Aller la navigation | Aller au contenu

Axe 2 | Éducation et TIC

Do Quynh Huong

Enjeux éducatifs et communicationnels des communautés de pratique en français langue étrangère sur Facebook

Article

Texte intégral

1Les années 2010 ont vu l’expansion des réseaux sociaux numériques, dont le plus utilisé est Facebook. Le nombre important des usagers de ce réseau ainsi que la multiplication d’applications et de fonctionnalités attirent l’attention des chercheurs en sciences de l’information sur l’éventualité de l’utilisation de ce nouvel outil en apprentissage et nous ne pouvons pas nous mettre à l’écart de ce courant.

2Dans cet article, nous proposons de développer une réflexion sur les conditions d’usage de Facebook dans la création et l’entretien des communautés d’apprenants. Partant de l’hypothèse que Facebook, tout comme d’autres technologies de l’information et de la communication, devrait faciliter le partage de l’information et les interactions entre les usagers, et donc créer des espaces favorables à l’apprentissage, nous nous penchons sur la fonctionnalité « groupe » de ce site, en le considérant comme un outil efficace pour créer et entretenir des communautés de pratique en langue étrangère en ligne.

3Dans la première partie de l’article, nous essaierons de cerner des termes tels que « communauté de pratique » et « réseau social numérique ». Nous citerons aussi des résultats de nos recherches antérieures pour avancer des hypothèses de recherche sur l’éventuel usage de Facebook dans la création et l’entretien des groupes d’apprenants en langue étrangère.

4La deuxième partie de l’article sera réservée à la méthodologie de recherche, qui se base essentiellement sur l’observation d’un groupe Facebook créé et entretenu par des guides touristiques francophones vietnamiens.

5Dans la troisième partie, nous analyserons des données recueillies sur la plate-forme et des entretiens réalisés avec certains membres du groupe. Nous nous intéresserons à la gestion et au partage de l’information, aux modalités de communication, aux interactions verbales et au processus de médiation entre les acteurs. Toutes ces analyses devraient nous aider à confirmer nos hypothèses de départ sur l’apport et les limites du recours à Facebook pour créer et entretenir des communautés d’apprenants en langue étrangère en ligne. Nous formulerons enfin des recommandations sur les conditions d’usage d’un tel outil pour ceux qui souhaitent l’utiliser en vue de favoriser les conditions d’acquisition des nouvelles connaissances en langues étrangères.

Hypothèse de recherche

Les communautés de pratique en ligne

6Selon le contexte d’apprentissage, les participants et le discours produit, Lafferière (2008) définit trois catégories de communauté d’apprenants en réseau : la classe ou la communauté d’apprentissage, la communauté de pratique (par exemple un forum réservé aux enseignants pour le partage des expériences dans la réalisation d’un nouveau curriculum) et la communauté d’élaboration de connaissances (comme Wikipédia). Il arrive aussi qu’une catégorie de communauté se transforme par moment en une autre, lorsque la tâche d’apprentissage le demande. Ainsi les élèves d’une classe (communauté d’apprentissage), à la demande de leur professeur, peuvent-ils travailler ensemble pour rédiger des articles de Wikipédia sur un sujet préalablement choisi par l’enseignant. Ils constituent alors une communauté d’élaboration de connaissance.

7Dans le cadre de notre recherche, nous observons les activités d’un apprentissage informel se passant dans un groupe professionnel. C’est pourquoi nous nous intéressons à la communauté de pratique (désormais « CoP »).

8Prenant sa source dans le milieu éducatif dans le but d’améliorer les pratiques enseignantes, la référence à la notion de CoP s’appuie essentiellement sur les théories de Lave et Wenger (1991, op.cit), pour qui apprendre, c’est participer en vue d’acquérir l’expertise présente dans une CoP donnée et d’y exercer un rôle de plus en plus important. Les membres d’une CoP utilisent Internet pour soutenir l’activité de chacun (partage de ressources et échanges partant de portails incluant, entre autres, des forums électroniques). De nature informelle dans la plupart des cas, cette pratique permet de développer une culture de collaboration dans les milieux professionnels, surtout quand les membres de la communauté sont dispersés géographiquement. Wenger (2005) mentionne à cet égard trois dimensions fondamentales d’une CoP : l’engagement mutuel des participants, l’entreprise commune et le répertoire partagé de ressources. Ajoutons qu’aujourd’hui, l’utilisation d’outils numériques de communication et de collaboration est devenue monnaie courante dans les CoP. Certaines communautés n’existent même qu’en ligne. La dispersion géographique des participants devient en elle-même un incitatif à l’utilisation de tels outils (Murphy et Laferrière, 2003).

Les réseaux sociaux numériques

9En tant que chercheuse en didactique des langues et en technologie éducative, nous sommes intéressées par les possibilités d’application des nouvelles technologies dans l’acquisition des langues étrangères. Parmi les technologies Web 2.0, c’est Facebook qui nous intéresse le plus. D’abord, c’est le réseau social le plus utilisé dans le monde et au Vietnam jusqu’à ce jour. Le premier semestre de 2016 a vu 1,654 milliard d’utilisateurs mensuellement actifs dans le monde1, dont plus de 32 millions au Vietnam2. Les utilisateurs y passent aussi beaucoup de temps : les statistiques montrent que les utilisateurs vietnamiens, dont les 2/3 se sont inscrits sur Facebook3, passent en général 2,3 heures chaque jour sur les réseaux sociaux4.

10Pour comprendre les caractéristiques de Facebook et ce qui le distingue des autres technologies Web 2.0, nous adhérons à l’idée de Stenger et Coutant (2010) qui le classent parmi les réseaux sociaux numériques (désormais RSN), définis comme suit :

11« Les RSN constituent des services web qui permettent aux individus : (1) de construire un profil public ou semi-public au sein d’un système (2) de gérer une liste des utilisateurs avec lesquels ils partagent un lien, (3) de voir et naviguer sur leur liste de liens et sur ceux établis par les autres au sein du système, et (4) fondent leur attractivité essentiellement sur les trois premiers points et non sur une activité particulière.”

12La quatrième propriété des RSN est fondamentale. Elle aide en effet à les distinguer des sites relevant de l’informatisation sociale tels que Youtube ou Flick, qui servent surtout à visionner et/ou de poster des vidéos et des photos, même si les utilisateurs y possèdent aussi un profil. Stenger et Coutant distinguent alors les activités sur les RSN, considérées comme des friendship-online driven activity, de celles sur les autres médias sociaux, qui sont des interest-driven online activity.

Hypothèse sur l’exploitation de la fonctionnalité « groupe » de Facebook pour créer et entretenir des CoP en langue étrangère

13En didactique des langues, Klein (1989, op cit) définit une communauté d’apprenants comme un groupe dont les membres partagent les mêmes configurations concernant les caractéristiques de l’acquisition d’une langue étrangère, à savoir : la capacité d’apprentissage linguistique, la motivation à apprendre et l’accès aux données. Ces caractéristiques permettent ainsi de décrire ce que tous savent et savent faire, ce que certains savent, mais pas d’autres, ce que certains font et d’autres non ou alors différemment.

14Cette définition de la communauté d’apprenants en langue étrangère nous ouvre des perspectives concernant la CoP en ligne, surtout à propos de la fonctionnalité « groupe » sur Facebook. En effet, cette fonctionnalité, créée au début des années 2010, a permis aux utilisateurs de faire partie de nombreuses communautés, dont celles de pratique en langue étrangère. Ces communautés regroupent des apprenants partageant la même motivation et ayant des capacités cognitives proches, dans le but de donner à tous les membres des opportunités de pratiquer la langue cible, de partager des expériences et de donner accès à des outils bénéfiques à l’apprentissage. Ces objectifs peuvent être couplés ou séparés, selon la nature du groupe et le public qui y participe.

15Dans une recherche collective menée avec des collègues francophones de la région5, nous avons observé les avantages de l’utilisation de Facebook, notamment de sa fonctionnalité « groupe » comme une plate-forme des classes virtuelles en langue étrangère : la forte accessibilité à la plate-forme, la présence des outils techniques tels que le partage des documents multimédia et le système des votes via le bouton « J’aime », les espaces d’échanges au sein du groupe et entre les groupes, l’occasion de perfectionner l’habileté de production écrite via les mini-blogues et la production orale par des échanges courts autour des productions du groupe.

16Aujourd’hui, notre hypothèse est que ce type de plate-forme de réseau social peut présenter des avantages, mais aussi des inconvénients pour la création et le maintien des CoP en langues étrangères. La question est donc de savoir comment cela se passe en réalité et dans quelle mesure la fonctionnalité « groupe » de Facebook est utile pour créer et maintenir des CoP en langue étrangère.

Méthodologie de la recherche

17Nous avons choisi d’observer une CoP existant en ligne, le groupe Facebook Un mot par jour6. Créé en avril 2014 et administré par un guide touristique vietnamien francophone, ex-professeur de français, ce groupe public s’adresse essentiellement aux guides vietnamiens francophones et vise à améliorer leur français à travers des échanges et partages de ressources dans le groupe.

18Comme les données sur les activités du groupe changent chaque jour, nous avons mis l’accent sur une période limitée, du 6 juin au 13 septembre 2014. Les données comprennent les échanges entre les membres pendant cette période de 100 jours, le profil des membres, le résultat d’un questionnaire réalisé avec 10 membres et celui d’un entretien semi-directif réalisé avec 1’administrateur du groupe. L’analyse de ces données, à la fois quantitatives et qualitatives, s’organise selon quatre axes : la gestion et le partage de l’information, les modalités de communication, les interactions verbales et le processus de médiation entre les acteurs. Dans chacun de ces quatre aspects, nous analyserons leurs effets sur les trois pôles de l’apprentissage en langue étrangère selon Lambert (1998) : cognitif (les diverses facettes du processus d’appropriation), social (la relation de l’apprenant avec les autres) et affectif (la motivation d’apprentissage de l’apprenant).

Analyse des résultats

Description des activités du groupe « Un mot par jour »

19Au moment où nous avons collecté les données pour cette recherche, le groupe comprenait 283 membres, dont un tiers était composé de guides touristiques vietnamiens francophones. Les autres membres étaient des agents de voyage, des touristes francophones ayant visité le Vietnam ou encore des amis francophones de l’administrateur. Beaucoup étaient des anciens élèves de l’administrateur et ses amis d’université.

20La devise du groupe est « Petit à petit, l’oiseau fait son nid. Partageons notre connaissance. » L’objectif premier du groupe est le perfectionnement du français chez les guides vietnamiens francophones, mais les activités du groupe peuvent aussi être profitables à tous les membres du groupe. Pour les touristes français, la participation au groupe est un moyen pour garder le contact avec le Vietnam et partager leurs connaissances sur la culture et la langue des deux peuples.

21Le groupe étant public, l’inscription peut se faire par un membre du groupe, ou via une demande envoyée à l’administrateur. Pourtant, seul l’administrateur a le droit de donner des avertissements à un membre ou le bannir du groupe quand il trouve nécessaire. Chaque membre peut aussi se retirer du groupe.

22Les activités du groupe se basent sur le degré d’activité de ses membres et ressemblent aux forums de discussions en ligne. Les publications apparaissent sur l’interface du groupe selon l’ordre chronologique suivant le principe des fils d’actualités de Facebook. Chaque membre a le droit d’y poster des statuts, auxquels les autres réagissent par le bouton « J’aime » ou/et des commentaires. L’auteur de chaque production a le droit de la modifier et la supprimer. L’administrateur a aussi le droit de supprimer les contenus qu’il trouve inconvenants. Les contenus sont visibles par les membres et leurs amis sur Facebook. La langue de la communication dans le groupe est le français.

La gestion et le partage de l’information au sein du groupe

23La première question est de savoir quels types d’informations les membres du groupe se partagent et quels en sont les effets sur leur apprentissage du français. En analysant les 186 statuts publiés entre le 6 juin et le 13 septembre 2014, nous avons repéré 5 thématiques principales :

24La langue française (52 % des statuts) : problèmes de vocabulaire (termes, expressions, proverbes, champs lexicaux à expliquer, traduire ou compléter), de grammaire (articles et temps verbaux), de registre de langue et de prononciation (vire-langue). On trouve parfois des citations célèbres et des proverbes vietnamiens traduits en français.

25La culture vietnamienne (21 % des statuts) : culture traditionnelle, histoire du pzyd, religions et représentations, symboles et actualité culturelle, photos de voyage.

26La culture française (11 % des statuts) : problèmes d’actualités, histoire, littérature, géographie et religions. Les guides qui ont visité la France et les touristes français postent aussi des images sur ce pays.

27Les débats sur les sujets généraux (7 % des statuts) : il s’agit des problématiques d’ordre global et interculturel, telles que la coutume de manger la viande de certains animaux domestiques, l’excision, la culture de la foule…

28La vie du groupe (9 % des statuts) : appels ou avertissements de la part de l’administrateur, vœux d’anniversaire ou à l’occasion des fêtes.

29Le choix du sujet dépend entièrement des participants. Il part donc de leur besoin réel en apprentissage du français. Comme les guides occupent la plus grande partie du groupe (35,33 %) et que ce sont aussi les membres les plus actifs, nous observons que les sujets abordés dans le groupe tournent autour de leurs centres d’intérêt : mots et expressions spécialisés en français au service des commentaires des sites, réalités rencontrées sur la route du voyage, actualité du pays, connaissances sur la culture des clients… les touristes français, quant à eux, se joignent au groupe soit pour partager avec leurs amis vietnamiens les images du pays qu’ils ont visité, soit pour offrir des connaissances en leur langue et culture et ce dans une perspective interculturelle.

30Dans une CoP comme celle-ci où l’apprentissage, puisqu’il est informel, repose uniquement sur la contribution de chacun et sans aucune contrainte, l’évaluation d’une contribution est la réaction des membres : des « J’aime » et des commentaires. En analysant la corrélation entre le contenu des statuts et leur degré de réussite (nombre de « J’aime » et des commentaires, l’expression de l’approbation dans les commentaires), nous voyons deux raisons qui contribuent au succès d’une publication dans le groupe : l’intérêt du contenu de la publication pour le travail du guide (tant sur le sujet que sur la qualité de la langue) et la beauté de la publication (pour les photos).

Tableau 1. Les statuts qui reçoivent le plus de « J’aime » et de commentaires

Image 10000000000003C0000001B4B56F2231E8F17A01.jpg

31Qu’ils soient guides expérimentés ou jeunes traducteurs, les membres que nous avons interrogés confirment l’intérêt de la plupart des sujets abordés dans le groupe et l’utilité de ces sujets pour leur travail. La plupart soulignent que les activités du groupe enrichissent leur vocabulaire et leur offrent l’occasion de s’exprimer en français et d’échanger avec d’autres francophones hors du travail ou de l’école. Elles ont augmenté leur motivation pour le français, même chez les plus avancés qui y voient une occasion d’évaluer leur niveau de français et de réviser certaines habiletés longtemps inutilisées.

32Quels sont les modes de gestion et de partage d’informations pratiqués dans le groupe ? En analysant les statuts, nous repérons trois modes de partage d’information principaux : 1- l’auteur saisit lui-même sa publication (une question sur un mot, une expression ou un proverbe, un glossaire, une photo…) 2- l’auteur partage une autre ressource disponible en ligne (un article de journal, un article de dictionnaire, une publication sur Facebook…) 3- l’auteur dépose des fichiers sur le site. Parmi ces trois modalités, la première est la plus courante, la deuxième connaît parfois des échecs, quand le contenu n’existe plus en ligne et la dernière est souvent ratée, sans doute parce que les fichiers sont trop importants. Nous constatons enfin que le succès d’une information circulée dans le groupe ne dépend pas vraiment de sa modalité de partage, mais de l’importance de la contribution de l’auteur, en plus de la qualité de l’information et l’intérêt qu’elle porte aux membres comme nous l’avons ci-dessus mentionné. Un même article de dictionnaire partagé recevra plus de « J’aime » et de commentaires s’il est accompagné de commentaires ou d’explications de la part de celui qui l’a partagé.

33Comme nous l’avons expliqué plus haut, les informations sur le site sont affichées dans leur ordre d’apparition, ce qui pose problème quand un membre souhaite se reporter à une ancienne publication. Pourtant, une ancienne publication peut être relayée et apparaître au début du fil par un nouveau « J’aime » ou un nouveau commentaire. Un membre peut recevoir aussi une notification quand son nom est mentionné dans un commentaire. Quant aux modalités de classement d’information, la seule possibilité est de classer les contributions par auteur, via un moteur de recherche sur le site. Cet outil est surtout intéressant quand un membre souhaite se référer à des ressources partagées par un membre actif du site.

34Dans un groupe sur Facebook, les contenus sont gérés par leur auteur et par l’administrateur du groupe, ce qui permet à chacun d’être responsable de ses publications, et à l’administrateur d’exercer un certain contrôle, voire une censure sur les contenus postés dans le groupe. En effet, nous avons vu des membres retirer ou modifier leurs statuts ou commentaires après avoir discuté avec les autres, ce qui rend les discussions plus instructives pour tout le monde. Du point de vue cognitif, ces possibilités techniques facilitent l’autorégulation des écrits chez les apprenants et la régulation du groupe via les commentaires.

Les modalités de communication dans le groupe

35Dans ce groupe sur Facebook, toutes les communications sont asynchrones, publiques et ouvertes à tous.

36La communication asynchrone présente quelques avantages pour ce type de communauté : elle permet à chacun d’avoir le temps pour réfléchir sur ce qu’il va publier – ce temps bénéfique à leur apprentissage selon les usagers interrogés ; elle convient à la situation de communication où les interlocuteurs sont dispersés géographiquement et ne partagent pas le même emploi du temps, et enfin, elle convient au type d’apprentissage proposé par le groupe (apprentissage informel). Le deuxième avantage est surtout significatif lorsque certains membres actifs du groupe ont un décalage horaire de 5-6 heures par rapport aux autres.

37La communication synchrone présente cependant un inconvénient : elle n’incite pas l’ensemble des membres à participer à la communication. En effet, beaucoup ne se sont jamais manifestés, et beaucoup d’autres ne se contentent que de cliquer sur le bouton « J’aime ». Pour compenser ce défaut, lorsqu’un membre souhaite solliciter la participation d’un autre à la discussion, il peut mentionner son nom dans ses publications. Cette fonctionnalité est surtout utile quand les membres souhaitent avoir l’opinion des personnes ayant des connaissances plus approfondies sur la question en discussion.

38En réalité, les quelques discussions les plus actives dans le groupe sont presque synchrones, et les réponses presque instantanées rendent la discussion plus vivante et instructive. Pourtant, ces discussions sont souvent très longues, parfois en une quarantaine de répliques, ce qui pose des problèmes pour ceux qui les suivent après.

39Une façon pour communiquer son intérêt est le bouton « J’aime », avec un choix varié d’attitudes à exprimer, ce qui rend la communication plus réelle. Nous observons aussi que ceux qui laissent les commentaires cliquent aussi sur ces boutons, comme une façon pour renforcer l’expression de leur intérêt envers la publication et remercier l’auteur. Cette modalité de communication est donc très pratique pour renforcer le lien entre les membres du groupe. Les boutons « J’aime » encouragent aussi les membres à publier sur le site.

40La communication dans le groupe se passe à l’écrit, ce qui représente à la fois des avantages et des inconvénients. L’avantage est que cela permet aux utilisateurs de bien réfléchir à ce qu’ils produisent et d’avoir la possibilité de corriger ce qu’ils ont écrit. Toutefois, cela demande beaucoup de temps, surtout quand les membres sont impliqués dans un vif débat. En plus, les activités orales (compréhension et production) font défaut dans le groupe.

Les interactions verbales au sein du groupe

41Gangi et Wasco (2009, op.cit), donnent une liste d’indicateurs à ceux qui souhaitent étudier les interactions sur les réseaux sociaux numériques : la nature et la qualité des dialogues ; la facilité d’une accessibilité à une autre ; la possibilité d’une transparence affichée et la liberté d’une prise de risque dans l’interaction. Dans le cadre de cette recherche, nous nous contenterons d’analyser les premiers indicateurs de cette liste.

42Parmi les modalités de partage d’informations du groupe, nous constatons que les statuts sont les plus utilisés pour provoquer des interactions dans le groupe. C’est cela qui nous incite à classer les dialogues dans le groupe en cinq catégories, qui correspondent à cinq types de statuts :

  • Une question de débat, genre « Faut-il… », « Je suis contre…et vous ? », « Que pensez-vous de… ». La question suscite chez les membres des réponses, en général très différentes, ce qui crée souvent un véritable débat sur le sujet. Les commentaires servent aussi à réagir à une autre réponse, à éclaircir un point de vue ou à donner un exemple.

  • Un idiome ou un proverbe, généralement en français et parfois accompagné d’équivalences en vietnamien. On trouve dans les réponses des solutions de traduction, des explications approfondies ou des commentaires sur le contenu du proverbe ou de l’idiome donné.

  • Un mot ou un terme à expliquer ou qui suscite un débat sur le sujet porté par le mot ou le terme. Le fonctionnement des discussions qui le suivent ressemble soit à la première catégorie (un débat), soit à la deuxième (explication du terme ou du mot).

  • Une photo, avec une légende, ou une explication sur le contexte dans lequel la photo a été prise, ou une question invitant les membres à s’exprimer sur la photo. À part quelques photos expressément utilisées pour déclencher un débat, comme dans la première catégorie, les autres suscitent souvent de l’admiration chez les spectateurs. Quand les photos comportent une dimension symbolique, la discussion va plus loin dans la signification de l’image. Ainsi est-ce le cas pour la question du rôle du lotus dans la culture vietnamienne.

  • Une liste des mots à compléter. Cette modalité est mobilisée quand l’auteur de la publication a besoin d’un glossaire sur un domaine spécifique. Dans les commentaires, les membres donnent des mots ou expressions pour compléter la liste, avec leur équivalence en français.

43Parmi ces types d’échange, le mode « débat » est le plus efficace selon les participants que nous avons interrogés. La demande de l’aide est aussi mentionnée par quelques-uns comme un outil pour déclencher des interactions, et elle sera encore plus instructive si les explications demandées ne se limitent pas à l’équivalence du terme ou du proverbe en l’autre langue et si les auteurs soignent leur écriture, toujours selon les personnes interrogées. L’inconvénient du débat, surtout quand les participants y sont trop impliqués, c’est qu’il risque de provoquer des réactions trop vives ou déplacées de la part des participants.

La médiation des acteurs dans les échanges

44Ce point est consacré à l’étude des rôles implicitement accordés aux différentes catégories de participants et aux règles d’usage des discussions du groupe.

45Pendant la période de notre observation qui a duré 100 jours, sur les 283 membres du groupe, nous avons recensé 156 membres actifs. Ces membres ont publié 186 statuts (soit 1,86 statut par jour), généré 1642 commentaires (soit 8,82 commentaires par statut) et 1419 « J’aime » (soit 7,62 « J’aime » par statut).

46Si l’on classe les participants actifs selon leur niveau de français, on obtiendra trois profils : les natifs, les « experts apprentis » et les « apprenants ».

47Invités par des guides à participer au groupe, les Français, par leur nature de locuteur natif, jouent un rôle d’expert de la langue française. Leur présence dans le groupe constitue une source de motivation pour beaucoup de membres vietnamiens, et leurs contributions sont bien accueillies. Très souvent, on fait appel à eux dans les discussions, que ce soit pour apporter une réponse ou pour évaluer la crédibilité d’une information. Le groupe leur manifeste aussi une attention particulière et partage avec eux l’amour sur le Vietnam.

48Parmi les guides membres du groupe, on voit une vingtaine particulièrement active qui forme le noyau dur de cette communauté, car ils sont auteurs de la majorité des publications sur le site. On peut les considérer comme des « experts apprentis » : il s’agit des guides expérimentés, ayant un niveau de français, mais qui ont aussi beaucoup à apprendre. Les lacunes manifestées dans leur travail font justement les objets d’apprentissage du groupe, et les explications qu’ils fournissent aux autres viennent aussi de leur apprentissage sur le terrain. Ce profil d’apprenant est aussi le plus révélateur des CoP en langue étrangère selon nous, car ils se perfectionnent à travers les conflits socio-cognitifs avec des participants des niveaux supérieur et inférieur aux leurs.

49Le troisième profil, les « apprenants », est constitué d’anciens ou actuels étudiants de français, jeunes traducteurs ou agents de voyage. La plupart d’entre eux ne font que suivre les discussions et manifester leur intérêt par des « J’aime ». Quelques-uns posent des questions ou demandent de l’aide pour résoudre leurs problèmes de langue.

50À côté de ces trois catégories de membres, l’administrateur - le fondateur du groupe est très important pour la vie du groupe. Quotidiennement actif, il assume plusieurs rôles : 1- Rôles d’organisation : inviter les amis sur Facebook à devenir membres, gérer les inscriptions… 2- Rôles sociocognitifs : encourager les membres à publier dans le groupe, orienter les sujets de discussion, suggérer les réponses, faire le médiateur dans les discussions… 3- Rôles socio-affectifs : envoyer un mot de bienvenue à chaque nouveau membre, connecter les membres, renforcer les liens sociaux dans le groupe par des vœux à des occasions spéciales…

51Parmi ces rôles, nous nous intéressons surtout à celui de médiateur des discussions. Implicitement ou explicitement, l’administrateur impose les règles d’usage du groupe : 1- Chaque participant doit partager avec les autres ce qu’il sait en respectant leur opinion et leurs différences. 2- L’essentiel est le perfectionnement de la langue de chacun, et non de l’emporter dans un débat, les attitudes excessives doivent donc être exclues du groupe. 3- Les participants d’une discussion sont invités à corriger les fautes de français des autres, mais dans un esprit constructif. 4- Il est impératif d’écrire en français, sauf quand on cherche à traduire des mots et des expressions. 5- L’humour est nécessaire pour l’ambiance du groupe, mais il ne faut pas en abuser.

52En réalité, lorsqu’un membre porte atteinte à une de ces règles, l’administrateur lui envoie un message privé pour tempérer son attitude, lui demander de corriger ou de retirer ses propos. L’administrateur peut aussi utiliser son autorité pour intervenir publiquement, surtout quand il s’agit de petites atteintes.

53Au sein du groupe se passent aussi des activités régulatrices des échanges, facilitées par les fonctionnalités de Facebook. Il s’agit surtout des régulations sur l’attitude des participants, la qualité de la langue et l’éthique de la publication sur Internet.

Conclusion

54Deux ans et demi après sa création, le groupe Un mot par jour n’a jamais vu partir un seul de ses 481 membres. Ceci peut être considéré comme un signe de succès. Pourtant, les activités se sont ralenties par rapport au début, et nous trouvons nécessaire de formuler quelques conditions de réussite de ce modèle de CoP en langue étrangère en ligne :

55La création d’une CoP en langue étrangère doit venir de quelqu’un comme l’administrateur de ce groupe : son profil socio-professionnel représente le noyau dur du groupe (les guides expérimentés, mais qui ont encore à apprendre en français), et par ses relations, il est capable de mobiliser des experts (ici ce sont les touristes français), et d’autres apprenants de niveaux variés.

56Étant donné que le degré d’activité du groupe se base seulement sur celui des membres, les sujets de discussion doivent couvrir les centres d’intérêt de toutes les catégories de membres. Un sondage d’opinion réalisé en ligne ou dans le cadre d’une rencontre hors ligne, comme nous a suggéré un membre, permettrait de mieux voir ces centres d’intérêt.

57Le maintien du groupe dépend aussi beaucoup du degré d’activité de l’administrateur. Or, celui-ci peut être lui-même démotivé ou occupé par ses activités professionnelles. L’administration du groupe devrait donc être partagée parmi les membres les plus actifs, sur la base d’un accord sur les modalités de gestion.

58Mener un débat et poser une question dans les statuts sont les moyens les plus efficaces pour déclencher une discussion. Pourtant, leur réussite dépend aussi des attitudes des participants. Il serait peut-être intéressant d’en discuter explicitement dans le groupe, afin d’avoir l’approbation de tous sur les règles d’usage des discussions.

59Les modalités de partage de l’information ne facilitant pas la recherche, surtout quand les membres souhaitent revenir à un vieux statut. Il serait peut-être intéressant de constituer une sorte d’index, où se trouvent des liens vers les anciennes discussions, qui sont classées dans l’ordre alphabétique de leur mot-clé. La conception d’un tel index peut faire l’objet d’un travail collaboratif du groupe.

60La présence des experts (les Français) est indispensable pour le groupe. Et ce sur tous les trois aspects de l’apprentissage : cognitif, social et affectif. L’administrateur et les autres membres doivent chercher à les intéresser davantage.

Bibliographie

Di Gangi, P.M & Wasco, M (2009). « The co-creation of value : Exploring user engagement in user-générated content websites », In, Sprouts : Working Papers on Information System, vol. 9, n° 50.

Klein, W. (1986,1989 trad. fr). L’acquisition de langue étrangère, Paris : Armand Colin.

Laferrière, T. (2008). « Les communautés d’apprenants en réseau au bénéfice de l’éducation », In Encounters in Theory and History of Education, 6.

Lambert, M. (1994). « Les profils d’apprenants comme mode de description et d’explication à la variabilité des apprentissages en langue étrangère », In Acquisition et interaction en langue étrangère, (4), 81-108.

Murphy, E. & Laferrière, T. (2003). « Virtual communities for professional development : Helping teachers map the territory in landscapes without bearings », The Alberta Journal of Educational Research, 49(1), 70-82.

Proulx, S & Millette, M & Heaton, L (2012). Médias sociaux  : Enjeux pour communication. Montréal : Presses Universitaires du Québec

Stenger, T., & Coutant, A. (2010). « Les réseaux sociaux numériques : des discours de promotion à la définition d’un objet et d’une méthodologie de recherche », In Hermes-Journal of Language and Communication Studies, 44, 209-228.

Wenger, E. (1998). Communities of practice. Learning, meaning, and identity. Cambridge, UK : Cambridge University Press.

Wenger, E. (traduction et adaptation de F. Gervais, 2005). La théorie des communautés de pratique. Université Laval, Ste-Foy, Qc : PUL.

Notes

1  http://www.statista.com/statistics/264810/number-of-monthly-active-facebook-users-worldwide/

2  http://www.statista.com/statistics/490478/number-of-vietnam-facebook-users/

3  http://www.statista.com/statistics/496997/daily-active-users-of-leading-social-networks-vietnam/

4  http://www.statista.com/statistics/270229/usage-duration-of-social-networks-by-country/

5  https://www.researchgate.net/publication/236591402_Apprentissage_par_situation-problemes_sur_plateforme_de_reseau_social

6  https://www.facebook.com/groups/247588535428713/?fref=ts

Pour citer ce document

Do Quynh Huong, «Enjeux éducatifs et communicationnels des communautés de pratique en français langue étrangère sur Facebook», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 13-Varia, DOSSIER, Axe 2 | Éducation et TIC,mis à jour le : 08/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=371.

Quelques mots à propos de : Do Quynh Huong

Enseignante du Département de français, Université de Hanoï, Doctorante en Langues et Lettres de l’Université Catholique de Louvain, Doctorante en Langue Française de l’Université de Hanoï