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CARTE BLANCHE AUX JEUNES CHERCHEURS

Olivier Standaert

Au travail, mais sans emploi : comment l’insertion professionnelle interroge la régulation des carrières journalistiques

Article

Texte intégral

Lauréat du prix jeune chercheur 2016. Premier prix ex-aequo jeune chercheur de la SFSIC avec Pierre-Carl Langlais Juin 2016

1Rarement étudiée au-delà des généralités laissant apparaître un marché du travail précaire et contracté, l’insertion professionnelle des nouveaux journalistes en Belgique francophone met en évidence des trajectoires de plus en plus individualisées, et donc difficilement comparables, mouvantes et incertaines. L’affirmation d’un journalisme foncièrement flexible (Standaert, 2016), aussi bien dans la façon d’organiser le travail que dans la gestion des situations d’emploi, n’est pas un phénomène récent, mais la crise des années 2008-2013 l’a certainement amplifiée. S’agissant des nouveaux journalistes, l’érosion de l’emploi salarié à durée indéterminée et son remplacement par des formes traditionnellement qualifiées d’atypiques nécessite d’envisager l’insertion, et à plus large échelle, les carrières journalistiques, à partir d’un double décloisonnement : spatial, en ne se cantonnant plus au seul marché du journalisme (lui-même étant de toute manière défini de manière assez variable), et chronologique, en englobant l’ensemble des carrefours des itinéraires professionnels depuis les démarches d’insertion jusqu’aux fins de carrière. Les mobilités entre les marchés du travail proches du journalisme et l’élévation du niveau de diplomation, entre autres, permettent de distinguer des trajectoires où les ressources des nouveaux entrants peuvent s’exprimer en des lieux et selon des modalités très variables, même si les médias d’information générale restent leur horizon d’attente prioritaire au cours des premières années.

Réguler à partir de l’individu au travail

2Les aléas de l’insertion professionnelle posent des questions qui dépassent le cadre des individus et des entreprises pour mettre en question la régulation de l’emploi dans le marché journalistique. Sur le marché belge (Standaert, 2016), aucune entreprise ne parvient à résoudre les tensions nées d’un modèle continuellement effrité (celui du travail stable à temps plein) et de ses alternatives non-salariées. Les sorties précoces du journalisme en sont un des symptômes les plus visibles, au point de déséquilibrer les pyramides d’âges de certaines rédactions où le cap des cinq ans d’ancienneté continue est de plus en plus difficilement franchi au sein des journalistes nés dans les années 1980. Le journalisme est loin d’être la seule profession où cette question se pose. Et elle n’est pas neuve, ni spécifique à la Belgique : dès les années 1980, les premières enquêtes publiques établissent leurs bilans du chômage et de la complexification de l’insertion socioprofessionnelle : « On est passé, dans les deux dernières décennies du XXe siècle, de un à deux, voire 2,5 précaires sur dix salariés », évaluent Frédéric Abécassis et Pierre Roche (2001 : 62).

3La question de la régulation des systèmes actuels de gestion de l’emploi, marqués à divers niveaux par la flexibilité, fait partie des thèses discutées notamment par Alain Supiot. En 1999, l’auteur dirige et publie un rapport de recherche sur les transformations du droit du travail commandé par la Commission européenne. Comme d’autres, une partie de ce rapport de recherche pose les bases des évolutions récentes de ce domaine du droit. Combien de travaux n’ont pas avant tout et surtout insisté sur le « remaniement des frontières entre l’emploi salarié et d’autres statuts d’emploi », une « tendance lourde de l’ensemble des secteurs d’activité » (Reynaud, 2009 : 367) ?

4Ce rapport est aussi un des premiers à avoir réfléchi ces évolutions en termes d’alternatives et d’évolutions. Une des propositions principales formulées en 1999 stipule que le statut professionnel doit être déterminé non plus à partir de la notion restrictive d’emploi, mais à partir de la notion élargie de travail. La vision politique sous-tendue par cette proposition est explicite : elle doit « rendre une capacité d’action collective aux travailleurs dans les domaines qui sont aujourd’hui abandonnés, sans contrepoids aucun, à la seule initiative économique des entreprises » (Supiot, 2011 : XXXIX). Sous réserve de traduction concrète, cette proposition demeure parfaitement d’actualité dans le marché étudié (et peut-être, plus globalement, dans les professions intellectuelles et artistiques). Formulée en regard de la place de plus en plus relative du salariat classique et de la généralisation du modèle biographique d’Ulrich Beck (2003), elle réorganiserait significativement l’impact des politiques de flexibilité. Elle signifie, selon le rapport Supiot, que « le statut professionnel doit être redéfini de façon à garantir la continuité d’une trajectoire plutôt que la stabilité des emplois », ainsi que « l’application de certains aspects du droit du travail aux travailleurs qui ne sont ni salariés ni entrepreneurs » (Supiot, 1999 : 295-297). La formulation du problème et la manière dont le droit pourrait le résoudre renvoient pleinement aux difficultés d’assurer par soi-même, dans le cadre du travail non-salarié, la continuité de sa propre trajectoire au sein d’un champ d’activité.

5Pourtant, depuis lors, les choses se passent comme s’il était impossible de réfléchir prospectivement ce démantèlement progressif du modèle d’emploi ayant prévalu lors des premières décennies de l’après-guerre. Dominique Méda et Bertrand Minault le constatent sans détour six ans après la sortie du rapport Supiot : « Comment expliquer cette impuissance à rendre opérationnelle l’idée d’une sécurisation des trajectoires professionnelles, alors même qu’elle semble faire l’objet d’un large consensus auprès des pouvoirs publics comme des partenaires sociaux ? » (Méda, Minault, 2005 : 2).

6En journalisme comme ailleurs, il est nécessaire de se demander si certaines options juridiques ne permettraient pas de résoudre en partie les problèmes causés par la flexibilisation des modes de gestion des ressources humaines et les difficultés récurrentes que les syndicats, unions et sociétés de rédacteurs éprouvent à défendre collectivement la profession. Dans le cas d’un métier aussi fortement imprégné d’incertitudes et de flexibilités diverses que le journalisme, poser la question d’une régulation à partir de l’individu est lourde de sens. Jusqu’à présent, en Belgique comme ailleurs, cette perspective n’a jamais réussi à mobiliser les acteurs du marché, pas plus que les acteurs politiques. Au sujet des statuts et des conditions de travail des journalistes, l’absence d’avancée tangible lors des États généraux des médias d’information en Communauté française de Belgique (2010-2013) en a apporté une preuve supplémentaire. En général, les démarches régulatrices sont rapidement soupçonnées de servir les intérêts de champs extérieurs (politique entre autres), d’être une entrave à la liberté de la presse et une solution rigidement inadaptée aux contingences de ses métiers. C’est, comme souvent, la question de l’autonomie qui s’invite dans le débat. Le groupe professionnel journalistique belge a, du reste, souvent marqué une nette préférence pour les alternatives de l’autorégulation, notamment au niveau de l’application de la déontologie. Quelles que soient les manières dont pourraient être traduites les conclusions de recherches telles que celle d’Alain Supiot, et les effets qu’elles pourraient avoir sur un marché du travail aussi flexible et élastique que celui du journalisme, il faut souligner qu’elles reflètent des évolutions que l’étude de l’insertion professionnelle a pleinement confirmées : la « déstandardisation » des modalités de mise à l’emploi, la faible prédictibilité et la fragmentation des trajectoires, ainsi que le développement des insertions fugitives et du multi-emploi dans des logiques de réseaux sont autant de signes que les nouveaux journalistes misent de moins en moins sur un lien fort à l’entreprise et sur les régulations collectives de l’emploi salarié. Ils reflètent aussi l’absence de prise en compte concertée et unifiée des questions liées à l’emploi alors même qu’une part importante du groupe professionnel reconnaît et subit les effets néfastes de ces politiques. L’aggravation de la situation générale du marché de l’emploi sous les coups de boutoir de la crise financière, puis économique, n’aura en fin de compte servi qu’à rendre encore plus évident ce déficit de régulation. Sans doute bénéficie-t-il en partie à certains acteurs du champ, autorisés à migrer à leur guise vers de nouveaux modes de gestion des ressources humaines. Du côté des praticiens du journalisme, c’est différent. À ce stade, les marges de manœuvre collectives du groupe professionnel journalistique n’ont probablement jamais semblé aussi faibles et dépendantes des aléas du marché. S’ils partagent ces problèmes avec leurs aînés, notamment ceux qui sont à l’automne de leur carrière, les nouveaux arrivants se trouvent parmi les plus exposés aux volontés de rendre les relations travail-emploi les plus souples possible.

Au travail mais sans emploi : conséquences identitaires

7Au-delà de toutes les justifications économiques que pourraient avancer les tenants des politiques de flexibilisation des ressources humaines, et elles existent assurément, il faut aussi souligner leurs effets de plus en plus nets sur les identités professionnelles. La flexibilité sous sa rationalité économique reste le plus souvent cantonnée à une vision de court terme1. Mais si elle s’inscrit elle-même dans un terme plus long, en tant que système de gestion, il est alors nécessaire de comprendre ses effets non seulement sur les trajectoires, mais aussi sur les identités de métier, les cadres de référence professionnels collectifs. Or, plus les distorsions des situations d’emploi sont nombreuses, plus elles tendent à affecter les cadres d’identification collectifs et leurs manières d’ordonner, notamment dans les discours et autres postures réflexives, les rapports au travail. C’est qu’ « après avoir contribué à forger un fort sentiment d’identité collective, et à cimenter la collectivité des «travailleurs», le droit du travail participe aujourd’hui de leur perte. Cette identité collective reposait sur l’unité et l’exclusivité des institutions et des droits des travailleurs, deux piliers qui sont aujourd’hui profondément ébranlés », écrit Alain Supiot (2011 : 97). « Victime de son succès, il n’est plus un droit rustique, assis sur une définition juridique simple et unique de la relation de travail, mais au contraire un droit complexe qui fait dépendre la situation juridique de chaque salarié de la combinaison d’un nombre toujours plus grand de paramètres (âge, ancienneté, taille de l’entreprise, branche professionnelle, accords d’entreprise, place dans la hiérarchie, etc.). Dans ce contexte, l’identité collective, procédant de l’appartenance à la catégorie des salariés, s’efface derrière une possible identité professionnelle procédant des capacités propres à chaque individu. De l’identité collective par le travail, on peut alors passer à une identité individuelle dans le travail ». Robert Castel avance le même raisonnement, qu’il relie lui aussi à la poussée individualiste : du fait de l’estompement « des régulations collectives de l’emploi stable », « l’injonction à être un individu se généralise » (Castel, 2009 : 24).

8Il ne faut pas chercher bien loin les traces de ce basculement fondamental chez les jeunes journalistes belges francophones. Il est illustré par des formes identitaires axées autour du sentiment de précarité et d’incertitude, en même temps qu’il les approfondit encore davantage. Il semble que l’estompement des cadres collectifs d’identification transmis par des entreprises offrant des positions d’emplois stables participe à l’effritement des identités collectives, auxquelles se substituent au moins partiellement un repli sur des références individualisées, ou partagées par un petit nombre de proches, collègues ou confrères. S’exprimerait là, à partir d’un autre cadre explicatif, une des lignes de force du journalisme, à savoir sa multiplicité d’approches, de définitions, de cadrages et de pratiques, qui en font peut-être une « activité de production discursive avant d’être une profession » (Ringoot, Utard, 2005 : 18). Nombre de nouveaux journalistes naviguent à vue dans les différentes « zones grises » du journalisme. Le déficit identitaire du journalisme est notamment un déficit de vision unifiée et collective sur plusieurs enjeux. En l’absence de tronc fédérateur quant à sa mission et ses pratiques, le journalisme fait historiquement partie des professions malléables et incertaines du point de vue des socles collectifs (Pelissier, Ruellan, 2002). En individualisant et en morcelant ses relations d’emplois, en effritant sa base de salariés, les employeurs du marché belge fragmentent un peu plus sa population et élargissent la mosaïque de manières dont chaque individu peut se définir, pour soi-même et autrui, journaliste. L’enjeu est capital : si cette identité est définie sur une base de plus en plus souple par ceux qui en sont les gardiens officiels et assermentés, en l’occurrence les instances délivrant la carte de presse (Standaert, Grevisse, 2012), il semble que le même mouvement d’assouplissement par rapport aux cadres d’identification collectifs et traditionnels se joue aux portes mêmes du groupe, là où les incertitudes sont les plus grandes, et où pèsent les fortes attentes des débuts de carrière. L’instauration d’un statut vissé à une trajectoire, et non à un emploi, n’en est que plus justifiable : de moins en moins de nouveaux journalistes naviguent dans les seules eaux du journalisme ; celui-ci, comme en témoignent les nombreuses questions définitionnelles posées par l’attribution des cartes de presse (Leteinturier, Frisque, 2015) évolue en étroite connexion avec d’autres types d’activités ; la continuité des trajectoires, et les protections que cette continuité peut offrir, devient un problème central au carrefour stratégique de la trentaine, lorsque les projets personnels (accès à la propriété, parentalité) prennent davantage d’importance. Pour de nombreux journalistes, c’est cette absence de continuité, actuelle ou potentielle, qui les éloigne du marché du travail qu’ils convoitaient. Qui sait si une autre forme d’accompagnement statutaire des journalistes, à partir de celle définie par Alain Supiot ou d’autres, ne permettrait pas d’associer moins automatiquement « marché du travail flexible » et « marché précaire » ?

Bibliographie

Abécassis Frédéric et Roche Pierre (coord.), Précarisation du travail et lien social, Paris, L’Harmattan, 2001, 350 p.

Beck Ulrich, La société du risque : sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2003, 521 p.

Castel Robert, La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009, 457 p.

de Nanteuil-Miribel Matthieu et El Akremi Assaâd (dir.), La société flexible. Travail, emploi, organisation en débat, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2005, 459 p.

Leteinturier Christine et Frisque Cégolène (dir.), Les espaces professionnels des journalistes, des corpus quantitatifs aux analyses qualitatives, Paris, Panthéon-Assas, 2015, 228 p.

Méda Dominique et Minault Bertrand, « La sécurisation des trajectoires professionnelles », Document d’études, n° 107, octobre 2005, 39 p.

Pelissier Nicolas et Ruellan Denis, « La compétence encyclopédique. Un défi épistémologique pour les formations au journalisme », in Rieffel R. et Watine T., Les mutations du journalisme en France et au Québec, Paris, Panthéon, Assas, 2002, p. 57-81.

Reynaud Emmanuelle, « Des professionnels experts : les travailleurs autonomes des services aux entreprises », in Demazière D. et Gadéa C., Sociologie des groupes professionnels. Acquis récents et nouveaux défis, Paris, La Découverte, 2009, p. 367-377.

Ringoot Roselyne et Utard Jean-Marie, Le journalisme en invention. Nouvelles pratiques, nouveaux acteurs, Rennes, Presses universitaires, 2005, 215 p.

Supiot Alain (dir.), Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Paris, Flammarion, 1999, 321 p.

Supiot Alain, Critique du droit du travail, 2e éd. Paris, PUF, 2011, 280 p.

Standaert Olivier et Grevisse Benoît, « Veulent-ils encore une carte de presse ? Les jeunes journalistes de Belgique francophone », Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo, vol. 2, n° 2, 2013, p. 52-63.

Standaert Olivier, Le journalisme flexible. Insertion professionnelle et marché du travail des jeunes journalistes de Belgique francophone, Berne, Peter Lang, 2016, 260 p.

Notes

1 « En jouant simultanément sur des leviers fortement différenciés, <la flexibilité> cherche à anticiper l’incertitude croissante des marchés. Mais en marquant une option préférentielle pour le court terme, elle prend le risque de priver les firmes des conditions d’efficacité à plus long terme » (Nanteuil-Miribel, 2005 : 68).

Pour citer ce document

Olivier Standaert, «Au travail, mais sans emploi : comment l’insertion professionnelle interroge la régulation des carrières journalistiques», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 13-Varia, CARTE BLANCHE AUX JEUNES CHERCHEURS,mis à jour le : 08/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=346.

Quelques mots à propos de : Olivier Standaert

Observatoire de Recherche sur les Médias et le journalisme (ORM), Université catholique de Louvain (Belgique). Courriel : livier.standaert@uclouvain.be.