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Médias et terrorisme : entre changement et continuité ?
Table des matières
Texte intégral
Ce dossier est issu d’une journée d’étude consacrée aux bibliothèques et réseaux sociaux littéraires qui a eu lieu en mars 2014 au pôle métiers du livre de Saint-Cloud (université Paris Ouest Nanterre La Défense). Cette journée d’étude a été organisée par Pierre Banos et Nicolas Malais, sous l’égide du groupe de recherche «Livre : création, culture et société» dirigéet animé par Sylvie Ducas (CSLF), et en partenariat avec Médiadix (université Paris Ouest Nanterre La Défense).
1La question des relations entre médias et terrorisme1 a donné lieu à de nombreuses contributions, tant anglo-saxonnes (Schlesinger, 1991 ; Miller, 1994 ; Picard, 1991) que francophones (Wolton et Wieviorka, 1987 ; Garcin-Marrou, 2001 ; Hare, 2007) pour n’en citer que quelques-unes. Certaines se sont penchées sur les conséquences géopolitiques et médiatiques du 11 septembre 2001 en matière de terrorisme (Dayan, 2006 ; Lits, 2004 ; Niemeyer, 2010) ; d’autres ont contribué à la compréhension des représentations médiatiques des attentats survenus en France dans cette dernière décennie (Lefébure et Sécail, 2016).
2Ces travaux mettent en avant plusieurs points importants : la couverture de l’événement terroriste par les médias ne peut se comprendre que si elle intègre un troisième acteur dans l’équation ; l’action et le discours de l’État au moment et après les attentats (Garcin-Marrou, 2001 ; Wolton et Wieviorka : 1991). Il existe par ailleurs un avant et un après 11 septembre dans la conceptualisation et la réflexion sur la relation des médias à l’événement terroriste (Lits, 2004).
3Depuis ces contributions sur l’après 11 septembre, peu d’études ont été menées sur la médiatisation du phénomène terroriste (Bugnon 2011 et 2012 ; Fragnon, 2014). Alain Fuchs, président du CNRS, fait d’ailleurs le même constat dans l’appel à recherches qu’il lance à l’ensemble de la communauté scientifique à l’automne 2015, suite aux attentats du 13 novembre.
4L’actualité de l’année 2015 semble donc avoir relancé la réflexion sur les rapports des médias au terrorisme, comme le montre l’ouvrage collectif paru début 2016, Le défi Charlie, coordonné par Claire Sécail et Pierre Lefébure. Au-delà des événements survenus en France, notre contribution re-questionne l’évolution des relations entre médias et terrorisme au regard du développement des réseaux sociaux numériques. Il s’agit notamment de montrer que la couverture médiatique des attentats survenus en France en 2015 n’est pas révélatrice d’un changement notoire dans la représentation médiatique du terrorisme.
5Nous proposons ici un double regard : le premier consiste en une synthèse des travaux menés jusque là autour des rapports entre médias et terrorisme ; le second s’appuie sur une brève étude de corpus qui analyse les Unes des principaux quotidiens nationaux et régionaux français au lendemain des événements survenus le 7 janvier à Charlie Hebdo et le 9 janvier à l’Hyper Casher, puis le 13 novembre dans les différents lieux parisiens. Cela permettra d’établir un possible point de comparaison national avec l’étude menée K. Niemeyer suite aux attentats de Charlie Hebdo (2016).
Médias et terroristes : des relations complexes et ambigües
6Définir les relations entre médias et terroristes est complexe, tant les situations divergent selon les types de terrorisme, les situations politiques et les époques. Nous illustrons notre propos avec les attentats survenus en 2015 en France.
7Dans ces situations, l’Etat est contraint de préserver l’ordre public ébranlé par la violence terroriste et prend des dispositions incluant une contre-violence sécuritaire. Ces dispositions sont parfois en porte-à-faux avec la liberté de la presse. Face à cela, les médias tiennent des positions qui divergent en fonction de la nature, de l’intensité et de la durée des violences, de leurs relations à l’Etat et leurs positions dans l’espace public.
8Pour faire face à la violence terroriste, l’Etat prend des mesures d’urgence qui varient selon le baromètre politique du pays2 : promulgation d’un décret de censure médiatique comme celui prononcé par l’Etat turc,3 ou mesure du Patriot Act prise par George W. Bush au lendemain du 11 septembre. Le rôle critique des médias peut alors être effacé, au nom de la sécurité de l’Etat et de l’ordre public. Cependant, logiques étatiques et médiatiques ne se rejoignent pas pour autant ; il y a un effacement du rôle critique des médias derrière le consensus civil contre la violence terroriste. C’est le cas notamment lors des premiers moments suivant les attentats de janvier et novembre 2015 en France.
9Médiatiser l’action de l’Etat au lendemain des attentats participe également d’une contrainte médiatique forte, puisque la population attend la réaction de l’Etat. Pierre-Emmanuel Guigo (2016) le montre de façon éclairante en analysant la communication de François Hollande pendant les attentats de janvier 2015, très proche de celle des attentats de novembre. Il observe une attitude oscillant entre la posture de Père de la nation - garant de la sécurité des Français, celle d’omniprésident (au regard du nombre très important de ces interventions télévisées dans les semaines suivant les attentats), mais aussi celle de président silencieux (lors des marches du 11 janvier et de l’hommage aux victimes le 27 novembre aux Invalides).
10L’État observe par ailleurs deux attitudes face au terrorisme : la première est une tendance à « l’exagération » dans la mesure où la violence terroriste est référencée comme un acte de guerre et demande en retour une réponse de l’État à la hauteur de l’atteinte. C’est ce vers quoi tend F. Hollande en affirmant au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 : « Ce qui s’est produit […], c’est un acte de guerre ». La seconde alternative est la minimisation de la violence, produisant une sorte de « silence » autour de l’action terroriste (Wolton, Wieviorka, 1987 : 119), préparant le temps de la riposte, comme cela arrive régulièrement suite à des attentats survenus sur le sol israélien. Quelle que soit l’attitude choisie, les médias interviennent constamment, que ce soit dans l’acte de dire ou de ne pas dire. La menace terroriste remet en cause l’équilibre démocratique et les médias ont une position complexe à tenir vis-à-vis de l’Etat. Les attentats de 2015 sont à ce titre révélateurs du pouvoir symbolique et politique très fort de ces silences : face au silence de l’Etat, notamment aux moments des assauts dans l’imprimerie, l’Hyper-Casher ou encore au Bataclan et Saint-Denis, les médias deviennent bavards et redondants.
11Depuis des décennies, pour certains acteurs politiques, les médias seraient le théâtre des exactions terroristes, d’où la primauté de leur rôle dans une démocratie en danger : « Les terroristes chorégraphient leur violence. Le terrorisme est un théâtre. Dans la perspective de la violence politique […], il n’est pas surprenant que soit accordée à la couverture médiatique une telle importance. » (Jenkins, 1980). D’une part, cette proposition prend une dimension nouvelle avec le développement des médias numériques, dans la mesure où la « chorégraphie » est étoffée des sites web et des plateformes de réseaux sociaux en ligne. Philip Schlesinger consacre ainsi sous le titre d’« orthodoxie » cette vision des relations entre médias et terroristes : dans une démocratie vulnérable, l’absence de censure médiatique face au terrorisme fait des médias les « victimes consentantes de la propagande terroriste » (Schlesinger, 1991 : 22). Cela se vérifie pour les attentats du 13 novembre, moins pour ceux de janvier 2015. D’autre part, du fait du développement de l’information en ligne et d’une parole citoyenne productrice de commentaires et de contestations sur internet, les médias doivent en permanence justifier et expliquer leur couverture des événements terroristes. La contrainte n’est donc pas seulement étatique, elle est aussi citoyenne. Et elle s’exprime aujourd’hui beaucoup plus aisément, notamment grâce à Twitter et Facebook.
12Enfin, les médias permettent certes « une cohésion sociale face au terrorisme, une mobilisation » et représentent « potentiellement un système de mobilisation (...) différent de celui du pouvoir politique » (Wieviorka, Wolton, 1987 : 211), mais ils sont parfois débordés par des logiques d’audience qui dépassent la logique sécuritaire de l’Etat. Ainsi, les errements médiatiques fustigés en janvier 2015 par le CSA4 en sont la preuve : certains médias audiovisuels auraient diffusé des informations confidentielles mettant en danger la sécurité des otages et des forces armées. Par la voix du CSA, la logique d’État a ici prévalu. De gré ou de force, les médias sont donc intégrés dans un dispositif « d’intérêt national sécuritaire », duquel il est difficile de s’extraire les premiers jours suivant les violences terroristes.
13Les rapports entre médias et terrorisme évoluent par ailleurs avec le développement d’internet et de nouvelles pratiques discursives. Plus que les nouvelles modalités d’accès à l’information, c’est davantage la capacité des médias traditionnels à proposer autre chose que l’information fourmillante des réseaux sociaux dans les périodes de crises qu’il faut envisager. En effet, si les sites web et les réseaux sociaux numériques peuvent constituer « l’oxygène de la publicité des terroristes5 » et, ces dernières années, des révolutions politiques nord-africaines6 (Dakhli, 2011 ; Fottorino, 2015), ou des militantismes moins violents (Badouard, 2013 ; Merzeau, 2015), la place des médias face à l’auto-médiatisation des terroristes pose question.
14Lors d’une interview donnée en décembre 2015 sur INA Global, Nikos Smyrnaios évoque la permanence d’un « journalisme ambiant » (Hermida, 2010) au sujet des attentats du 13 novembre, ou plutôt « le renforcement d’une tendance déjà ancienne qui voit les journalistes chercher à intégrer la production amateur dans leurs routines de travail »7. Néanmoins, l’action des médias traditionnels face au rôle central de Twitter durant ces attentats nous semble aujourd’hui davantage caractériser l’opposition entre des médias – relativement – responsables (refus de diffuser certaines images au nom d’une éthique de l’information) et des réseaux sociaux montrant les limites de la liberté informationnelle (diffusion d’images chocs suite aux attentats de janvier et de novembre 2015).
15Loin de décrédibiliser le rôle fédérateur des médias lorsque la démocratie est ébranlée, ces éléments tendent à montrer que, lors des attentats du 13 novembre, ceux-ci ont fait preuve d’une certaine prudence à l’égard de l’information qu’ils diffusaient, contrairement aux réseaux sociaux8.
16Enfin, si la couverture médiatique de cet événement fait figure d’exception, il semble néanmoins difficile de constater, entre janvier et novembre 2015, autre chose que le balancement perpétuel des médias dans ces moments de crise, oscillant entre raison d’Etat (se taire), fascination morbide pour les terroristes (raconter jusqu’à l’écœurement le parcours des kamikazes) et éthique informationnelle (montrer dans la limite « du respect des respects et des règles de la communication audiovisuelle9 »).
Charlie Hebdo, Hyper Casher, « Génération Bataclan » : médiatisation en continu
17Il paraît difficile d’évoquer la couverture médiatique des attentats survenus sur le sol français en 2015, sans rappeler quelques éléments relatifs à l’affaire Merah (Mars 201210). En effet, la place des chaînes d’information en continu y est non seulement très importante11, mais la forte médiatisation de l’événement répond aussi à une forme d’avidité informationnelle : les sites d’actualité en ligne sont ainsi très suivis par le public, générant plusieurs millions de visites durant les événements. L’utilisation du « live report » par les quotidiens nationaux en ligne est ici remarquable (Rebillard, 2012). LeMonde.fr choisit, pour l’occasion, un dispositif, mêlant fils d’information, flashes spéciaux, tweets de journalistes du Monde et commentaires d’internautes ou d’invités. La médiatisation de l’événement terroriste devient ici en quelque sorte le produit d’une information dialoguée, enrichie en temps réel - et parfois contrainte - par les contributions amateures (Calabrese, 2014).
18Cette forme partagée de la représentation du terrorisme se vérifie à nouveau lors des attentats survenus en France en 2015.
19Nous n’étudions pas ici en détail les attentats de janvier 2015, nous y référons par comparaison en renvoyant notamment à l’étude coordonnée par P. Lefébure et C. Sécail, Le défi Charlie. Nous concentrons notre regard sur les Unes des quotidiens nationaux et régionaux français parues au lendemain des attentats. Cette ébauche d’analyse, même si elle a ses limites, permet de dégager quelques indices sur la capacité de ces Unes « à participer à la formation des mémoires collectives » (Niemeyer, 2016 : 22).
20Quelques mots de la production des médias audiovisuels sur les événements de novembre 2015 : nous avons évoqué les débordements médiatiques et la maîtrise relative de l’information en continu au moment des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper casher. A contrario, en novembre, l’audiovisuel fait globalement corps avec la logique étatique au moment des assauts du Bataclan et de Saint Denis, même si les médias restent très bavards lorsqu’il s’agit d’évoquer l’identité des terroristes et leur parcours de vie.
21Pierre Nora présente les manifestations post-attentats de janvier comme un événement monstre dont l’apogée réside dans les rassemblements du 11 janvier. Il définit cet épisode comme « un surgissement de l’inattendu auquel les médias donnent une répercussion explosive. […] Des événements à caractère total dans lesquels la communauté se contemple et se réfléchit dans un flamboiement éphémère où se joue quelque chose d’essentiel à son fonctionnement. » (2015 : 4). En est-il de même après les attentats de novembre ? Oui et non. Oui, car la réaction dans les médias et sur les réseaux sociaux est d’une ampleur au moins égale à celle qui a suivi l’attaque de Charlie Hebdo ; les Unes de la presse nationale et internationale suffisent à qualifier le caractère aussi inattendu que violent de l’événement. Non, car si P.Nora parle d’« Union sacrée » et d’« unaninisme » pour qualifier les réactions de janvier, il semble qu’au delà d’un effet de surprise et de sidération proches, la véritable unanimité dans les expressions de solidarité et de condamnation des attentats de novembre se traduit aussi par la faiblesse de discours de contre-union (Merzeau, 2015), présents lors des attentats de janvier (#jenesuispascharlie ou #jesuiscoulibaly). Il nous semble plus pertinent de parler d’« événement monstrueux » au sujet des attaques et des réactions post-13 novembre du fait de l’ampleur de ces événements, de l’universalité et de la force de la condamnation.
22Derrière chacun de ces deux moments se joue un phénomène d’identification et d’union inédit qui contraint fortement les représentations médiatiques dans des cadres dichotomiques exacerbés, figeant le récit autour de la traque et la punition des coupables, jusqu’à la période d’hommages aux victimes (le 11/01 et 27/11).
23Un autre élément caractérise le retentissement de ces événements dans l’opinion publique et les médias : celui du rapport aux symboles. En janvier comme en novembre, ce sont des symboles de la liberté d’expression (Charlie Hebdo), de la liberté de culte (la communauté juive) puis de la liberté de vivre (des lieux de culture et de loisirs) qui sont visés.
24Enfin, si les médias semblent coopérer davantage avec les forces de l’ordre au moment des assauts de novembre – en taisant notamment certaines informations sensibles, cela n’est pas uniquement révélateur d’une responsabilité concertée. Selon P. Nora, l’ampleur et la nature de la réaction médiatique aux attentats de Charlie Hebdo se justifient par le fait que des journalistes ont été touchés : « Que le point de départ ait été une affaire de presse, n’y est sans doute pas étranger » (2015 : 5). Directement visés, atteints et enjoints au silence par les terroristes, les médias réagissent par une prolixité discursive.
25Les représentations médiatiques des événements de janvier et novembre 2015 présentent des similitudes et des différences. Dans les deux cas, le traitement par les chaînes d’information en continu, devenu routinier lors d’événements terroristes sur le sol français, est composé de flashes, d’éditions spéciales avec experts, et de débats. L’image, parfois violente, est souvent in-signifiante (elle dit peu ou rien) et fixe (plans interminables sur une façade d’immeuble détruite), la parole comblant les absences de l’image. La presse écrite produit, au lendemain des attentats, des Unes aux titres souvent lapidaires et aux visuels trop pleins (surabondance d’images de victimes et de scènes de détresse), ou trop vides (bloc noir). Autre point commun : l’usage de la force étatique (violence légitime) contrant une violence illégitime (celle des terroristes) est surreprésentée dans les médias français, audiovisuel et écrit, publicisant l’action gouvernementale et exacerbant la ré-action d’un Etat aux logiques sécuritaires hobbesiennes.
26Et pourtant, il y a des divergences fortes : au moment des attentats survenus à Charlie Hebdo, les corps des victimes sont absents des médias français, alors que la presse étrangère reprend certaines captures d’écran d’une vidéo amateure montrant l’assassinat du policier Ahmed Merabet (Niemeyer, 2016). Au lendemain de la prise d’otages de l’Hyper Casher, le 10 janvier, les Unes des quotidiens montrent peu d’images de corps à l’exception de celui du terroriste, l’accent étant mis sur le travail des forces de l’ordre et sur les otages libérés. Et c’est notamment dans cette monstration des corps morts et blessés que réside l’une des principales différences dans le traitement médiatique des attentats de janvier et de novembre 2015.
27Au lendemain des attentats du 13 novembre, la presse quotidienne nationale et régionale est unanime dans la condamnation et dans l’émotion exprimée face aux actions terroristes. Trois catégories de titres de Une émergent le 14 novembre : le titre nominal qui qualifie la force de l’émotion ressentie : L’Equipe et La Voix du Nord évoquent « L’horreur », Nice Matin « L’horreur à Paris », ou encore la Une de L’Humanité parue le 16 novembre « Solidaires contre la terreur » fait écho à celle du Monde, « La terreur à Paris » (15-16/11). D’autres quotidiens évoquent sous la même forme nominalisée l’ampleur des attentats : il est question de « carnage » (Libération, L’Ardennais, Le Progrès) ou encore de « massacre terroriste », les trois éditions précisant le caractère parisien et surtout central (« à Paris », « en plein Paris »). D’autres, enfin, font de ces attentats une déclaration de guerre et de représailles à venir : « La guerre en plein Paris » (Le Figaro), « Cette fois, c’est la guerre » (Le Parisien) ou encore « La République face à la barbarie » (Le Journal du Dimanche). Plus rares sont les quotidiens à qualifier en Une, dès le lendemain, les attentats par le nombre de victimes, « Plus de 100 morts à Paris » (Ouest France). Il y a donc unanimité autour de la catégorisation des événements du 13 novembre dans les titres de Une mais aussi dans leur illustration, comme lors de l’attentat de Charlie Hebdo.
28Autre élément visuel marquant, la présence, dans de nombreuses Unes, de corps blessés ou morts, cachés par un drap, soit en plan d’ensemble (Aujourd’hui en France, Le Monde), soit en plongée depuis une fenêtre (Le Figaro, Libération). Les deux types de plan placent le lecteur dans une position spectatorielle paradoxale, qui le plonge dans le chaos post-tuerie (l’objectif de l’appareil le rend physiquement plus proche) mais l’en extirpe également (par la distance imposée par les forces de sécurité, qui empêche les très gros plans).
29Par ailleurs, contrairement aux événements du 7 janvier, il n’y a pas de phénomène de « mise en boucle » (Niemeyer, 2016 : 34) : pas de slogan « Je suis Paris » ou pas de capture d’écran de vidéo amateure en Une des journaux. Ces particularismes éditoriaux se développent en revanche très largement sur le web avec les messages « #jesuisParis », « #PrayforParis », etc.
30Nous n’avons pas étudié les Unes étrangères, comme l’a fait K. Niemeyer (2016) pour les attentats de Charlie Hebdo, mais nous avons néanmoins observé une certaine récurrence dans le traitement international des événements du 13 novembre. Les Unes étrangères reprennent très largement les choix discursifs et iconiques des quotidiens français, à deux exceptions près : certaines n’hésitent pas à montrer les corps ensanglantés des victimes, non recouverts ou floutés (Daily News, Haber Turk, Clarin) ; d’autres choisissent, plus rarement, de mentionner l’événement par un titre indiquant le nombre de victimes (« Paris terrorist attacks kill over 100 ; France declares state of emergency », The New York Times). Au-delà de ces premiers éléments, les Unes internationales reprennent les termes de la presse française : l’horreur (« Horror returns to heart of Paris », The Guardian), la terreur (« Terror em Paris », Publico), la guerre (« La guerra a Parigi », Corriere de la Serra) ou le massacre (« Massacre à Paris », Le Soir). Certaines enfin affichent leur solidarité par une forme de proximité lexicale, en choisissant un terme français pour qualifier l’événement (« L’horreur », Daily News).
31Au final, ces disparités de couverture médiatique en Unes sont imputables à l’appartenance du média à l’espace public touché par les attentats (Garcin-Marrou 2001, Hare 2007), mais aussi aux législations en vigueur dans les pays vis-à-vis de la monstration des victimes.
32Cette rapide étude permet donc de mettre à jour une certitude et un paradoxe : tout d’abord, il ne faut pas attendre d’une étude comparée des représentations médiatiques des deux séries d’attentats survenus en France en 2015 une correspondance complète. Les violences sont différentes : en janvier, il s’agit notamment de faire taire la presse, alors qu’en novembre il faut pétrifier d’effroi la population française. Le mode opératoire des terroristes diverge aussi partiellement ; les discours médiatiques proposent des cadrages distincts.
33Le paradoxe tient dans le fait qu’en dépit de la prégnance des réseaux sociaux dans la production de discours de solidarité autour des attentats, et d’un rappel à l’ordre de l’audiovisuel par le CSA, les médias traditionnels semblent gagner en crédibilité (Jost, 2015). Dans la démocratie ébranlée, ils semblent être les seuls à pouvoir produire un lien social suffisant fort pour rassembler la société civile derrière la raison d’État.
34Les représentations médiatiques observées ne traduisent donc pas un profond changement dans l’ordre du traitement médiatique des actes terroristes : d’abord l’effroi, ensuite les tentatives de compréhension. Il n’y a pas, de la part des médias traditionnels, un changement radical dans la représentation du terrorisme au regard du développement des réseaux sociaux numériques. En revanche, la relation des terroristes aux médias évolue dans la mesure où la presse n’est plus la seule chambre d’écho de leur action et de leur idéologie ; mais cela est une autre étude.
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Dans la rubrique Actualités du numéro 11 une omission a été faite au début du dossier « Réseaux sociaux et bibliothèques ».
Notes
1 Nous ne consacrons pas dans ce texte un moment de discussion sur la notion de terrorisme, puisque cela a déjà été fait ailleurs (Garcin-Marrou, 2001 ; Dayan, 2006 ; Hare, 2007).
2 Nous pouvons rapprocher cette attitude très autoritaire de la part de certaines démocraties de ce John Keane nomme le Léviathan démocratique (1991).
3 Suite aux attentats d’Istambul le 12 janvier 2016, le Président Erdogan fait prendre un décret le même jour, interdisant temporairement aux médias turcs de publier toute information portant sur l’attentat survenu dans le quartier de Sultanahmet.
4 Sept chaînes de télévision et six stations de radio se feront rappeler à l’ordre par le CSA pour leur manquement de discernement dans leur couverture des événements, notamment lors des assauts donnés par le RAID et le GIGN, attentant à l’ordre public.
5 Citation extraite d’un discours de Margareth Thatcher en 1986, alors Premier Ministre de la Grande-Bretagne : « We must try to starve the terrorists of the oxygen of publicity on which they depend ».
6 Nous faisons référence ici aux révolutions tunisienne, lybienne et égyptienne.
7 Interview réalisée par INA Global dans le cadre d’un dossier sur Médias et terrorisme. Consulté le 21/01/16 depuis : http://goo.gl/jYMTYH.
8 Selon les propos de François Jost lors d’une interview produite dans le cadre du même dossier INA Global, Médias et terrorisme. Consulté le 21/01/16 depuis : http://www.inaglobal.fr/television/article/le-13-novembre-un-tournant-dans-la-credibilite-des-medias-8654?tq=1.
9 Extrait du communiqué du CSA du 12 février 2015. Consulté le 21/01/2015 depuis : http://www.csa.fr/Espace-Presse/Communiques-de-presse/Traitement-des-attentats-par-les-televisions-et-les-radios-le-Conseil-rend-ses-decisions
10 Mohamed Merah, mène plusieurs actions terroristes à Toulouse et Mautaban en mars 2012 faisant 7 victimes, parmi lesquels dans enfants de confession juive et des militaires. L’interpellation dure 32 heures, Merah étant retranché dans un immeuble, et donne lieu à une médiatisation inédite en France.
11 Kantar Média, société d’analyse médias, a ainsi révélé dans une étude que du 19 au 23 mars 2012, « chaque Français a été exposé 118 fois aux événements de Toulouse durant cette période, soit 30 fois par jour ». (Laureline Duvillard, « Mohammed Merah, voleur de sac à main devenu assassin » Le Matin, 21 mars 2012).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Isabelle Hare
ELICO, EA 4147