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> Quelques chantiers

Sarah Cordonnier, Manuel Dupuy-Salle, Agnieszka Tona, Eva-Marie Goepfert, Jean-Michel Rampon et Mathias Valex

Analyser la mémoire industrielle autour d’un matériau composite : perspectives méthodologiques

Article

Texte intégral

Projet RESPIRA - Recueil et Sauvegarde du Patrimoine Industriel de la région Rhône-Alpes, mené entre 2014-2016 par ELICO, avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication

1Il existe en matière de patrimoine industriel une forte demande de conservation de la mémoire des sites désaffectés. Notre intérêt pour cette problématique part d’une recherche qui avait pour objet de rendre compte, par la collecte photographique, d’une mémoire plurielle et locale de sites industriels patrimoniaux de la périphérie lyonnaise.

2Dans la lignée d’autres travaux en SIC qui s’intéressent aux mémoires de lieux urbains ou industriels et aux médiations de ces lieux par des acteurs locaux (Gellereau, 2006 ; Watremez, 2008), nous posons dans notre approche communicationnelle que le patrimoine n’est pas un ensemble d’objets matériels mais n phénomène social : « si l’objet [patrimonial] nous touche, c’est parce qu’il nous relie à un monde d’origine qui est un monde social ; le monde des hommes qui l’ont produit, utilisé, codifié, embelli ; voire au contraire saccagé ou détruit » (Davallon, 2006 : 123).

3Nous traiterons ici des enjeux de la collecte de mémoires en lien avec un site industriel patrimonial, puis des questions méthodologiques soulevées par la constitution et l’exploitation de ces données complexes.

Recueil de témoignages iconographiques et discursifs

4Les photographies privées que nous cherchons à recueillir, pour leur valeur de témoignage et comme source documentaire, nous servent aussi comme outils permettant de produire d’autres données dans l’enquête. Nous les exploitons pour faire parler nos enquêtés sur ce que représentent leurs documents, comme « déclencheurs de souvenirs », « embrayeurs de parole » et supports « d’une narration possible » (Muxel, 1996 : 176). Car la photographie est paradoxale : on accède immédiatement à son contenu mais son interprétation s’induit difficilement à partir du document lui-même. Autrement dit, elle n’est pas autosuffisante du point de vue documentaire : pour en neutraliser la « malléabilité interprétative infinie » (Tardy 2014 : 9), il faut l’interpréter dans ses contextes d’usage.

5Nous avons donc « fait parler » nos enquêtés1 à l’aide de la méthode des récits de vie, qui permettent d’accéder à des témoignages rétrospectifs sur l’expérience vécue d’acteurs sociaux (Bertaux, 2010 : 14) et d’identifier, dans notre cas, des épisodes expérientiels en lien avec le site industriel.

6Pour en saisir au mieux les trames narratives et visuelles, chaque entretien a été filmé en cadrant sur les mains des enquêtés manipulant les documents et produisant un discours autour.

7Nous esquisserons ici les riches potentialités analytiques de ces matériaux et la manière dont, pour en rendre compte, il a fallu mobiliser pleinement les ressources des SIC, en combinant, associant ou distinguant des analyses documentaires, discursives, sémiologiques et interactionnistes.

Analyse statistique textuelle des thématiques mémorielles

8Une analyse de statistiques textuelles menée à l’aide du logiciel Iramuteq découvre trois grandes thématiques mémorielles dans l’ensemble des discours des enquêtés. La première révèle que famille et travail sont indissociables dans les souvenirs : on parle de l’un à partir de l’autre. Au cœur de cette rencontre, l’usine est le lieu de travail, non pas des ouvriers, mais des maris, des fils, des parents… Elle organise la vie familiale, dans son quotidien comme dans ses grandes occasions. C’est autour d’elle que se font les rencontres amicales et amoureuses, les mariages, les naissances, et c’est, pour le travail qu’elle procure, que les familles sont venues habiter dans la cité ouvrière. La vie dans la cité ouvrière est le deuxième thème central dans les souvenirs de nos enquêtés. Elle est un territoire que les enquêtés se représentent dans son organisation et son agencement (par ses rues et son avenue) et qu’ils délimitent en le dissociant des communes avoisinantes et, plus généralement, de la ville.

9« Le territoire tient à la projection sur un espace donné des structures spécifiques d’un groupe humain, qui incluent le mode de découpage et de gestion de l’espace, l’aménagement de cet espace. Il contribue en retour à fonder cette spécificité, à conforter le sentiment d’appartenance » (Brunet et al., 1992 : 436). Ce sentiment d’appartenance est construit à partir de la représentation de la cité comme territoire habité, dans lequel la maison devient objet du quartier, et comme territoire vécu où s’organise la vie communautaire autour des lieux de sociabilité. Dans ce territoire, l’usine est un acteur social qui favorise les relations de voisinage : C’était une fête c’était le goûter de Noël quoi, que l’usine organisait.

10Le dernier thème est lié à la spécificité de notre enquête : il est le souvenir. Les témoignages, métadiscursifs, superposent, sans cesse, le contenu des souvenirs au processus même du souvenir. L’« image dénotée » (Barthes, 1964) est mise en scène dans sa découverte, dans sa circulation, et parfois même dans son souvenir : C’est les copains de mon mari qui l’ont prise. Ils me font rire, voyez ! Ainsi, l’image est aussi un document matériel : on la prend, on écrit dessus, on la montre et on la décrit. Mais surtout, ce document est vu et regardé : grâce à lui, on (re)trouve, on parle, on raconte, on se souvient.

L’objet « photographie » derrière l’image

11Nous avons demandé à chaque enquêté de choisir des photographies personnelles en lien avec l’usine. Cette demande a été investie par nos interlocuteurs de sens multiples : nous avons bien récupéré des photographies, mais aussi des cartes postales, revues professionnelles, livres, coupures de journaux, affiches, calendriers, une liste manuscrite de noms, et même des objets : médaillon, cahier d’écolier, etc.

12Ce constat constitue une entrée féconde de notre enquête, tout en introduisant de la complexité dans l’analyse. Car si pour Barthes « quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit » (1980 : 18), il en est autrement de nos enquêtés. Leur interprétation du terme photographie montre qu’ils la considèrent non seulement comme une représentation transparente qui « emporte son référent avec elle […] collés l’un à l’autre » (idem : 16), mais aussi comme un objet matériel. Et c’est comme tel qu’elle doit aussi être abordée dans notre analyse, qui s’inscrit dans la lignée des travaux sur la « vie des objets » (Bonnot, 2002 ; Fleury et al., 2015). Il s’agit alors d’aborder la photographie à travers les différentes étapes et aspects de sa vie sociale, et de tenter de saisir des valeurs et significations successives qui lui sont assignées au fil de sa trajectoire sociale.

13S’aventurer dans une telle approche a permis de constater que nombre d’images qui nous ont été montrées, dont nous postulions qu’elles « dormaient » dans des albums de famille, avaient déjà largement circulé. En premier lieu dans leur « milieu naturel », entre les individus et générations de la même famille. Mais aussi en dehors du réseau familial, lorsqu’elles ont été publiées dans des journaux, éditées sous forme de cartes postales, prêtées à des services d’archives, intégrées dans des expositions, etc. On peut alors parler, pour ces éléments de notre corpus, d’une véritable carrière de l’image. Leur circulation dans des réseaux autres que familiaux, permet leur réactivation en tant que document, et les charges de significations et valeurs nouvelles. Une photographie qui a participé à une exposition acquiert ainsi aux yeux de nos enquêtés des valeurs particulières (preuve historique, ancienneté, esthétique…) qui ne correspondent pas nécessairement aux valeurs originales lui associées dans le réseau familial (valeur mémorielle, sentimentale, affective…).

14En quoi l’ampleur de la carrière de certaines images constitue-t-elle un critère de sélection pour nos enquêtés et participe ainsi de la construction d’une mémoire collective ou, par contraste, de l’oubli de certaines traces de l’histoire locale ? Comment prendre en compte cette carrière des images pour saisir le sens et les valeurs attribués aux documents par les enquêtés ?

Emergence des souvenirs ordinaires autour des photographies

15En situation d’entretien, lorsque les photographies entrent et sortent du champ de vision des enquêtés, elles font l’objet de longues séquences de commentaires dans lesquelles se reconstruisent et se catalysent les souvenirs. Différents éléments iconiques de l’image (tel bâtiment, telle personne) sont ainsi utilisés par les enquêtés comme des prises interprétatives leur permettant de recomposer et d’énoncer des souvenirs aux multiples registres (anecdotes, opinions) et thématiques (vie privée, parents, jeux…), que l’on retrouve au sein des différents entretiens.

16La catégorie des « souvenirs enchâssés » correspond à la présence de plusieurs thèmes de souvenirs associés à une même photographie. Les commentaires d’une enquêtée sur l’atelier d’apprentissage (Photo 1) se développent par exemple autour de cinq thématiques : la description des éléments de la photographie (noms et fonction des personnes) ; l’origine et l’arrivée de la famille maternelle de l’enquêtée ; l’origine et l’arrivée des personnes représentées ; la description du fonctionnement d’un objet technique présent dans l’atelier ; l’histoire du document photographique. La « connaissance mémorielle » donnée par cette interprétation ne se limite pas à un commentaire descriptif de ses référents : des explications viennent les transcender, voire les dépasser.

Photo 1. Atelier d’apprentissage

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17Autre catégorie, les « souvenirs dévoilés », où se déploie via l’image une interprétation mémorielle laissant libre cours aux récits intimes ou insolites liés à l’expérience vécue de l’enquêté. Ainsi, face à la photographie de L’école de garçons (Photo 2), l’enquêté raconte avec beaucoup de détails la manière dont les écoliers – dont lui-même – allaient voler du charbon dans les usines pour chauffer le poêle de la classe pendant l’hiver.

Photo 2. L’école de garçons

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18Ces exemples montrent que la photographie fonctionne comme un cadre social de la mémoire, un catalyseur suscitant des actes interprétatifs pluriels, intimes et ordinaires. Ils permettent aussi de réfléchir au statut ontologique des photographies en tant que document patrimonial : un matériel dont la signification mémorielle n’est pas immanente, mais peut être actualisée et enrichie des interprétations qu’elle suscite chez des « témoins » de toutes sortes. De telles « richesses » interprétatives se perçoivent dans les exemples présentés et tout au long de nos entretiens. Une meilleure appréhension et reconnaissance institutionnelle de ces mémoires ordinaires permettrait d’enrichir la connaissance sur le patrimoine industriel de ces sites.

L’image manquante

19Considérer l’expérience d’entretien-témoignage comme situation de communication amène à tenir compte de la « nécessaire part manquante de l’interprétation par l’enquêté de la situation d’enquête, dont l’enquêteur ne saisit que des traces » (Faury, 2015 : 57). Sur la base du terme photo(s), ont été repérés des segments répétés correspondant le mieux à une part manquante verbalisée en lien avec les photographies2.

20Les réponses exploitables reviennent à témoigner de manière explicite de l’inexistence de photographies en lien avec des personnes (parents, père dans l’entreprise…), des objets (triporteurs), des activités sportives (le foot) ou des traces murales (j’ai pas de photos en couleur des peintures sur l’usine). La difficulté se trouve amplifiée en présence d’évocations floues diversement cernables (en termes de mémoire individuelle, de circulation non maîtrisée des photographies dans un espace semi-privé, de réponse indéfinie – « on » – à la sollicitation des chercheurs…) et glosables : non peut-être, oui peut-être, oui mais, oui mais aussi ailleurs (en nombre).

21Finalement, il ressort que c’est plutôt l’image « masquante » qui est à l’œuvre. Ou comment une image unique devient (proto)typique (ainsi de la communauté des Italiens mais aussi des ouvriers par-delà une photographie en provenance du service communication de l’usine-même). Ailleurs, c’est la similarité générique qui fait qu’une photographie vaut pour tout autre du même genre (d’école).

Conclusion

22À partir de ces possibilités d’analyse, l’une des perspectives ouvertes par l’enquête est de reconstituer, dans sa complexité, un récit collectif à la fois réglé par les interactions locales, contraint par la matérialité des traces, émergeant de la multitude de discours composites. Quant au matériel collecté, il a vocation à être à son tour constitué « patrimoine » : comment, dans cette opération, concilier les exigences propres de l’approche scientifique qui préside à la constitution et à l’analyse du corpus, le respect de l’intégrité des documents et de l’image des personnes, et les attentes des partenaires professionnels du projet, qui souhaitent valoriser ces documents sur Internet ?

Bibliographie

Barthes R., « Rhétorique de l’image », Communications, n° 4, 1964, p. 40-51.

Barthes R., La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, 192 p.

Bertaux D., Le récit de vie, Paris, Armand Colin, 2010, 126 p.

Bonnot T., La vie des objets. D’ustensiles banals à objets de collection. Paris, Éditions de la MSH, 2002, 246 p.

Davallon J., Le Don du patrimoine : Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Hermes Sciences-Lavoisier, 2006, 222 p.

Gellereau M., « Mémoire du travail, mémoire des conflits. Comment les témoignages se mettent en scène dans les visites patrimoniales », Communication et langages, n °149, 2006, p. 63-75.

Faury M., « Dialogues et réflexivités dans l’enquête : le témoignage comme espace d’inter-subjectivité », in Cordonnier S., Trajectoire et Témoignage. Pour une réflexion pluridisciplinaire, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2015, p. 57-75.

Fleury B., Walter J. (dir), Vies d’objets, souvenirs de guerres, Nancy, Éditions universitaires de Lorraine, 2015, 339 p.

Muxel A., Individu et mémoire familiale. Paris, Nathan, 1996, 226 p.

Tardy C., « Introduction », in Tardy C. (dir), Les médiations photographiques du patrimoine, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 7-20.

Watremez A., « Vivre le patrimoine urbain au quotidien : pour une approche de la patrimonialité », Culture et Musées, n° 11, 2008, p. 11-35.

Notes

1 12 témoins nés entre 1927 et 1970, dont l’histoire familiale et résidentielle croise celle du site industriel.

2 Pas de photos (12 occurrences), a une photo (7), d’autres photos (7)… (étude menée à partir du logiciel Lexico 3. Photo(s) a été privilégié à d’autres en rapport avec l’image, quasiment non décelés).

Pour citer ce document

Sarah Cordonnier, Manuel Dupuy-Salle, Agnieszka Tona, Eva-Marie Goepfert, Jean-Michel Rampon et Mathias Valex, «Analyser la mémoire industrielle autour d’un matériau composite : perspectives méthodologiques», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 14-Varia, DOSSIER : ELICO, > Quelques chantiers,mis à jour le : 05/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=296.

Quelques mots à propos de : Sarah Cordonnier

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Quelques mots à propos de : Manuel Dupuy-Salle

Université Lyon 2

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Enssib

Quelques mots à propos de : Eva-Marie Goepfert

Université Lyon 2

Quelques mots à propos de : Jean-Michel Rampon

IEP de Lyon

Quelques mots à propos de : Mathias Valex

IEP de Lyon