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DOSSIER

Hervé Zénouda

Industrialisation du sacré : « kabbale new age » et « easy-zen »

Article

Texte intégral

« On peut garder le nom quand la chose a été secrètement changée »
(Guy Debord, 1992, p. 42)

1L’effet cumulé du syncrétisme « New Age » et de l’apport des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) fait apparaître de nouvelles pratiques religieuses portant la marque, selon nous, de l’industrialisation et du marketing spirituel. Ainsi, parmi ces « nouvelles religiosités » nous pouvons signaler le mouvement « La kabbale » ainsi que la démocratisation de la marque « Zen » dans les pratiques de bien être « New Age ». Dans les deux cas, ces ersatz spirituels sont issus de traditions religieuses millénaires (judaïsme et bouddhisme) fortement ancrées dans une culture donnée. L’apparition de versions édulcorées de ces pratiques est fondée sur des phénomènes de déliaison et de réification qui marquent, à notre sens, un phénomène d’industrialisation. Déliaison d’un contexte culturel et religieux et réification de processus dynamiques, transformant des productions complexes en des simplifications rigides. Déliaison et réification permettent un glissement tout particulier : en effet, quand un terme renvoie à une expérience vécue et n’a de sens que dans les effets cognitifs induits par son rapport à cette expérience, la déliaison et la réification réduisent ce terme en pure information coupée de tout contexte. La chose est remplacée par son ersatz, son image, son spectacle et finit par être entièrement recouverte par sa représentation, gommant toute trace de l’expérience originale. Quelques mois avant sa mort, dans l’interview « Itinéraire d’un ciné-fils », Serge Daney explicite le terme visuel en opposition à l’image pour décrire ce processus : le visuel, à la différence de l’image, est ce qui sert à ne plus regarder le monde, le visuel est une image qui vient à la place d’une autre que l’on ne veut plus voir, il vient couvrir les autres images et empêche celles-ci d’apparaître (Daney, 1992). Cette fixité sémantique et cette simplification permettent d’appliquer d’autant plus facilement des techniques de merchandising et de marketing à des concepts qui deviennent eux-mêmes des marchandises.

2Ainsi, le mouvement « la Kabbale » propose, moyennant finance, une série de cours pré-formatés (des briques de savoir monnayable) se référant à un parcours initiatique supposé. Simplification, déliaison, réification favorisent l’accès à un public toujours plus large puisque sans aucun pré-requis. L’utilisation d’internet permet d’étendre, par des procédures automatisées, le champ de commercialisation (partout et pour tous les publics) en vendant livres et vidéos sans besoin de démultiplier les enseignants (le suivi des étudiants se faisant par courriels interposés ou vidéo-conférences). Le zen « New Age », de son côté, propose lui aussi des techniques simples de relaxation qui sont accommodées à toutes sortes d’activités. La quête ardue et pleine d’embûches de l’Éveil est remplacée par des certitudes à portée de main accessibles à tous sans effort mais moyennant finance et toujours coupées de tout enracinement dans les textes classiques bouddhistes. Dans les deux cas, un enseignement traditionnel visant une transformation de l’être fondée sur une relation privilégiée de maître à disciple se trouve réduite à des formules prêtes à consommer de manière individualisée.

3Nous pouvons aller chercher chez des auteurs comme Guy Ernest Debord et Jacques Ellul des outils d’analyse pour éclairer la notion d’industrialisation. Guy Debord, en effet, dans sa théorie du spectacle (Debord, 1967) théorise et critique l’industrialisation de la représentation. Il pointe la substitution d’une réalité « directement » vécue par un ensemble de représentations (« Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » ; Debord, 1967, thèse 1) qui devient, de fait, l’enjeu central, tant politique qu’économique, du pouvoir contemporain. Cet enchâssement de représentations qu’est le « spectacle » produit une perte profonde de réalité qui est la marque de l’existence hyper-moderne (Lipovetsky, 1989). Pour Jacques Ellul (1977), c’est la question de la « Technique » (comme système général unificateur se développant indépendamment de la volonté humaine) qui, plus profondément, explique la nature commune des différents phénomènes (mass-media, industrie, économie, spectacle…), vécus comme différenciés. Les deux auteurs soulignent ainsi les caractéristiques de l’industrialisation contemporaine. De notre côté, nous poserons et approfondirons la question de la place du numérique dans cette dynamique d’industrialisation que nous postulons appliquée au religieux, avec, en contrepoint, la question de la manière dont cette expérience religieuse peut se communiquer sans se dévoyer. Si une des réponses à la première question est à chercher du côté des nouvelles formes de réification (Sadin, 2015 ; Benamor, Renucci, Zénouda, 2013 ; Chanson, Cukier, Monferrand, 2014), une réponse à la seconde sera peut-être à trouver chez Jean-Louis Chrétien qui souligne la différence entre lueur et lumière : la lueur qui mène au secret et la lumière qui le fait fuir. De même, pour ce philosophe, l’énonciation ne serait plus ce qui dévoile le secret mais plutôt ce qui le déploie : « Il n’est cependant pas question du secret “dans lequel Dieu s’est retiré”, mais du secret dans lequel et par lequel il s’avance, et s’avance vers nous » (Chrétien, 1985, p. 28). De son côté, la spécificité de la mystique juive est de transmettre une méthodologie de construction d’un sens toujours renouvelé, qui fait d’elle une pratique essentiellement anti-dogmatique où l’absolu se reconnaît non pas dans « l’autorité des formulations qu’il transmet », mais dans « l’infinité de ses interprétations possibles » (Biale, 2001, p. 203), et cette pratique passe par le travail sur une langue, l’hébreu, considérée comme sacrée. De même la voie du zen suppose une pratique constante de détachement et de non-identification aux pensées et émotions émergentes qui implique une foi inébranlable dans une posture (zazen), elle aussi considérée comme sacrée.

Bibliographie

Biale David, Gershom Scholem, Cabbale et contre-histoire, suivi de Dix propositions anhistoriques sur la Cabbale, Nîmes, L’Éclat, 2001, 296 p.

Benamor Sami, Renucci Franck, Zénouda Hervé, « Aux frontières de l’homme-interfacé », in Pratiques et usages numériques – H2PTM’13, Paris, Hermès, 2013, p. 345-358.

Chanson Vincent, Cukier Alexis, Monferrand Frédéric, La réification : histoire et actualité d’un concept critique, Paris, La Dispute, 2014, 389 p.

Chrétien Jean-Louis, Lueur du secret, Paris, L’Herne, 1985, 252 p.

Debord Guy Ernest, La société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967, 208 p.

Debord Guy Ernest, Commentaires sur la société du spectacle. Paris, Gallimard, 1992, 147 p.

Ellul Jacques, Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977, 344 p.

Laitman Michael, La Kabbale en toute simplicité : d’Abraham au BaaL Hasoulam, 2008, files.kabbalahmedia.info/files/fre_t_bb-sefer-kabbalah-la-am.pdf.

Lipovetsky Gilles, L’Ère du vide : Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1989, 328 p.

Sadin Eric, La vie algorithmique, Paris, L’Échappée, 2015, 278 p.

Suzuki Daisetz Teitaro, Introduction au bouddhisme zen, Paris, Buchet-Chastel, 1978, 173 p.

Zénouda Hervé, Renucci Franck, « Détournement du langage et industrialisation du sacré : l’exemple du mouvement «La kabbale» », MEI, Médiation & information, n° 38, 2014, p. 127-139.

Vidéos :

Daney Serge, Itinéraire d’un ciné-fils, http://www.youtube.com/watch?v=m-hKv1WCfcQ, 1992.

« Enter the Zohar », http://www.youtube.com/watch?v=_HJpXW6tERg

Pour citer ce document

Hervé Zénouda, «Industrialisation du sacré : « kabbale new age » et « easy-zen »», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, DOSSIER,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=433.

Quelques mots à propos de : Hervé Zénouda

Université de Toulon. Courriel : zenouda@univ-tln.fr