AXE 3 | Le Vietnam : un paysage économique et médiatique en mutations
Le Vietnam en mutations au regard des sciences de l’information et de la communication
Une posture épistémologique communicationnelle de la complexité pour appréhender quelques transformations sociétales vietnamiennes à l’ère du numérique
Table des matières
Texte intégral
Introduction
1Cette communication a pour objectif de réfléchir sur le caractère heuristique d’une posture épistémologique des sciences de l’information et de la communication (SIC) en tant qu’« une épistémologie de la complexité » (Monnoyer-Smith, 2008), pour appréhender certaines transformations sociétales du Vietnam contemporain. S’appuyant sur mes différents travaux de recherche menés en SIC depuis plus de dix ans, cette réflexion critique mettra au jour les ressorts et enjeux des médias numériques qui sont perçus comme constitutifs de ces transformations. Ainsi, ces travaux ont surtout montré l’intérêt épistémologique d’une sémiologie des écritures médiatiques à partir de la notion de « l’écrit d’écran » des médias informatisés (Souchier & Jeanneret, 2003, 2005), mais aussi la force heuristique d’une théorie de la trivialité formalisée dans les travaux d’Yves Jeanneret (2007, 2015) qui soutient un concept fort et riche de ce qu’est la communication conçue comme une circulation créative d’objets dans des espaces sociaux.
2L’article sera organisé en trois parties afin de rendre le plus intelligible possible mon argumentaire. Dans un premier temps, j’essaierai de présenter l’essentiel d’une certaine épistémologie communicationnelle à partir de trois éléments qui me paraissent fondamentaux : une « épistémologie de la complexité », une sémiotique de « l’écrit d’écran » et la théorie de la trivialité. Puis, dans un deuxième temps, je vais tenter de montrer comment l’adoption de cette épistémologie communicationnelle a permis de construire et d’analyser trois différents objets d’investigation concernant des réalités sociétales vietnamiennes de nos jours : premièrement, les constructions idéologiques (les imaginaires sociaux) autour des « Nouvelles Technologies de l’information et de la Communication (NTIC )», dans le sillage des travaux de Patrice Flichy portant sur l’ imaginaire d’Internet (2001) lors de la phase initiale de l’émergence d’Internet au Vietnam des années 2000 ; deuxièmement, la question de l’identité collective vietnamienne à l’ère de la globalisation et des médias numériques lors de la montée en puissance des usages de forums, de blogs et de Youtube par les internautes vietnamiens des années 2006-2007 ; troisièmement, les rapports entre les dispositifs numériques et les pratiques religieuses de la diaspora catholique vietnamienne pendant ces dernières années (2013-2015). L’accent sera mis ici sur la démarche méthodologique qui a été mise en œuvre à la suite de ce choix épistémologique, sans négliger pour autant l’importance de présenter quelques résultats certes modestes mais significatifs de ces travaux. Dans un troisième et dernier temps, je conclurai cette communication en prenant le risque de faire l’éloge d’une posture réflexive hybride de l’« entre-deux », celle d’un chercheur d’origine vietnamienne qui ambitionne d’appréhender le Vietnam à partir d’un regard disciplinaire français et d’une écriture universitaire française. Ainsi, ces travaux se sont avérés être à la fois, un exercice individuel et collectif de l’herméneutique à « impartialité négociée » (Lambert, 2007, 15-19) et une « écriture de soi » (id., 35-40). Ils m’ont permis de développer aussi une « conscience intermédiaire » (Colomb, 2003) qui s’impose comme une démarche épistémologique en SIC dès lors que le chercheur se trouve dans une relation avec la dimension « étrangère » dans son travail.
Une épistémologie communicationnelle au plus près de la complexité d’un réel anthroposocial
3La posture communicationnelle adoptée dans mes analyses s’inscrit, a posteriori, dans ce qui est défini récemment comme une certaine « épistémologie de la complexité » en SIC. En effet, dans le sillage de certains travaux menés dans cette discipline (Le Marec, 2002 ; Davallon, 2004 ; Monnoyer-Smith, 2008), ce choix épistémologique permet de construire des objets de recherche en prenant au sérieux « la complexité et l’hétérogénéité intrinsèque des objets sociotechniques autour et à travers lesquelles se constituent les pratiques sociales analysées » (Monnoyer-Smith, 2008) et en prenant en compte « l’inscription de la matérialité des supports de communication dans les pratiques sociales » (Ibid.), c’est-à-dire s’attachant « à des complexes et non à des objets unitaires » (Davallon, 2004, 34) ou à des « composites » (Le Marec, 2002).
4Dans cette perspective, cette posture épistémologique des SIC, située dans le paradigme de la complexité, conçu comme « le défi » d’être « à la recherche d’une possibilité de penser à travers la complication, à travers les incertitudes et à travers les contradictions » (Morin, 2014), et mise en œuvre dans le cas des dispositifs sociotechniques numériques en tant qu’ objets en évolution permanente, à l’origine donc des phénomènes encore en cours de stabilisation (Coutant & Domenget, 2014), a permis de dépasser l’opposition binaire simpliste entre un discours techniciste euphorique et un discours technophobe stigmatisant.
5Par ailleurs, il m’a été important de m’appuyer sur une sémiologie des écritures médiatiques en tant qu’ « une théorie forte de l’écriture, pensée non pas comme une simple transcription de la langue, mais comme un univers signifiant très riche, doté de sa matérialité, de son histoire » (Patrin-Leclère & Seurrat, 2015, 38-39) afin d’appréhender des objets médiatiques informatisés sous l’angle de la notion de « l’écrit d’écran » qui « postule l’interdépendance du support, des langages et de la pratique d’écriture » (Souchier & Jeanneret, 2009, 186). Cette perspective théorique présente l’intérêt d’articuler différentes dimensions constitutives du dispositif numérique : dimension matérielle et technique (clavier, écran, lumière, matière, etc.), dimension symbolique des langages (linguistique, iconique, sonore), et dimension sociale des pratiques de communication (écriture) (Souchier & Jeanneret, op.cit., 186 ; Bonaccorsi, 2016, 137).
6Enfin, mes travaux se sont également nourris, sur le plan épistémologique, de la théorie de la « trivialité » telle qu’elle est formulée par Yves Jeanneret (2007, 2014). À partir d’une question simple mais cruciale « Qu’est-ce qui donne rayonnement et force à certaines idées, à certains objets, à certains gestes plutôt qu’à d’autres » (2014, 750), Jeanneret met en évidence « la nature des processus de communication qui permettent aux savoirs et aux valeurs de la culture de gagner divers espaces sociaux : un complexe que je nomme la vie triviale des êtres culturels » (Id., 20). La trivialité est définie, sur la base de son étymologie (trivium, le carrefour de trois voies), comme « le caractère transformateur et créatif de la transmission et de la réécriture des êtres culturels à travers différents espaces sociaux » (Id., 15) ; et l’être culturel est « l’ensemble d’idées et de valeurs qui incarne un objet de la culture dans une société tout en se transformant constamment à partir de la circulation des textes, des objets et des signes » (Id., 11-12).
7Ce cadre théorique m’a permis de construire successivement trois différents objets d’investigation en SIC à partir de certaines réalités anthroposociales vietnamiennes contemporaines au cours de ces dix dernières années.
Quelques transformations anthroposociales vietnamiennes contemporaines dans l’optique d’une approche communicationnelle
8Il a été démontré que l’on touche, dans le champ disciplinaire des SIC, à « des objets fortement investis socialement et à des valeurs centrales » (Jeanneret & Ollivier, 2004, 16). Ce constat s’est avéré particulièrement pertinent, de mon point de vue, pour le cas des réalités vietnamiennes de nos jours.
Le Vietnam aux prises avec les imaginaires d’Internet à son début : vietnamisation de l’Internet à travers l’utopie et l’idéologie de la modernité
9Mon premier travail de recherche, mené dans le cadre de mon mémoire de master1, porte sur le phénomène des « NTIC » en général, et celui d’Internet en particulier lors de son émergence au Vietnam. Ici, l’objet empirique est une déferlante d’internet au Vietnam début des années 2000, manifesté dans trois phénomènes observables : premièrement, un effet de mode sociale chez les jeunes vietnamiens (notamment à travers leurs pratiques de surfer sur Internet dans les cybercafés des grandes villes) ; deuxièmement, une abondance de discours médiatiques et politiques ambiants enthousiastes ; et troisièmement, l’émergence d’un nouveau secteur économique lié à ces nouvelles technologies. L’exigence de l’exercice universitaire consiste à faire de cet objet empirique un objet de recherche. Dans cette perspective, il m’a semblé plus pertinent d’interroger, selon mon hypothèse, non pas les usages ou les supposés impacts des NTIC naissantes au Vietnam, mais la vision telle qu’elle a été construite dans la société vietnamienne sur les NTIC et l’internet. En d’autres termes, j’ai proposé d’analyser, pour reprendre les termes mêmes de Patrice Flichy, “l’esprit d’Internet” (Flichy, 2001) supposé à l’œuvre à cette période au Vietnam.
10Cette construction épistémologique m’a conduit à adopter une perspective méthodologique interdisciplinaire pour faire appel à divers outils théoriques et méthodes. Cette pratique méthodologique est au fond une démarche de “ bricolage ”, chère à Lévi-Strauss (La Pensée sauvage, [1962] 19902), qui, selon Ollivier, chercheur en SIC, “ consiste en un assemblage d’outils, méthodes et informations, validés dans d’autres sciences et rassemblés ad hoc ” (Ollivier, 2000, 125). Ainsi, cette analyse a cherché à prendre en compte à la fois les dimensions technologique, politique, médiatique, économique, symbolique et sociale dans l’appréhension du phénomène d’Internet vietnamien, à travers la constitution d’un corpus composé de quatre sources hétérogènes : les textes officiels du gouvernement vietnamien au sujet des NTIC et internet ; les articles de presse du magazine e-CHIP3 ; les articles de presse sur le Concours Intelligence vietnamienne 2004, les articles de presse et les écrits de jeunes sur La Semaine de découverte d’Internet 2004. Ainsi c’est cette analyse conjointe du contenu et de la forme, des soubassements idéologiques et des enjeux économiques, des représentations et de la force symbolique, de la rhétorique médiatique et de la matrice culturelle, qui sont autant de niveaux de réalité tous hétérogènes, tous irréductibles les uns aux autres, qui a permis de mettre en lumière la question de l’imaginaire d’internet vietnamien lors de son émergence au début des années 2000.
11Qu’est-ce que ce travail initial, aussi incomplet soit-il, a pu apporter sur le plan universitaire ? Visant un regard critique par opposition à une vision techniciste et idéologique ambiante sur les enjeux des NTIC et d’internet dans la société vietnamienne contemporaine aux prises avec un plan macro-politique d’« industrialisation et de modernisation” et avec la confiance dans les vertus de « la société de l’information », cette analyse propose un effort de réflexivité d’une logique de la connaissance, qui consiste à « aller au-delà de ce qui est évident et visible, pour penser autrement » (Wolton, 2000, 15) nos idées, nos désirs, nos projets, nos sociétés.
L’identité collective vietnamienne à l’ère du numérique et de la globalisation : imagination des vietnamités numériques contemporaines
12Mon deuxième travail de recherche, effectué dans le cadre de ma thèse doctorale4, entend appréhender initialement la question de l’identité collective vietnamienne. Pour ce faire, j’ai opéré un triple déplacement de regards pour tenter de proposer un renouvellement de l’appréhension des phénomènes identitaires vietnamiens : premièrement, un déplacement d’échelle, qui va du national au transnational ; deuxièmement, un déplacement de lieu d’investigation en accordant une place centrale aux médias informatisés ; troisièmement, un déplacement de concept, qui préfère l’« imaginaire social » à l’« identité collective » dans le sillage de certains travaux de l’anthropologie (Arjun Appadurai, 2001) et de la philosophie politique (Paul Ricoeur, 1986 et 1997). Ainsi, la question de recherche été formulée en ces termes : comment les Vietnamiens nationaux et les Vietnamiens diasporiques vivant notamment en Amérique du Nord (États-Unis, Canada) et Europe (France, Allemagne…) construisent-ils, à travers des échanges transnationaux effectués dans des médias informatisés, des imaginaires sociaux sur ce que signifient « Vietnam » et « être vietnamien » aujourd’hui ? J’appelle ces imaginaires sociaux des « vietnamités numériques », par lesquelles j’entends un ensemble de discours symboliques, qui est construit, diffusé, approprié et réapproprié, par le biais des médias informatisés, par les Vietnamiens nationaux et diasporiques, pour se donner une image de soi, se représenter en tant que groupe social.
13Ici, l’épistémologie communicationnelle adoptée consiste à prendre en compte, d’une manière particulière, l’articulation de trois dimensions, de nature différente, d’un objet de la réalité sociale, à savoir celle de la technique, celle du social et celle du sens. Ainsi, ces vietnamités contemporaines ont été investiguées dans une triple logique, à savoir une logistique (des vietnamités appréhendées à partir des médias informatisés), une dynamique sociale (des vietnamités élaborées par des acteurs divers : Vietnamiens nationaux et diasporiques), et une herméneutique (des vietnamités faisant sens à travers des pratiques interprétatives).
14Cette posture épistémologique a induit une manière particulière de constituer le corpus et d’adopter des approches méthodologiques dans ce travail de recherche doctorale (Hoang, 2010). En effet, le corpus constitué de deux phénomènes contemporains a eu pour objectif d’offrir la matière à la démonstration de la problématique de la thèse : d’une part, la circulation créative de la chanson Bonjour Vietnam dans divers médias informatisés pendant la période 2006 – 2009 ; d’autre part, la mise en ligne et en récits dans les médias informatisés des manifestations anti-chinoises des Vietnamiens nationaux et des Vietnamiens diasporiques au sujet du conflit des archipels des Paracels et des Spratleys pendant la période 2007-2008.
15En termes de contributions universitaires, ce travail a apporté des éclairages intéressants dans les deux domaines suivants :
-
Domaine des connaissances sur les réalités vietnamiennes : une mise en lumière des caractéristiques des vietnamités contemporaines : à caractère numérique ; aux prises avec différentes logiques sociales en tension les unes avec les autres ; en lien avec des pratiques imaginatives, plurielles, hétérogènes, à double dimension idéologique et utopique au sens de Paul Ricoeur (1997).
-
Domaine disciplinaire des SIC : un double mouvement, continuité et rupture. D’abord, la continuité d’un travail de démystification idéologique par la sémiologie pratiquée, à la suite de Roland Barthes ([1957] 2007), pour dénaturaliser ces vietnamités contemporaines en les situant dans un contexte historique, dans des logiques sociales, dans un régime axiologique, dans des enjeux politiques. Puis, la rupture, pour dépasser cette visée de « critique idéologique» et de « dénonciation » de la sémiologie barthésienne, en reconnaissant que cette « idéologie » fait partie d’un imaginaire social plus fondamental qui est indépassable, car constituant de toute réalité sociale humaine (Godelier, 2007).
La foi catholique et des usages numériques : invention de nouvelles pratiques de foi par la diaspora catholique vietnamienne à l’ère du numérique
16Mon troisième travail entend offrir un éclairage sur le rapport entre la foi catholique et les dispositifs numériques dans la situation particulière des catholiques vietnamiens diasporiques. Sur le plan épistémologique, l’approche communicationnelle mettra en évidence l’articulation entre ce qu’offrent les dispositifs numériques (sites web multilingues, plate-forme de discussion, diaporamas en ligne), et ce qu’en font des usagers. Ce choix théorique a pour objectif de saisir la complexité des dispositifs numériques en tant qu’objets en cours de stabilisation (Coutant et Domenget, 2014) et il justifiera le recours à une triple approche méthodologique :
-
D’abord, une recherche documentaire vise à saisir le contexte de la naissance de ces communautés diasporiques des catholiques vietnamiens en la situant dans le mouvement général de migrations importantes des Vietnamiens au cours du XXème siècle.
-
Puis, une approche sémiologique portera sur deux sites web significatifs de la diaspora catholique vietnamienne, à savoir Vietcatholic.net et Mekhiettam.org.
17Enfin, une enquête sociologique sur les usages et les représentations des dispositifs numériques sera mise en œuvre auprès des usagers catholiques vietnamiens au Việt Nam et d’outre-mer, sous une double forme : un questionnaire puis un entretien semi-directif.
18En termes de résultats, ce travail a mis en lumière l’appropriation des médias numériques par cette population catholique diasporique et sa façon propre d’imaginer de nouvelles manières de pratiquer sa foi en situation de dispersion : prières en ligne, rendez-vous de prière à heure fixe sur les plates-formes, invitation à l’action caritative, informations partagées sur ces sites catholiques vietnamiens renforçant la « communion » chrétienne vietnamienne dans l’exil. Il a ainsi donné à voir une catholicité vietnamienne d’outre-mer en dynamique imaginative qui soulève le défi de repenser la compréhension de l’Église catholique en général sous l’angle du rapport entre le « en ligne » et le « hors ligne », entre l’ancrage solide des traditions et les connections « liquides » contemporaines, marquant notre « vie liquide » « prise dans le flux incessant de la mobilité et de la vitesse » (Bauman, 2013).
19En résumé, cette présentation quelque peu rétrospective de mes travaux menés en SIC depuis plus de 10 ans concernant le Vietnam, offre une bonne occasion pour saisir les enjeux d’une approche communicationnelle dans l’appréhension de certaines transformations de ce pays à l’ère du numérique : vision initiale à caractère utopique et idéologique des technologies d’information et de communication, ce qui correspond à la situation spécifique d’un pays communiste en quête de sa nouvelle légitimité ; des vietnamités numériques plurielles caractérisant les populations vietnamiennes et d’origine vietnamienne contemporaines aux prises avec la dispersion géographique et des dispositifs numériques ; une catholicité vietnamienne en exil marquée par l’articulation entre des pratiques de foi traditionnelles hors ligne et des nouvelles pratiques en ligne. Si ces mutations peuvent être perceptibles en partie à travers certains indicateurs quantifiables (nombre croissant des internautes ou des usagers de réseaux sociaux au Vietnam, développement de numérisation dans presque tous les domaines de la vie sociale vietnamienne contemporaine, etc.), il me semble encore plus important de mettre l’accent particulièrement sur la dimension de sens à travers la construction des imaginaires sociaux à l’œuvre dans ces réalités sociétales vietnamiennes. À la différence d’autres traditions universitaires des sciences de communications plus centrées sur la dimension empirique-quantitative (comme celles aux États-Unis), la tradition universitaire des SIC françaises est plus centrée sur les questions de sens et l’approche socio-sémiotique et qualitative (Averbeck-Lietz, F. Bonnet et J. Bonnet, 2013). Ce parti pris épistémologique m’a permis de mettre au jour ce processus de construction des imaginaires sociaux vietnamiens, donc le « caractère constituant de l’imaginaire social » (Ricoeur, 1986), à travers lequel on cherche à imaginer, ré-inventer un monde vietnamien contemporain tendant vers de nouveaux possibles, au sein même des tensions indépassables entre des logiques différentes voire opposées, des contraintes inévitables, des acteurs hétérogènes aux prises d’un réel intrinsèquement complexe.
En guise de conclusion – Éloge (risqué) d’une posture de l’ « entre-deux »
20Pour conclure cette réflexion sur les enjeux d’une approche épistémologique des SIC françaises, il me parait significatif de la situer dans le cadre de ma posture spécifique de chercheur : celle d’un universitaire « navigant » entre deux univers, vietnamien et français. Partant à la découverte de cette discipline française « SIC » qui m’était alors grandement inconnue, en intégrant un master 2 en SIC il y a plus de dix ans, j’ai expérimenté cette aventure intellectuelle initialement comme un exercice universitaire dont l’exigence requérait et requiert toujours un effort permanent pour « rattraper » les fondements disciplinaires que j’estime manquants pour ma formation initiale en langue française au Vietnam. Mais, avec le temps, je me suis rendu compte que le vrai défi se trouve ailleurs, plus « caché » : au-delà même des savoirs disciplinaires des SIC, il est question d’apprendre à « réfléchir à la française », d’« épouser » en quelque sorte ses catégories mentales, ses normes et traditions universitaires pour se faire accepter par ses pairs5.
21Mais c’est justement en raison de cette exigence propre à tout cheminement de « sortie de soi » que l’expérience d’être un universitaire vietnamien (re) et (ré)-formé en France, dans une discipline française a trouvé tout son sens. Ce bénéfice d’enrichissement s’exprime dans un positionnement, certes inconfortable, mais favorable à tout travail de prise de conscience, donc favorable à une certaine réflexivité et lucidité : toujours nourri, de l’intérieur, d’un rapport proche, impliqué, voire intime avec des réalités anthroposociales vietnamiennes, je jouis, de par mon « installation » hors du Vietnam (en France), au sein des SIC françaises, d’une prise de distance réflexive face à ce réel qui fait l’objet de mon travail d’analyse universitaire. Cette posture de l’entre-deux renvoie à l’exigence d’une « conscience intermédiaire » dont le rôle est de permettre d’ « instaurer un dialogue » (Colomb, 2003, 77) et aussi d’obtenir « un enrichissement et d’une ouverture scientifique et humaine » (Id., 79).
22Ainsi, au fond, mes travaux en SIC sur le Vietnam présentent une « écriture de soi » qui se donne à voir dans tout travail de recherche (Lambert, 2007). Inscrite dans une vulnérabilité assumée d’une posture marquée par proximité et distance, dedans et dehors, donc subjectivité et objectivité, cette écriture procure cependant un enthousiasme et un plaisir intellectuel en offrant l’occasion de penser autrement le Vietnam, de le « penser d’un dehors » pour reprendre le titre d’un ouvrage de François Jullien (2000). Cette vulnérabilité de ma posture de chercheur rejoint, me semble-t-il, la vulnérabilité épistémologique même des SIC françaises qui peut s’expliquer par sa jeunesse, mais qui est aussi signe et promesse de fécondité sous l’angle d’un regard de complexité sur le monde.
Bibliographie
Appadurai Arjun, Après le colonialisme : Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001, 322p.
Averbeck-Lietz Stefanie, Bonnet Fabien et Bonnet Jacques, « Le discours épistémologique des Sciences de l’information et de la communication », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 22 juin 2016. URL : http://rfsic.revues.org/823.
Bauman Zygmunt, La vie liquide, Fayard/Pluriel, 2013, 266p.
Bonaccorsi Julia, « Approches sémiologiques du web ». In Barats C. (dir.) Manuel d’analyse du web en Sciences Humaines et Sociales, Paris, Armand Colin, 2013, p. 125-146.
Colomb Dominique, « Discours et dispositifs « lointains ». Entre altérité et interculturalité », Questions de communication [En ligne], 4 | 2003, mis en ligne le 8 octobre 2015, consulté le 29 septembre 2016. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/4556; DOI : 10.4000/ questionsdecommunication.4556
Coutant Alexandre et Domenget Jean-Claude, « Un cadre épistémologique pour enquêter sur les dispositifs sociotechniques d’information et de communication » in Bourdeloie H. et Douyère D. (dir.), Méthodes de recherche sur l’information et la communication, Paris, Mare et Martin, 2014, p. 231-253.
Davallon Jean, « Objet concret, objet scientifique, objet de recherche », Hermès, n° 38, 2004, p. 30-37.
Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001, 273p.
Godelier Maurice, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie. Hermès Science, Lavoisier, 2007, 267p.
Hoang Anh Ngoc, « Processus de construction des imaginaires d’Internet au Vietnam : Internet comme utopie et idéologie de la modernité », Mémoire de Master 2, Sorbonne Paris IV, CELSA, 2005, 167p.
Hoang Anh Ngoc, « Des vietnamités numériques ? Étude des imaginaires sociaux dans les échanges entre les Vietnamiens nationaux et les Vietnamiens diasporiques », thèse doctorale, Sorbonne Paris IV, CELSA, 2010.
Jeanneret Yves et Ollivier Bruno (sous dir.), « Les sciences de l’information et de la communication. Savoirs et pouvoirs », Hermès, no. 38, 2004, 256 p.
Jeanneret Yves, Penser la trivialité. Volume 1 : la vie triviale des êtres culturels, l’anthropologie, Paris, Albin Michel, 2007, 292p.
Jeanneret Yves, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éd. Non Standard, 2014, 784p.
Lambert Frédéric, L’écriture en recherche, Cannes : Parcours(sic) éditions, 2007, 47p.
Monnoyer-Smith Laurence, « Pour une épistémologie complexe des SIC », XVIe congrès de la Société française des sciences de l’information et de la communication (Sfsic), Compiègne, 2008, http://www.sfsic.org/congres_2008/spip.php?article78.
Morin Edgard, Introduction à la pensée complexe, Points, 2014, 146p.
Ricoeur Paul, Du texte à l’action : Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, 405p.
Ricœur Paul, L’idéologie et l’utopie, Seuil, 1997, 411p.
Souchier Emmanuel, Jeanneret Yves, Le Marec Joëlle (sous dir.), Lire, écrire, récrire. Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Paris, Bibliothèque Publique d’Information, 2003, 349 p.
Notes
1 Processus de construction des imaginaires d’Internet au Vietnam: Internet comme utopie et idéologie de la modernité ?, Mémoire de Master 2, Sorbonne IV, CELSA, 2005.
2 Pour le bricoleur, écrit Lévi-Strauss, « la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant i ni d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures » (Lévi-Strauss, (1962), 1990, 31).
3 Créé en 2003, en deux formats papier et électronique, le magazine e-CHIP est spécialisé dans le domaine des technologies d’information et de la télécommunication. Relevant de la Société générale des Postes et des Télécommunications du Vietnam VNPT, il vise un objectif de vulgarisation de l’informatique et des NTIC auprès du public vietnamien.
4 “Des vietnamités numériques? Étude des imaginaires sociaux dans les échanges entre les Vietnamiens nationaux et les Vietnamiens diasporiques », thèse doctorale, Sorbonne Paris IV, CELSA, 2010
5 À titre d’exemple, la norme classique d’une orthodoxie de clarté dans l’expression écrite en français, formulée dans le fameux énoncé de Nicolas Boileau « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ».
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Anh-Ngoc Hoang
Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication. Université catholique de l’Ouest (UCO), GRIPIC (EA 1498). Courriel : anh-ngoc.hoang@uco.fr