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DOSSIER

Philippe Gonzalez

De l’expérience religieuse des évangéliques a la place des religions dans l’espace public

Article

Texte intégral

1L’expérience religieuse prend appui, chez le croyant, sur un triple ressort. Le premier, cognitif, se rapporte aux contenus de la foi (textes, rites, dogmes). Le second est conatif, propre à ce qui meut le fidèle et le pousse à agir dans le monde. Le troisième ressort est fiduciaire : le croyant choisit de faire confiance à la parole qu’il reçoit d’un autre (Gonzalez, 2014 a, 2014 b, 2014 c). L’expérience religieuse s’inscrit ainsi dans une relation sociale qui rend possible une proposition de sens. Simultanément, cette relation institue un différentiel parmi les fidèles qui, lorsqu’il s’agit de réguler leur communauté ou sa place dans la société, débouche sur des rapports de pouvoir (Certeau, 1985).

2Cet arc qui va de l’expérience individuelle à la régulation communautaire ou sociétale du religieux, j’ai tenté de l’appréhender au travers de mes recherches sur le protestantisme évangélique, avec quelques explorations du côté de l’islam. À cet égard, les travaux de l’historien Michel de Certeau ([1970] 2005) ou de l’anthropologue Élisabeth Claverie (2003) – pour ne citer qu’eux – ont ouvert la voie à ce genre d’investigation. Toutefois, aux côtés de l’histoire et de l’anthropologie, le recours à une sociologie de la communication attentive aux usages des symboles et des discours, en particulier dans la configuration de l’espace public et des collectifs politiques (Acklin et alii, 2007 ; Widmer, 2010), s’est avéré central : il permet de ressaisir l’éventail allant du fidèle qui souhaite communiquer sa foi par le témoignage personnel jusqu’aux controverses médiatiques relatives à l’influence d’un christianisme conservateur sur des candidats aux plus hautes fonctions gouvernementales.

Dieu dans ma vie

3Le témoignage est une pratique essentielle de la foi évangélique qui revient sur l’expérience de conversion. Par ce récit fidèle aux canons de la communauté, le converti raconte l’irruption de Dieu dans son existence et comment sa vie a été depuis lors transformée. Simultanément, ce même récit se veut aussi un dispositif d’évangélisation : il adresse une invitation à l’auditeur, afin de l’enjoindre à embrasser la foi (Gonzalez 2014 d). Cette structure narrative est un puissant dispositif qui permet au fidèle de ressaisir son quotidien en y voyant la présence de Dieu. Ce procédé interprétatif trouve un écho dans la lecture personnelle ou collective de la Bible – appréhendée comme le lieu où Dieu me parle –, et dans les différents moments qui ponctuent le culte communautaire, tels la prédication ou les chants (Gonzalez, 2006, 2009). La force du dispositif se vérifie aussi lorsque la divinité semble demeurer muette face à la souffrance du fidèle, même dans des Églises qui mettent l’accent sur la guérison miraculeuse (Gonzalez et Monnot, 2008, 2011).

Des régulations controversées

4Cette promesse d’un accès immédiat à Dieu confère à l’évangélisme son dynamisme. Ce protestantisme se révèle bien adapté à un contexte dans lequel la religion fonctionne sur le mode d’un marché globalisé où les individus s’affranchissent d’une régulation cléricale. Simultanément, ce fonctionnement favorise l’avènement d’entrepreneurs du religieux qui promeuvent leurs produits en tension avec la régulation locale des théologiens : cette offre peut se soucier davantage de ce qui rencontre du « succès » auprès des fidèles, et se profiler du côté du bien-être individuel ; mais elle peut aussi s’intéresser à la transformation de la société selon un modèle correspondant davantage à un idéal religieux. Ce second geste est particulièrement prégnant dans le créationnisme militant dont la critique vise tout autant les scientifiques profanes que les théologiens jugés trop accommodants et les responsables politiques moralement corrompus (Gonzalez, 2012 ; Gonzalez & Stavo-Debauge, 2012, 2015).

Politiques religieuses

5Ce projet de « transformation » de la société n’est pas dépourvu d’ambiguïtés, ni de tentations. S’il peut revêtir une dimension caritative ou humanitaire, il est susceptible de se muer en un combat contre la sécularisation, une lutte qui tente de sécuriser « l’héritage chrétien » de la nation (Gonzalez, 2008 a, 2008 b, 2013). J’ai ainsi documenté comment, en Suisse et aux USA, certaines figures de proue de l’évangélisme ont pris appui sur l’élan évangélisateur des fidèles pour convertir ces derniers en des activistes politiques (Gonzalez, 2014 a, 2014 e). Ce passage d’un registre à l’autre, en particulier lorsqu’il s’agit de défendre des causes conservatrices, met à mal le pluralisme des institutions démocratiques et reconduit des discriminations à l’encontre des minorités, tels les musulmans ou les homosexuels (Gonzalez, 2015 a, 2015 b), ce qui pose la question des conditions auxquelles les contenus et les acteurs religieux peuvent prétendre peser sur le débat public (Stavo-Debauge, Gonzalez & Frega, 2015 ; Gonzalez & Kaufmann, 2016).

Bibliographie

Acklin Muji Dunya, Bovet Alain, Gonzalez Philippe et Terzi Cédric, « De la sociologie à l’analyse de discours, et retour. En hommage à Jean Widmer », Réseaux, n° 144, 2007, p. 267-277.

Certeau Michel de, « Le croyable, ou l’institution du croire », Semiotica, n° 54(1-2), 1985, p. 251-266.

Certeau Michel de, La possession de Loudun, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », [1970] 2005, 478 p.

Claverie Élisabeth, Les guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2003, 452 p.

Gonzalez Philippe, « L’institution du divin et du collectif ou les politiques du réel de la prédication évangélique », Études de Communication, n° 29, 2006, p. 53-67.

Gonzalez Philippe, « Reclaiming the (Swiss) nation for God : the politics of charismatic prophecy », Etnográfica, (2), 2008 (a), p. 425-445.

Gonzalez Philippe, « Lutter contre l’emprise démoniaque. Les politiques du combat spirituel évangélique », Terrain, n° 50, 2008 (b), p. 44-61.

Gonzalez Philippe, Voix des textes, voies des corps. Une sociologie du protestantisme évangélique, thèse de doctorat en sociologie de l’Université de Fribourg et de l’École des hautes études en sciences sociales, 2009, 522 p.

Gonzalez Philippe, « Quand la théologie fait controverse. Les régulations communautaires et sociétales du religieux mises à l’épreuve », in Gonzalez P. et Monnot C., Le religieux entre science et cité. Penser avec Pierre Gisel, Genève, Labor et Fides, coll. « Religions en perspective », 2012, p. 115-135.

Gonzalez Philippe, « Défaire le démon, refaire la nation. Le combat spirituel évangélique entre science, religion et politique », in Zeebroek R., Anges et démons. Actes du colloque de Bastogne, Bruxelles, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2013, p. 70-100.

Gonzalez Philippe, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Genève, Labor et Fides, 2014 (a), 464 p.

Gonzalez Philippe, « Prière pour la Suisse : ce qui fait marcher, ou le religieux entre force et violence », in Lambert F. (dir.), Prières et propagandes : études sur les arènes publiques, Paris, Hermann, 2014 (b), p. 155-185.

Gonzalez Philippe, « Confier en Dieu, se confier aux hommes. Sur les médiations sociales de l’expérience religieuse », in De Reyff S., Viegnes M. et Rime J., Risquer la confiance, Neuchâtel, Alphil, 2014 (c), p. 77-105.

Gonzalez Philippe, « Changer les cœurs, gagner les nations : la conversion dans l’évangélisme », Esprit, n° 5, mai 2014 (d), p. 54-64.

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Gonzalez Philippe et Kaufmann Laurence, « La caricature sans blasphème ? Sémantique et pragmatiques du Prophète en Une de Charlie Hebdo », Communication & langages, n° 187, 2016, p. 47-68.

Gonzalez Philippe et Stavo-Debauge Joan, « Politiser les évangéliques par le “mandat culturel” : sources, usages et effets de la théologie politique de la droite chrétienne américaine », in Ehrenfreund J. et Gisel P., Religieux, société civile, politique, Lausanne, Antipodes, 2012, p. 241-276.

Gonzalez Philippe et Stavo-Debauge Joan, « “Dominez la terre !” Le créationnisme, du fondamentalisme à la désécularisation », Archives de sciences sociales des religions, n° 169, 2015, p. 351-376.

Monnot Christophe et Gonzalez Philippe, « Témoigner avant et après sa guérison. Ce que le témoignage fait à la communauté », Ethnologies, n° 33(1), 2012, p. 95-116.

Stavo-Debauge Joan, Gonzalez Philippe et Frega Roberto (éds.), Quel âge post-séculier ? Religions, démocraties, sciences, Paris, Éditions de l’EHESS, 2015, 407 p.

Widmer Jean, Discours et cognition sociale. Une approche sociologique, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2010, 297 p.

Pour citer ce document

Philippe Gonzalez, «De l’expérience religieuse des évangéliques a la place des religions dans l’espace public», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, DOSSIER,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=465.

Quelques mots à propos de : Philippe Gonzalez

Université de Lausanne, Institut des sciences sociales. Courriel : philippe.gonzalez@unil.ch