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DOSSIER
L’Église protestante, média invisible et église-nation d’une minorité
Le cas des Saxons de Transylvanie
Table des matières
Texte intégral
1Le sujet de la communication spécifique effectuée par le religieux s’est imposé dans une recherche où il n’était pas attendu. Ma thèse de doctorat, soutenue en décembre 2013 à l’université Paris 2 Panthéon-Assas sous la direction de Fabrice d’Almeida, s’est donné initialement pour objectif de comprendre mieux la formation et les mutations d’identités collectives, en prenant comme cas d’étude une minorité allemande de Roumanie. Les Saxons de Transylvanie vivent sur un territoire multiculturel partagé avec des Roumains, des Hongrois, des Roms, des Juifs, etc. Ils sont étudiés sur le temps long : de l’arrivée des premiers colons au XIIe siècle, à leur émigration collective en Allemagne en 1990, et au temps présent pour ceux qui sont restés. Intitulée La Nation entre les lignes. Médias invisibles, discours implicites et invention de tradition chez les Saxons de Transylvanie, la thèse s’intéresse à la partie la moins étudiée de la création identitaire, qui est la phase communicationnelle. Certes, les traditions s’inventent (Hobsbawm, 2006) et les communautés s’imaginent (Anderson, 2002), mais que se passe-t-il après, comment l’invention est-elle transmise et intériorisée, transformée en identité collective pour des millions de personnes ? Pour évaluer la réception des modèles politiques, un premier corpus d’entretiens fut constitué, démarche ethnographique au cours de laquelle des Saxons furent interrogés sur les supports réels et symboliques de leur identité collective. Les résultats furent au premier abord incompréhensibles : un club de montagne, un musée d’art européen avec très peu d’objets saxons, une litanie standardisée sur 850 ans d’histoire, des histoires de familles, et enfin, dans tous les entretiens, l’Église protestante C. A. (de la confession d’Augsbourg, ou luthérienne). Comment une confession pouvait-elle être le support le plus cité du sentiment d’appartenance des Saxons, c’est-à-dire d’une identité nationale ? Cette réponse, comme les autres, finit par se révéler profondément signifiante, mais entre les lignes. Toutes correspondent à des inventions de tradition qui, par nature, ne s’avouent pas comme telles.
Message implicite et média invisible
2Le comprendre imposa de clarifier le concept séduisant mais flou d’invention de tradition, en distinguant invention, transmission par un média au sens large (D’Almeida, Delporte, 2003 ; Assmann, 2010), et transformation de l’invention en tradition, ou, en d’autres mots, du présent en passé. L’hypothèse est que, pour y parvenir, le plus important n’est pas dit : le message est implicite, et le média est invisible en tant que tel. L’implicite (Kerbrat-Orecchioni, 1988 ; Douglas, 2003) permet une naturalisation qui s’adresse en partie à l’inconscient et garantit l’intangibilité de la nation. Il permet aussi que les nouveaux schémas ne rentrent pas en conflit avec les habitudes du passé, et qu’une identité collective puisse, sans affrontements majeurs, être généralisée aux dépens des autres cultures présentes sur le territoire.
3Le cadre épistémologique s’appuie sur la théorie du politologue américain Karl W. Deutsch (1966) : un peuple est une communauté de communication, qui échange plus intensivement vers l’intérieur que vers l’extérieur. Deutsch a sans doute élaboré la meilleure définition de la multiculturalité, celle de communautés échangeant entre elles beaucoup plus qu’avec la société qui les englobe, et maintenant ainsi pendant des siècles les frontières invisibles qui les séparent. Les identités collectives sont donc définies, dans la lignée de Deutsch, comme des modèles de culture et communication ; elles sont, selon les époques, multiculturelles, monoculturelles, inter- ou transculturelles. Cette théorie est développée par la notion de médiation culturelle (Dufrêne, Gellereau, 2004 ; Lamizet, 1999) définie comme une dialectique entre le singulier et le collectif (Lamizet, 2002), comme la diffusion de messages qui sont modifiés par une réception participante et créative, et qui en retour modifient l’émetteur et les récepteurs. C’est dans cette interaction que se créent les identités collectives, dans ce processus qui change tous les éléments pour les faire converger les uns vers les autres.
4La méthodologie transdisciplinaire est élaborée en fonction des objets de statut très différent apparus dans les entretiens. Pour l’Église protestante, les objets du corpus s’échelonnent essentiellement du XIXe au XXIe siècle ; certains, plus anciens, remontent au XVIe siècle. Ce sont des prédications, la presse professionnelle des pasteurs, des ouvrages théologiques et le cas échéant leur version vulgarisée pour la population saxonne, le site internet de l’Église de la confession d’Augsbourg de Roumanie (http://www.evang.ro/) en allemand et en roumain, les émissions de télévision destinées à la minorité allemande, souvent sur des sujets religieux, et enfin des objets artistiques et cultuels. Ils sont envisagés par l’analyse du discours et la sémiotique de l’image, au terme d’un travail historique mené sur archives et d’une enquête ethnographique adoptant la posture de l’observation participante.
5Les résultats sont concordants : l’Église, à différentes époques de son histoire, permet en réalité des inventions de tradition successives qui, toutes, ont pour fonction d’infléchir ou de réinventer l’espace public saxon. En d’autres termes, elle est ouvertement un espace de communication religieuse, et implicitement un espace de communication politique, ce qui fait d’elle un média invisible de l’identité nationale saxonne.
La Bible et le retable, médias de masse de la Réforme
6La première étape est celle de la Réforme. En réalité, les religions furent des médias bien visibles des identités collectives pendant toute la phase pré-moderne (Giesen, 1991) : avant l’époque nationale, elles déterminaient largement les appartenances. Cela se voit particulièrement en Transylvanie, où, après une première phase d’introduction indifférenciée des idées réformées, les confessions se spécialisèrent au XVIe siècle en fonction des cultures : les Saxons devinrent luthériens, les Hongrois calvinistes ou catholiques, les Roumains demeurèrent orthodoxes. Cela revenait à superposer exactement les cercles de la nation, de l’ethnie et de la confession (l’ethnie étant définie de façon communicationnelle par la langue et la culture, et la nation juridiquement). La religion est ici chargée d’affirmer les contours des groupes, à la fois pour les renforcer et pour limiter les risques de guerre entre eux. Peu de spirituel dans tout cela.
7La question des moyens de communication utilisés par l’institution ecclésiale est abordée par Benedict Anderson. Avec la Bible en langue vernaculaire, Luther serait le premier auteur de best-sellers de l’histoire, et l’essor de l’imprimé est à l’origine de ce qu’Anderson appelle une « communauté sacrée imaginée » (Anderson, 2002, p. 51-52). Il oublie cependant que l’écrasante majorité ne savait pas lire. Dans cette mesure, le média de masse de l’époque est aussi le retable. Celui qui figure sur la couverture de la thèse est également, en quelque sorte, le symbole de cette théorie des identités par l’implicite. On y voit une crucifixion, et sur la croix les mains gracieuses d’une femme par ailleurs invisibilisée sous un cartouche bleu foncé, de part et d’autre du montant de bois. Marie-Madeleine, lors de la Réforme, fut recouverte par un verset pour illustrer la consigne de Luther : Solus Christus, sola scriptura, le chrétien ne s’adresse plus à Dieu que par le Christ et par la Bible. L’intermédiaire des saints – les premiers médiateurs institutionnels de notre ère – est désormais interdit. Pour les fidèles analphabètes, ce message fut transmis en recouvrant la sainte par un verset de la Bible ; une restauration au XXe siècle fit réapparaître le seul élément qui restait, ses mains sur la croix, en une saisissante métaphore de l’implicite, qui avance à visage caché. Les confessions, historiquement, se spécifièrent donc également dans leur rapport au média image (Douyère, 2014). Centrale chez les orthodoxes avec l’icône, elle est volubile dans la Contre-Réforme, rare et parfois maquillée chez les luthériens, et enfin bannie ou détruite chez les calvinistes, protestants les plus stricts.
Communication cryptopolitique par l’Église-nation
8La deuxième étape est le XIXe siècle, arrivée de la modernité en Transylvanie, qui priva les Saxons de leurs privilèges médiévaux et de leur organe politique, une assemblée détenant le tiers des voix dans la diète transylvaine. La dissolution de leur assemblée signifiait aussi la perte de leur espace public. La recherche permit de comprendre qu’entre les lignes, c’est l’Église luthérienne qui avait récupéré le rôle politique désormais perdu et ainsi réinventé implicitement un espace public ; c’est la raison pour laquelle elle revenait si souvent dans les entretiens comme facteur identitaire. C’est ainsi qu’elle s’était transformée, au XIXe siècle, en média invisible et en substitut non avoué de l’État. Pour désigner ce phénomène, j’ai formé le néologisme d’Église-nation, qui se substitue aux États-nations pour les cultures ne se reconnaissant pas dans celle d’un État. Il s’agit donc d’une communication crypto-politique.
9D’autre part, une étude lexicale plurilingue a permis de mettre en évidence le rôle de la langue dans les définitions identitaires antagonistes. L’invention de tradition par le sacré s’appuie en effet sur une notion omniprésente : la tolérance est mise en avant par chaque nationalité comme sa caractéristique spécifique. Si ces versions incompatibles peuvent coexister, c’est parce qu’elles utilisent des définitions différentes du mot tolérance, qui sont soigneusement laissées dans l’implicite et ne se heurtent donc pas frontalement.
Religions et espace public aujourd’hui
10Depuis 1990, l’Église connaît des mutations communicationnelles radicales : elle n’est plus équivalente à la culture saxonne depuis l’émigration massive et est devenue multiculturelle, voire transculturelle, ce qui se traduit notamment par certains cultes bilingues et une communication institutionnelle soigneusement adaptée sur le plan du message et des canaux de communication, qui ne sont plus internes à la minorité allemande. Le résultat de cette démarche est que chaque dimanche, cent à deux cents personnes vont au culte en allemand à Hermannstadt-Sibiu, une ville de 155 000 habitants avec moins de 2 % de germanophones. L’évêque m’indiqua qu’il n’avait aucune idée du pourcentage de ceux qui y vont pour des raisons spirituelles (les autres étant là pour des raisons culturelles). L’Église-nation demeure donc vivante, mais avec une vision désormais ouverte de l’identité allemande de Roumanie. Un de ses symboles est le président de la République. Dans un pays majoritairement orthodoxe, Klaus Johannis est un Saxon luthérien, et sa femme est gréco-catholique, une branche du catholicisme avec des rites proches de l’orthodoxie. Selon la tradition en Europe centrale et orientale, ils apparaissent dans les médias dans les offices religieux de leur confession respective, où, comme la plupart des couples dits mixtes, ils vont ensemble en alternance. Quant aux Saxons désormais en Allemagne, ils se reconnaissent pour la plupart dans une chancelière fille de pasteur et un président de la République qui l’est lui-même, et qui sont, eux aussi, nés de l’autre côté du Mur. La valeur donnée à la religion dans la société est sans doute globalement différente dans les pays où elle fut interdite ou réprimée, et où les prises de position éthiques des confessions sont peut-être plus attendues dans les débats médiatisés de l’espace public.
11Parmi les perspectives, le concept d’Église-nation jette une lumière peut-être utile pour comprendre certains phénomènes contemporains, et notamment le rôle politique de la religion pour des minorités ou des groupes qui ne se reconnaissent pas culturellement dans l’État. Les « cultures-non-nation » disposent souvent d’une Église-nation, ou plus largement d’une religion-nation. À trop vouloir les considérer dans leur explicite religieux, on risque de ne pas voir leur implicite politique et communicationnel, qui est peut-être, dans certains cas, le plus important.
Bibliographie
D’Almeida Fabrice et Delporte Christian, Histoire des médias en France : De la Grande Guerre à nos jours, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2003, 434 p.
Anderson Benedict, L’Imaginaire national, réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme [1983], traduit de l’anglais par P.-E. Dauzat, Paris, La Découverte, 2002, 214 p.
Assmann Jan, La Mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, traduit de l’allemand par Diane Meur, Paris, Aubier, 2010, 372 p.
Deutsch Karl W., Nationalism and Social Communication. An Inquiry into the Foundations of Nationality [1953], Cambridge, Massachusetts, the MIT Press, 1966, 292 p.
Douglas Mary, Implicit Meanings : Selected Essays in Anthropology, London and New York, Routledge, 2003, 322 p.
Douyère David, « L’image de piété chrétienne, objet-support de la croyance ? Communiquer la foi par l’image, de l’imprimé au numérique », Recherches en communication, n° 38, 2014, p. 29-46.
Dufrêne Bernadette et Gellereau Michèle, « La médiation culturelle, enjeux professionnels et politiques », Hermès, n° 38, 2004, p. 199-206.
Giesen Bernhard (éd.), Nationale und kulturelle Identität. Studien zur Entwicklung des kollektiven Bewusstseins in der Neuzeit, Francfort, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, 1991, 578 p.
Hobsbawm Eric et Ranger Terence (éd.), L’Invention de la tradition [1983], traduit de l’anglais par Christine Vivier, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, 381 p.
Kerbrat-Orecchioni Catherine, L’Implicite [1986], Paris, Armand Colin, 1998, 404 p.
Lamizet Bernard, Politique et Identité, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2002, 350 p.
Lamizet Bernard, La Médiation culturelle, Paris, L’Harmattan, coll. « Communication et civilisation », 1999, 447 p.
Roth Catherine, La Nation entre les lignes. Médias invisibles, discours implicites et invention de tradition chez les Saxons de Transylvanie, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, sous la direction de Fabrice d’Almeida, soutenue à Paris le 4 décembre 2013, 842 pages, à paraître en français, allemand et roumain.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Catherine Roth
Cresat, université de Haute-Alsace. Courriel : cath.roth@free.fr