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DOSSIER
La dimension symbolique et sacrale de la communication maçonnique
Table des matières
Texte intégral
La franc-maçonnerie, un objet de recherche inclassable et délaissé ?
1La franc-maçonnerie n’est pas une religion. Pourtant cette société initiatique, avec son sens du sacré, sa spiritualité et son souci de reliance notamment, semble dotée d’une religiosité diffuse, si bien que le mathématicien Lagrange la qualifiait de « religion avortée » (Bryon-Portet, 2012 a). D’autres préfèrent la définir comme une théosophie. Le fait qu’elle conjugue spiritualité, approche philosophique et créativité artistique, dans un système présentant un fort syncrétisme religieux, en fait un objet de recherche hybride, presqu’inclassable, que les chercheurs en sciences humaines et sociales délaissent globalement, à l’exception des historiens qui s’y intéressent depuis quelques décennies (Bryon-Portet, 2015). En effet, alors que le phénomène religieux est étudié et enseigné au sein de l’Alma Mater depuis fort longtemps déjà par des anthropologues et des sociologues, au point que des chaires et des revues lui sont entièrement consacrées, le phénomène maçonnique demeure le parent pauvre dans le paysage académique, malgré une dimension philosophique et socio-anthropologique extrêmement riche. C’est d’ailleurs la quasi-virginité de ce terrain qui m’a poussée à en explorer les contours. Enfin, la religiosité diffuse que comporte la franc-maçonnerie spéculative n’est pas sans conséquences sur son mode de communication interne et externe. Dans une récente étude (Bryon-Portet, 2014), j’ai ainsi posé l’hypothèse que les institutions qui entreprennent de transformer l’individu et d’intégrer ce dernier au sein d’une communauté entretenant des liens privilégiés avec le sacré, impliquent une fermeture vis-à-vis du monde extérieur, accompagnée de la mise en place de dispositifs de communication spécifiques, à forte dimension symbolique et rituelle. Les recherches que j’ai menées sur l’armée et la franc-maçonnerie, ainsi que sur d’autres institutions fermées (mafia, fraternités estudiantines, sectes…), en ont permis la validation. Je présenterai ci-après, de façon succincte, quelques uns de ces procédés communicationnels que la franc-maçonnerie mobilise.
Communiquer avec des symboles
2« Ici, tout est symbole », déclare le rituel d’initiation du rite écossais ancien et accepté. L’initié, en effet, est entouré de symboles et de mythes, susceptibles de remplacer de longs discours en ce qu’ils transmettent les valeurs de l’institution maçonnique ainsi qu’une vision du monde particulière, tout en indiquant la voie à suivre : le mythe d’Hiram, par exemple, que le compagnon découvre lors de son élévation à la maîtrise, l’incite à imiter le comportement probe d’Hiram et à bannir les défauts qu’incarnent les trois mauvais compagnons.
3La primauté que les francs-maçons accordent au mode de réflexion et de communication symbolique n’est pas anodine. J’ai montré que la présence de signes motivés, de nature analogique, c’est-à-dire de signes dont le signifiant n’est pas choisi arbitrairement par rapport au signifié, parce que la forme sensible possède un lien de ressemblance avec le contenu intelligible qui se trouve exprimé, non seulement invite à une herméneutique permanente mais entraîne également la construction de représentations socioculturelles différentes de celles qui sont en vigueur dans la société profane. L’on peut appliquer au symbole ce que Gareth Morgan dit de la métaphore dans son ouvrage Images de l’organisation : « l’emploi de la métaphore suppose une façon de penser et une façon de voir qui agissent sur notre façon de comprendre le monde en général ». Les symboles ternaires par exemple, qui abondent dans la loge (les trois piliers, le triangle ou delta lumineux…), illustrent la volonté qu’ont les francs-maçons de proposer une philosophie ternaire, résolument médiatrice, aux antipodes des schémas binaires voire dualistes que l’Occident privilégie depuis Platon et Aristote (Bryon-Portet, 2010 a).
4Ainsi peut-on étudier la démarche maçonnique en s’appuyant sur les apports que des partisans du constructivisme – tel Paul Watzlawick – développèrent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les symboles et les mythes relatifs à l’art de la construction (maillet, ciseau, niveau, compas, équerre, truelle, pierre brute, pierre cubique, temple de Salomon, Grand Architecte de l’Univers…) sont prépondérants dans une institution qui s’est en outre significativement appelée « maçonnerie » spéculative (Bryon-Portet, 2014 ; Bryon-Portet et Keller, 2015).
Communiquer avec le corps
5Je me suis ensuite attachée à montrer que le franc-maçon communique aussi avec le corps, par le biais du rite. Mettant ses pieds, ses bras et ses mains en équerre, il évoque donc lui aussi cette philosophie ternaire auxquels renvoient les symboles de la loge. Car ces postures et gestes sont signifiants. Par exemple, se mettre « à l’ordre » et faire « le signe » signifie « je préfèrerais avoir la gorge tranchée plutôt que de manquer à mon engagement ». Loin d’être « un simple adjuvant, un instrument dont use le sujet d’énonciation pour renforcer, redoubler ou compléter ce qu’il dit », comme cela est le cas dans le monde profane (Fontanille, 2004, p. 123), le corps du franc-maçon est à lui seul communicant. Il peut se substituer à la parole et être soumis à des analyses sémiotiques (Bryon-Portet, 2009, 2010 a).
6Mais il est aussi un corps apprenant, le creuset d’une transformation identitaire. Sortes de « cognition incarnée », les gestes et postures rituelles sont destinés à placer l’initié dans un état d’esprit et des situations communicationnelles différents, capables de modifier ses points de vue et habitudes comportementales. Ils sont d’ailleurs proches, à certains égards, de ceux que l’on adopte dans certains arts martiaux orientaux, comme les kata, analysés par Pierre Quettier (2002).
Communiquer par un procédé de triangulation de la prise de parole
7Le système ternaire des francs-maçons, que l’on relève à travers les symboles qui ornent la loge et les postures corporelles de l’initié, se retrouve dans certains procédés rituels de prise de parole, dont celui de la triangulation, que j’ai longuement analysé (Bryon-Portet, 2009). Ce procédé consiste à ne pas s’adresser directement à un autre franc-maçon durant une tenue mais à solliciter une personne intermédiaire. Cette médiation interpersonnelle, qui se manifeste aussi au plan spatial puisque de tels échanges placent les interlocuteurs de manière à former un triangle, vise à pacifier les débats et à construire « la concorde » entre les membres de la loge, nul ne pouvant parler intempestivement et encore moins couper la parole à un pair en cas de désaccord.
Les différentes fonctions du silence et du secret
8Mes recherches m’ont également amenée à étudier la période de silence que tout apprenti est tenu d’observer pendant un ou deux ans et qui constitue, de façon paradoxale, un creuset communicationnel particulièrement fertile (Bryon-Portet, 2013). Peut s’y déployer, en effet, une communication avec soi-même d’abord, puisque la privation de parole favorise un travail de méditation et d’introspection, et plus largement de réflexion, ce « dialogue de l’âme avec elle-même », selon les mots de Socrate ; une communication avec les autres ensuite, si l’on se rappelle que le fait de communiquer (« communicare », mettre en commun, partager) implique tout autant une capacité d’écoute de ses interlocuteurs qu’une aptitude à s’exprimer ; une communication, enfin, avec un ordre de réalités indicibles voire invisibles, que d’aucuns nomment « le sacré ». À cet égard, le 4e degré du rite écossais ancien et accepté, relatif au grade de Maître secret, est tout à fait significatif dans la mesure où il associe étroitement silence, secret et sacré (Caillol, 2006). Autre exemple de cette association triadique, le franc-maçon parvenu au grade de maître et poursuivant sa voie initiatique dans les hauts grades part en quête de la parole perdue, dont il apprendra finalement qu’elle n’est autre que le nom ineffable, celui du créateur même, à la fois indicible, secret et sacré.
9Comme le silence, le secret maçonnique, bien qu’étant caractérisé par une rétention d’informations, notamment en externe, vis-à-vis du monde profane, possède lui aussi de nombreuses fonctions sociales et communicationnelles. Car ainsi que l’a souligné le sociologue Georg Simmel (trad. 1996), cette composante essentielle des sociétés ésotériques, qui met à distance le monde profane, crée une complicité entre les membres du groupe, dont il contribue à forger la cohésion et le sentiment d’appartenance, et fait l’objet de planches, de réflexions et de discussions, en interne.
En externe : une communication institutionnelle en expansion
10Toutefois, la culture du silence et du secret inhérente à la franc-maçonnerie se trouve quelque peu ébranlée, depuis quelques décennies, par les évolutions de la société profane, qui en externe pousse l’institution à s’ouvrir progressivement aux médias et à mettre en place une véritable stratégie d’extériorisation (Bryon-Portet, 2010 b). Outre l’organisation, par les différentes obédiences maçonniques, de conférences et de manifestations publiques, d’émissions télévisées et radiophoniques visant à expliquer ce qu’est la franc-maçonnerie, dans un souci de dédiabolisation, les francs-maçons s’expriment de plus en plus sur la Toile, dans des sites spécialisés, des blogs et des forums, parfois au mépris des règles d’expression élémentaires (Bryon-Portet, 2012 b).
Bibliographie
Bryon-Portet Céline, « Le principe de triangulation dans les rites maçonniques : un mode de communication original et ses effets », Communication, vol. 27, n° 1, 2009, p. 259-277.
Bryon-Portet Céline, « Étude sémiotique d’une communication fondée sur la contextualisation et les processus : du rôle des représentations symboliques et pratiques rituelles de la franc-maçonnerie », Nouveaux actes sémiotiques, n° 112, 2010 (a).
Bryon-Portet Céline, « Les évolutions communicationnelles de la franc-maçonnerie : du mutisme à la médiatisation ? », Communication & Langages, n° 164, 2010 (b), p. 99-115.
Bryon-Portet Céline, « La franc-maçonnerie, entre cité céleste et cité terrestre : divisions et équilibrages internes au sujet du théisme, de la religion et des questions sociétales », Amnis. Revue de civilisation contemporaine Europes / Amériques, n° 11, 2012 (a).
Bryon-Portet Céline, « Franc-maçonnerie 2.0 : adaptations et dénaturations d’une culture rituelle dans le cadre des plates-formes participatives », Réseaux, vol. 30, n° 172, 2012 (b), p. 115-139.
Bryon-Portet Céline, « Des diverses fonctions communicationnelles du silence en franc-maçonnerie », Critica masonica, vol. 1, n° 2, 2013.
Bryon-Portet Céline, « La franc-maçonnerie, un objet délaissé par les sciences humaines et sociales ? », Mondes sociaux, magazine de sciences humaines et sociales, 14 décembre 2015, https://sms.hypotheses.org/5917.
Bryon-Portet Céline, Sociologie des sociétés fermées : imaginaire symbolique et sacralité en milieu clos, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2014, 306 p.
Bryon-Portet Céline et Keller Daniel, L’Utopie maçonnique. Améliorer l’homme et la société, Paris, Dervy, 2015, 397 p.
Caillol Roger, « Du signe du secret au sacré », Ordo ab chao, n° 52, 2006, p. 70-72.
Fontanille Jacques, Soma et Sema : Figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, 123 p.
Quettier Pierre, « Un exemple de système de connaissances empiriques en Sic : les Kata dans les arts martiaux japonais », MEI, Médiation & information, n° 15, 2002, p. 39-53.
Simmel Georg, Secret et sociétés secrètes, trad. Sibylle Muller, [Saulxures], Circé, 1996, 119 p.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Céline Bryon-Portet
Université de Toulouse, Lerass EA 827. Courriel : celine.bryonportet@ensiacet.fr