, reste encore à inventer, malgré les efforts de quelques précurseurs au XIXe siècle. Bien évidemment, mon propre travail ne prétend pas fonder une telle techno-logie globale, mais il y participe localement, à propos des TIC et du numérique, et dans une perspective singulière, celle de leurs enjeux politiques. La sociologie des techniques est bien évidemment passée par là (celles de B. Latour ou d’A. Gras notamment), mais si elle modélise, elle ne va pas forcément assez loin et elle ne concerne pas les TIC en particulier ni leurs logiques politiques. Mais elle a indubitablement ouvert la voie.

3Aborder la question de la raison politique du numérique exige de revenir à ce dont il est le cache-sexe : l’informatique. C’est pourquoi il m’a fallu tout d’abord comprendre quelle représentation socio-politique notre société se faisait de l’informatique et plus globalement des TIC.

L’impensé informatique et numérique

4Le discours que les médias proposent sur l’informatique et les TIC en général travaille moins à offrir des cadres d’intelligibilité des TIC (ou à restituer un cadre extérieur préexistant) qu’à occuper la place, afin que le discours critique reste des plus marginaux, voire ne puisse plus s’exprimer. On se retrouve le plus souvent emporté par le maelstrom des événements technico-économiques du monde des TIC sans mieux comprendre réellement les véritables enjeux politiques qu’elles soulèvent. L’informatique et plus globalement les TIC ne sont pas ou si peu questionnées en définitive qu’elles en viennent à occuper une place qui est celle de l‘évidence. Car est évident ce qui est mis en position de ne pas être interrogé, et/ou ce dont le questionnement n’est pas/plus légitime, ce qui n’a pas à se justifier (ou, pour le dire autrement ce qui retiré des épreuves de justification politiques (Boltanski et Thévenot, 1991)). L’informatique est là, présente et doit être acceptée sous peine d’archaïsme. Respectant notre principe de compatibilité à la sociologie, ce travail est ainsi aussi une contribution à une sociologie de l’évidence ; autrement dit, comment la société parvient à imposer des « objets », qui pourtant sont des construits sociaux, comme des évidences.

5Le processus est mis en œuvre à travers un ensemble de stratégies discursives qui permettent de ne pas ou peu soumettre l’informatique et les TIC à la question de leurs enjeux politiques et sociaux. Ce je l’appelle L’Impensé informatique (Robert, 2012). Afin de prendre mieux en considération l’extension actuelle du numérique, au-delà du noyau dur de l’informatique elle-même, je viens de diriger un nouveau volume (lui-même divisé en deux tomes) qui s’intitule l’Impensé numérique (Robert (dir), 2016), qui poursuit et étend le travail sur des objets différents, mais tous symptomatiques, comme la carte d’identité ou le passeport, le bogue de l’an 2000, les rapports officiels, les notions de régulation/dérégulation, Google, Facebook ou le Web 2.0. L’existence d’un tel impensé informatique/numérique permet à un mécanisme politique de se développer en une relative impunité : c’est celui du glissement de la prérogative politique.

Le glissement de la prérogative politique

6Les TIC favorisent ce que j’appelle le glissement de la prérogative politique (GPP). J’entends par là la possibilité pour un acteur aux intérêts privés de remplir de facto une fonction politique sans avoir à payer le cout d’accès au système politique démocratique (à travers un investissement électoral) et en contournant l’État (parfois avec sa complicité, voire en mettant l’état à son service) (Robert, 2005).

7Les TIC, comme logistique informationnelle, ne sont bien évidemment pas le seul vecteur d’un mouvement qui mobilise également des facteurs d’ordres juridico-économique, comme la déréglementation, ou idéologique, comme le libéralisme, mais elles constituent le véhicule technique privilégié de ce mouvement, ce qui est loin d’être négligeable dans une société fortement technicisée comme la nôtre.

8Ces deux approches, plutôt externes à l’informatique et critiques, exigent une approche complémentaire, susceptible d’aider à mieux comprendre en quoi consistent les logiques internes et cognitives de l’informatique. Logiques dont nous verrons qu’elles possèdent elles aussi leur dimension politique.

9Il m’a alors fallu d’abord discerner les caractéristiques propres de l’informatique, puis la replacer parmi les outils du penser-classer, les technologies intellectuelles.

De l’informatique comme Motif

10L’informatique est un moteur d’inférence et de gestion de formes (MOTIF) (Robert, 2000, 2009 et 2010). À en croire M. Serres ou F. Dagognet, il y a les moteurs qui travaillent, qui transforment de l’énergie et/ou déplacent quelque chose (eau, eux-mêmes etc.), mais il y a aussi des moteurs qui produisent et transforment de l’information. La produisent parce que celle-ci n’existe pas en soi, mais seulement dans le cadre d’une forme qui l’accueille et la crée en tant que telle. C’est exactement ce qui se passe dans le cadre d’un recensement général : on invente ou on conforte des catégories d’espaces (communes, agglomération, département etc.), de métiers, de tranches d’âges etc. Parler de chômeur, ce n’est rien d’autre que créer une catégorie qui, à la fois, pose la case et invente une catégorie sociale ; on crée alors à la fois du chiffre et du social.

11Ces opérations ont été dès que possible équipées techniquement, avec la mécanographie, dès la fin du XIXe siècle ou aujourd’hui avec l’informatique. Le processus d’inférence et de gestion de formes n’a pas attendu l’informatique, mais celle-ci a considérablement accéléré les traitements, augmenté les volumes enregistrés ainsi que le nombre et la vitesse d’opérations possibles. On retrouve non seulement cette dimension du MOTIF au niveau des nations, mais aussi au niveau des organisations, entreprises et administrations. En ce sens, l’informatique est la digne héritière des technologies intellectuelles qui l’ont précédée, ce qui explique pourquoi elle peut toute les simuler.

L’informatique comme technologie intellectuelle

12Il est sûr que l’informatique est un nouveau support, qui propose un nouveau mode/régime de matérialité, qui n’a rien donc de dématérialisé, au contraire de ce qu’annonce une vulgate facile (Robert, 2004 et 2010). C’est peut-être une nouvelle technologie intellectuelle ou un nouvel ensemble de technologies intellectuelles, mais cela reste une hypothèse (fructueuse) de travail. Quoi qu’il en soit, il est indispensable de la replacer dans ce cadre pour comprendre ce qu’elle apporte et ses limites. On regroupe sous la notion de technologies intellectuelles les outils du penser-classer-représenter : les diagrammes, le livre, la bibliothèque, les dessins techniques, les cartes et l’encyclopédie notamment. Elles ont été portées par le support papier pendant des siècles. Elles s’affrontent aujourd’hui à ce que j’appelle la provocation informatique, celle du moteur informatique qui se prolonge désormais dans l’univers du numérique.

13Les technologies intellectuelles s’ordonnent à trois raisons : la raison graphique (Goody, 1979), la raison classificatrice et la raison simulatrice. Chaque raison s’articule autour d’une dimension privilégiée : la 2D des espaces d’inscription pour la raison graphique, la 3D des volumes (livres et classeurs) pour la raison classificatrice et la 4D des machines (3D des objets + le mouvement) de la raison simulatrice. Quelle que soit la raison, passer d’une dimension inférieure à une dimension supérieure correspond à un principe de traitement (de la parole à la surface de la liste par exemple), changer d’échelle dans une même dimension renvoie à un principe de navigation (de l’espace géographique vu de dessus à celui, réduit, de la carte) et passer d’une dimension supérieure à une dimension inférieure au principe de modélisation (ce que pratique fort bien l’informatique lorsqu’elle modélise) (Robert, 2010). Chaque technologie intellectuelle est munie (au cours d’un processus historique) de ses outils de régulation (l’organisation en chapitres et paragraphes dans l’exemple du livre) et fait l’objet de jeux de pouvoir complexes (quel que soit le « scribe », clerc ou informaticien, son travail n’est en rien socio-politiquement neutre)1.

14Cette approche des technologies intellectuelles est un exemple sinon accompli, du moins poussé, de ce que j’ai qualifié de modélisation conceptuelle modulée par une approche critique2. Modélisation pour dire autrement que dans leur propre langage technique ces différentes techniques et trouver une grille qui en permette la comparaison, malgré l’hétérogénéité. Mais approche critique pour ne pas oublier les enjeux politiques et éviter de les naturaliser. Car le MOTIF comme technologie intellectuelle renvoie à la logique politique de ce que j’appelle le mouvement de « gestionnarisation ».

La gestionnarisation

15Nous l’avons vu, on ne peut comprendre le déploiement des TIC comme support concret du numérique si l’on ne comprend pas qu’il s’accompagne inévitablement d’une production d’une information de gestion qui porte sur le système technique lui-même, ce qu’il exécute comme tâche et donc sur l’information qu’il traite et ceux qui la traite. La gestionnarisation (Robert, 2004 b, 2011, 2014 a et b, 2016) signifie le basculement d’une logique de gestion, qui applique un outil de gestion à une activité, à cette nouvelle logique qui s’appuie sur un outil informatisé de gestion pour faire entrer toute activité dans son système de catégories, quitte à la reconfigurer parfois violemment et profondément. Autrement dit, la gestionnarisation renvoie à une logique du repli du système de gestion sur lui-même : il n’y a plus d’extériorité. Il devient alors ce que j’appelle un outil de vérité. Il ferme les conditions mêmes de la discutabilité, de la possibilité même de discuter. Où se dessine, dès lors, une opposition, qui risque de devenir structurante, entre la logique de la gestionnarisation et celle de la démocratie. Il serait faux de croire que l’une est politique et l’autre non. Il s’agit de deux logiques politiques, différentes, en concurrence et au contraire de ce que l’on aime à dire, la deuxième me semble moins inhérente aux TIC et au numérique que la première. Autrement dit, nos TIC, vont moins reconfigurer l’espace de la démocratie que travailler en profondeur sa logique à l’aune de celle de la gestionnarisation. Il y a fort à parier que l’e-démocratie va nourrir le processus de la gestionnarisation ou, pour le dire autrement, tout développement de l’e-démocratie risque d’être instrumentalisé par le déploiement de la gestionnarisation.

Conclusion

16L’impensé offre une représentation naturalisée et simpliste des TIC à l’ombre de laquelle le glissement de la prérogative politique peut se déployer en toute impunité, puisqu’il n’est ni repéré ni questionné3. Le glissement de la prérogative politique (GPP) est un phénomène idéologique qui, à son tour, permet au MOTIF comme technologie intellectuelle de développer la logique concrète de la gestionnarisation qui, en retour peut nourrir le GPP et/ou alimenter l’impensé (puisque la gestionnarisation ferme les espaces de discutabilité en présentant ses grilles et résultats sur le mode du « c’est comme ça »). Bouclage. Une position critique sérieuse, qui ne relève pas de l’essai pseudo-philosophique ou qui ne cherche pas à faire peur sur le mode du « tous fichés » ; une position critique qui plus est, qui ne renie pas la nécessité d’un effort de modélisation, devient, dès lors, extrêmement difficile à faire entendre…

Bibliographie

Boltanski, Luc et Thévenot, Laurent, De la justification, Gallimard, Paris, 1991.

Coutant, Alexandre et Stenger, Thomas, Ces réseaux numériques dits sociaux, Hermès, n° 59, 2010.

Derosières, Alain, Prouver et Gouverner, La découverte, 2014.

Goody, Jack, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979.

Gras, Alain, Les macro-systèmes techniques, PUF, Paris, 1997.

Latour, Bruno, Aramis ou l’amour des techniques, La découverte, 1992.

Robert, Pascal, « Le MOTIF, de l’informatique comme moteur d’inférence et de gestion de formes », Solaris, Hiver 2000-2001, http://www.info.unicaen.fr/bnum/jelec/Solaris.

Robert, Pascal, « Critique de la dématérialisation », Communication et langages, n° 140, juin 2004, pp. 55 à 68.

Robert, Pascal, La logique politique des technologies de l’information, critique de la logistique du « glissement de la prérogative politique », collection Labyrinthes, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2005.

Robert, Pascal, Une théorie sociétale des TIC, Paris, Hermès, 2009.

Robert, Pascal, Mnémotechnologies, Paris, Hermès, 2010.

Robert, Pascal, 2012 L’impensé informatique, critique du mode d’existence idéologique des TIC, volume I. Les années 1970-1980, Éditions des archives contemporaines, Paris, 2012.

Robert, Pascal, « Critique de la gestionnarisation », Communication et organisations, n° 45, PUB, 2014 a.

Robert, Pascal, « Les logiques politiques des TIC », Revue Française des sciences de l’information et de la communication, N° 5, 2014 b.

Robert, Pascal, (Dir), L’impensé numérique, tome I : des années 80 aux réseaux sociaux, Éditions des archives contemporaines, Paris, 2016.

Notes

1 Je ne peux ici que présenter bien succinctement le noyau dur d’une modélisation à la fois plus complexe et modulée par un regard critique ainsi qu’une écriture qui l’assouplie.

2 J’ai, par ailleurs, utilisé (et déplacé donc) ces outils (technologies intellectuelles, logistique informationnelle, glissement de la prérogative politique) pour interroger la question de l’image dans Polyptyque, pour une anthropologie communicationnelle des images (Hermann, 2015) ; j’emploie également la notion de technologie intellectuelle pour questionner la bande dessinée, que ce soit dans un collectif consacré à Bande dessinée et numérique (Cnrs éditions 2016) ou dans un livre théorique à paraitre aux presses de l’Enssib en 2017 (La bande dessinée : une intelligence subversive).

3 Soulignons que l’impensé numérique nourrit une logique plus large qui est celle de l’incommunication qu’alimentent volontiers nos médias et que la bande dessinée met en scène et critique depuis longtemps (cf. Robert, Pascal, De l’incommunication au miroir de la bande dessinée, Presses universitaires Blaise Pascal, 2017).

Pour citer ce document

Pascal Robert, «Penser la raison politique du numérique», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 14-Varia, DOSSIER : ELICO, > Thématique II | Bibliothèques numériques, documents numériques et médiations,mis à jour le : 05/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=293.

Quelques mots à propos de : Pascal Robert

Enssib et Elico