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DOSSIER

Paul Bernadou

Une anthropologie de la communication entre tradition et modernité ?
Lourdes et ses miracles, itinéraire de recherche en Sic et propositions méthodologiques

Article

Texte intégral

1L’itinéraire d’un chercheur révèle parfois la manière dont le singulier de l’expérience personnelle s’articule aux théorisations qui la dépassent ; sa description permet de comprendre la maturation d’un positionnement épistémologique personnel en interaction avec la section universitaire des sciences de l’information et de la communication (Sic). La réticente des Sic à aborder les sujets religieux s’est manifestée notamment à l’égard de Régis Debray et de la médiologie qui fit les frais d’« une scission toute religieuse avec les Sic » (Douyère 2014) et dans laquelle je fus pris malgré moi au début de mes recherches sur le fait religieux au tournant de l’an 2000.

2Mon choix d’étudier en Sic le fait religieux de Lourdes, issu des apparitions mariales de 1858 à la jeune voyante Bernadette Soubirous dans la grotte de Massabielle, malgré son aspect socio-économique indéniable (5 à 8 millions de visiteurs / an, deuxième capacité hôtelière nationale après Paris), entraina mon renvoi à la marge de la section parmi les « schismatiques » ; cela influença en profondeur mon abord de la recherche. Compte tenu des limites de cet article, je décrirai succinctement mon terrain ethnographique avec l’originalité de ses deux niveaux complémentaires, la vie dans le sanctuaire de Lourdes puis sa prolongation à travers des médiatisations (images, articles de journaux quotidiens nationaux, catalogues de bibliothèques internationales) classiques dans notre section mais dont l’éclairage ethnologique permet de préciser les dynamiques communicationnelles profondes qui pourraient relever de la rencontre parfois conflictuelle de modèles anthropologiques sous-jacents.

Itinéraire, positionnement épistémologique

3Mon questionnement de recherche trouve son « moment d’étonnement » dans le cadre hospitalier en 1984-1985. Adolescent, on venait de me diagnostiquer une maladie rénale grave et de pronostiquer un traitement de dialyse puis de greffe dans les 3 à 5 ans. Grâce à un médecin de campagne, je reçus des conseils alimentaires et d’hygiène de vie que la médecine hospitalière avait un peu oubliés. Ces conseils signalaient discrètement à la personne peu motivée que j’étais en ce domaine, que les pratiques religieuses et spirituelles n’étaient pas sans influence sur la santé. Je suivis les conseils alimentaires et d’hygiène de vie, quelques mois plus tard, je retournais à l’hôpital, analyses sanguines en main. Lisant les résultats, le médecin dit : « on pourrait dire que cela s’améliore mais c’est impossible. » Avec un regard rétrospectif, là s’origine mon questionnement de recherche. Pourquoi ce médecin pouvait-il dire cela alors que les analyses disaient le contraire ? Ainsi, je fus rendu sensible au rapport entre les données et leur cadre d’interprétation. En tant que conseil en organisation pour les entreprises, après quelques années professionnelles peu compatibles avec une santé fragile, je me retrouvais épuisé et à nouveau hospitalisé suite à un accident. Une convalescence de 5 ans s’ensuivit, c’est alors que j’abordais le fait religieux en Sic à l’époque de la scission avec la médiologie. Avec un DEA bien noté, on me renvoya de fait de l’université dans laquelle j’étais inscrit en me disant explicitement « on ne voit pas qui pourrait diriger cette thèse » et en « off » on me dit : « tu nous fais peur avec tes recherches ! » Il ne s’agit en rien de décrier mes enseignants dont le dévouement était irréprochable mais de mettre à jour les conséquences des positionnements épistémologiques et philosophiques dominants.

4Je fus accueilli par un directeur considéré comme marginal, passionné d’anthropologie. Il m’initia au travail de terrain, me conseilla de lire le journal de terrain de Malinovski pour l’aspect réflexif et autoréflexif de la démarche et Garfinkel pour le positionnement épistémologique. Echaudé par mon expérience précédente, je m’appliquais à suivre, non sans mal, ses conseils. Il me demanda « une description clinique du sanctuaire ». Il me fallut environ quatre ans pour y parvenir ; la démarche autoréflexive me fait émettre l’hypothèse que j’avais intériorisé le conflit entre rationalité religieuse et rationalité scientifique, peut-être celle dont les Sic elles-mêmes étaient porteuses. Le contact du terrain dans le sanctuaire de Lourdes fut tout aussi délicat que celui de la section des Sic. Étant catholique, redevenu pratiquant et ma famille habitant près de Lourdes, les premiers contacts furent facilités. En revanche, la démarche de recherche se mettant en place et m’amenant à recouper les discours et les chiffres qui étaient « communiqués » par différentes sources, les relations se durcirent et les pressions arrivèrent. Un fait religieux comme Lourdes est aussi un fait économique et participe de ses logiques1. Je dus le « salut » de ma recherche sur ce terrain à ce qu’on appelle en anthropologie un informateur. Avec du recul, je puis dire que cette personne me fit prendre conscience que mon terrain était un « corps vivant », j’avais mis le doigt sur un point sensible, trop d’insistance sur des détails risquait, en termes pudiques, d’altérer ce rapport au terrain.

5Je disposais d’une méthode d’approche du terrain, d’un positionnement épistémologique et d’une connaissance du terrain, il me manquait une légitimité pour restituer mon expérience en Sic ; elle me fut fournie par la rencontre du 19 janvier 2004 entre Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger (avant son élection papale sous le nom de Benoit XVI). Ils avaient été conviés à produire chacun une communication sur le thème des « fondements moraux pré-politiques d’un État libéral », thème dont la pertinence n’a cessé de se renforcer depuis dix ans. En termes plus courants, sur quoi peut-on fonder un projet de vie en commun dans les sociétés démocratiques afin d’éviter qu’elles ne soient que la juxtaposition de communautés vivant côte à côte, chacune avec sa vision du monde, en essayant de se supporter mutuellement ? Les deux intellectuels s’accordent sur l’utilité de faire entrer en dialogue les visions du monde issues des différentes formes de foi (sous entendues religieuses) et issue de la raison, au sens de la modernité (synthétisée dans le positivisme) qui chacune recèlent des potentialités positives pour le « vivre ensemble ».

Démarche ethnographique de terrain et corpus médiatiques2

6Pour la démarche ethnographique, j’ai rassemblé localement un volumineux corpus d’enquête. Les statistiques socio-économiques permettent de mesurer la dimension objective du fait social du pèlerinage, plus de 400 photographies témoignent visuellement des logiques d’actions personnelles et collectives des pèlerins et des traces laissées dans le sanctuaire, différents types de discours de pèlerins et d’organisateurs de pèlerinages, d’un théologien, d’une personne athée et d’une agnostique. Enfin, un cahier de terrain tenu pendant plus de six années (3 000 p.) relate l’expérience de recherche vécue en tant qu’observateur participant impliqué dans différents rôles : pèlerin isolé, participant à différents pèlerinages collectifs : brancardier, malade, chercheur... C’est le socle de l’approche ethnométhodologique avec la posture réflexive et auto-réflexive.

7L’approche des médiatisations a permis d’étendre le terrain ethnographique local à l’échelle historique (d’avant 1858 à 2004) et à l’échelle géographique nationale et mondiale ; en retour l’étude de terrain locale permet d’approfondir l’analyse des médiatisations. J’ai collecté des médiatisations produites depuis 150 ans avec une collection d’images, un corpus d’articles de quotidiens nationaux et un corpus de catalogues constitué par des bibliothèques internationales sur Lourdes (ex. : Algérie, Afrique du Sud, Australie, Belgique, Brésil, États-Unis, France, Israël, Italie, Turquie, Royaume-Uni) ce qui permet de comprendre la réception de Lourdes sur le plan international.

Acquis et réflexions

8À Lourdes, la construction de la connaissance issue de la tradition est parvenue à intégrer presque en totalité la construction de la connaissance selon la modernité positiviste. Cela est synthétisé dans la procédure, socialement construite, de reconnaissance des miracles avec son impact communicationnel mondial, où la tradition demande à la médecine de faire son travail critique au sujet des guérisons. Pour atteindre ce résultat, il aura fallu placer ces deux modes de construction de la connaissance dans un rapport d’opposition et de coopération qui va au-delà des schismogenèses de Bateson et correspond au rapport de « structure » à « contre-structure » de Turner. Ceci pourrait aussi corroborer à un autre niveau la perspective décrite par Bruno Latour (1997) dans ses travaux sur la modernité. Cette recherche en Sic, dans la ligne des échanges Habermas – Ratzinger éclaire donc les processus de construction de la connaissance et leurs reconnaissances réciproques pour les sociétés démocratiques.

9L’expérience de terrain dans le sanctuaire habilite à repérer les valeurs véhiculées par les médiatisations ou même via les technologies numériques de l’information et de la communication avec les webcams de la grotte et du sanctuaire (Bernadou et Guinle-Lorinet, 2015). Lourdes met aussi en présence de formes essentielles de ce que l’on pourrait appeler l’inconscient collectif. Historiquement l’expérience de Lourdes, depuis 1858, peut être comprise comme une réaction de contestation d’un positivisme radical. Devant la grotte, le pèlerin est invité à considérer les formes de la nature non comme d’abord de la matière mais comme des signes ; en revanche, devant les cas médicaux, c’est la posture positiviste qui est sollicitée. En expérimentant les deux postures, la personne éprouve son identité avec deux modes de construction de la connaissance qui correspondent chacun à un modèle anthropologique. Le pèlerin choisit parfois au sujet d’un même fait, parmi les produits de ces deux matrices d’intelligibilité, placées en position antagonistes, les interprétations les plus pertinentes pour le sens de sa vie. Les deux matrices d’intelligibilité correspondent chacune à un modèle anthropologique : l’un, positiviste, à deux niveaux (corps / psyché), l’autre traditionnel chrétien, à Lourdes, à trois niveaux (corps / âme / esprit). Par la médiation de ce processus de connaissance qui, s’il est conscientisé, rend la perception de soi moins rigide, les pèlerins de Lourdes n’expérimentent-ils pas un habitus de connaissance de soi apte à réduire les tensions identitaires et mettant à disposition un précieux « laboratoire observation » ?

10Cette recherche initiée sous forme d’une anthropologie de la communication (Olivesi, 2006) d’un fait religieux a en fait décrit un processus de communication entre modèles anthropologiques issu d’une tradition religieuse et de la modernité.

Bibliographie

Une bibliographie détaillée exhaustive pourra être communiquée sur demande.

Bateson Gregory, « Bali : système de valeurs d’un État stable », Vers une écologie de l’esprit, tome 1, trad. F. Drosso, L. Lot, E. Simion, Paris, Le Seuil, 1977, p. 143-165.

Bernadou Paul et Guinle-Lorinet Sylvaine, « Une webcam à la grotte : le sanctuaire marial de Lourdes et l’introduction des TNIC », tic & société, vol. 9, n° 1-2, 2015, https://ticetsociete.revues.org/1880.

Bernadou Paul, « Des expériences de communication de la foi dans la société sécularisée, l’émergence d’un modèle ? » in Bratosin S. et Tudor M.-A. (dir.), Espace public et communication de la foi, 2e colloque international Comsymbol, Montpellier, Iarsic et Essachess, 2014, p. 53-70

Douyère David, « La recherche en Sic sur le sacré et le religieux », Les Cahiers de la Sfsic, n° 9 « Questions de recherche », Neuilly-sur-Seine, Société française des sciences de l’information et de la communication, 2014, p. 107-116.

Guinle-Lorinet Sylvaine et Bernadou Paul, « La photographie au service de l’Église. Images de la grotte de Lourdes (1858-2010) », Communication, vol. 31, n° 1, 2013, http://communication.revues.org/3856.

Notes

1 Pour l’hôtellerie, Lourdes représentait en 2002, 93 % de la clientèle étrangère du département et 56 % de celle de la région Midi Pyrénées.

2 Des descriptions plus détaillées des références théoriques, des corpus ethnographiques et des médiatisations sont disponibles en ligne (Guinle-Lorinet et Bernadou 2013 et 2015 ; Bernadou 2014).

Pour citer ce document

Paul Bernadou, «Une anthropologie de la communication entre tradition et modernité ?», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, DOSSIER,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=441.

Quelques mots à propos de : Paul Bernadou

Crem, Université de Lorraine. Courriel : paul.bernadou@orange.fr