MONDE PROFESSIONNEL, FORMATION
Les cinq besoins de la société auxquels répond la communication
Table des matières
Texte intégral
1Le partenariat noué entre la Société française des sciences de l’information et de la communication et Communication & Entreprise s’est concrétisé par un premier événement. Le jeudi 10 septembre 2015, les deux associations ont en effet organisé une Académie scientifique dont le principe de base de leur collaboration est de développer des plateformes de dialogue entre chercheurs et praticiens de la communication. Ce sont donc cinq conférences en duo composées d’un chercheur en sciences de l’information et de la communication et d’un praticien de la communication qui sont venus débattre et exposer leur point de vue autour d’une thématique imposée qui cette année portait sur Communication et Sociétés. La problématique générale proposée aux intervenants était d’interroger la capacité des communicants et donc de la communication à être utile pour la société et de comprendre à quels besoins la communication pouvait répondre. Nous vous proposons ici une synthèse des débats.
2Cinq besoins avaient été au préalable dégagés par le Comité Communication responsable de Communication & Entreprise, à l’origine de cette thématique et portés chacun par un duo.
3Pour introduire les débats, Bruno Chaudet, co-pilote du comité scientifique, met en perspective cette problématique des besoins avec la sociologie fonctionnaliste des médias. En effet, chercher à quel besoin répond la communication signifie chercher à quelle fonction répond la communication. Un léger détour par Lasswell s’avère donc nécessaire. Sociologue américain, Lasswell propose ainsi en 1948 une vision instrumentale de la communication, autrement dit une vision fonctionnaliste selon laquelle la communication remplit des fonctions et répond à des besoins. Il est alors intéressant d’observer les écarts entre les besoins identifiés en 1948 et ceux qui ont été identifiés en 2015. Soixante-sept ans plus tard, alors que notre environnement social et technique a totalement changé, que reste-t-il des besoins auxquels la communication pourrait répondre ?
4Lasswell prétend ainsi que le processus de communication remplit trois fonctions principales dans la société. La première fonction est celle qui correspond à la surveillance de l’environnement ; alors que la seconde fonction est la mise en relation des composantes de la société pour produire une réponse à l’environnement. Ces deux premiers besoins se rejoignent dans le besoin d’information et d’aide à la décision développé par Sylvie Parrini-Alemanno et Hugues Le Bret. La troisième fonction est celle de la transmission de l’héritage social, qui rejoint le besoin de transmission des savoirs et de la culture développé par Stéphanie Magnier et Daniel Raichvarg.
5Deux autres sociologues, Paul Lazarsfled et Robert Merton, ajoutèrent une quatrième fonction : l’entertainment ou le divertissement, qui par contre a totalement disparu des besoins ici proposés.
6Le comité Communication responsable et les intervenants nous proposent donc trois nouveaux besoins qui seraient assouvis par la communication : le besoin de mieux vivre ensemble, le besoin de développement économique et le besoin d’optimisme et de vision d’avenir. Ces nouveaux besoins supposeraient donc qu’aujourd’hui, plus qu’hier, les problèmes portent sur des questions de communauté, de faire société, ou de vivre ensemble ? Le besoin d’optimisme en l’avenir pointe la question de la crise de la croissance, c’est-à-dire cette croyance en un avenir meilleur qui serait porté par le progrès technique depuis la révolution industrielle et dont on voit bien les limites aujourd’hui dans la perte de confiance dans l’avenir.
7En plus de la fonction de divertissement, Lazarsfled et Merton apportent aussi une autre nouveauté à la sociologie fonctionnaliste en expliquant que les médias n’ont pas forcément des effets positifs : les médias et la communication, peuvent aussi apporter des dysfonctionnements.
8Ce point de vue intéressant permet de prendre le contre-pied de l’idée selon laquelle la communication répondrait à des besoins. La communication peut aussi atrophier des besoins ou en créer. Dans le fond penser que les besoins préexisteraient à la communication peut être remis en question. Nous pourrions avancer l’idée selon laquelle les besoins émergent des processus de communication. Et l’une des questions qu’il faudrait alors se poser serait de considérer plutôt en quoi les processus de communication que nous observons, et auxquels nous participons, ne permettent pas de prendre des décisions, ou ne permettent pas de transmettre du savoir et de la culture.
9Cette posture, qui prend le contre-pied d’une communication qui répondrait à des besoins rejoint finalement le renouvellement de la sociologie fonctionnaliste des médias qui va s’opérer à travers une nouvelle approche qui sera développée dans deux études : The People’s Choice de Lazarsfeld en 1944 et Personal influence : the part played by people in the flow of mass communication de Katz et Lazarsfeld en 1955. Les auteurs nous proposent dans ces deux études de nous attacher à l’importance du groupe primaire. Les chercheurs posent alors la question suivante : qu’est-ce que les gens font des médias ? Qu’est-ce qu’ils font aux médias ? Il ne s’agit plus de savoir à quelle fonction ou à quel besoin répond la communication, mais de savoir comment les individus détournent, bricolent, braconnent les informations qui leur sont diffusées en fonction de leur ancrage social-historique. Sous cet aspect, les besoins ne sont plus généraux mais dépendent des intérêts, des pratiques, des désirs de chaque groupe social très particulier, de chaque public. En quelque sorte, il n’y a plus de besoin avant l’étude des processus de communication et de la manière dont des groupes d’individus s’investissent dans ces processus.
10Et c’est précisément ce que les présentations qui nous ont été proposées ont réussi à faire : incarner ces besoins dans des études concrètes, historiquement et socialement situées.
11La communication répond au besoin de mieux vivre ensemble, présentée par Valérie Lépine, enseignant-chercheur à l’université de Grenoble, secrétaire général de la SFSIC et Thierry Troadec, responsable design et management des espaces au Crédit Agricole Immobilier.
12En projetant des photos d’actualité de migrants, d’agriculteurs, de centrales nucléaires... Valérie Lépine a d’abord évoqué l’ampleur des défis à relever au quotidien pour « vivre ensemble » mais aussi l’importance des émotions, elles seules sont capables de nous mobiliser lorsque parfois notre modernité rationnelle n’y parvient plus. Elle s’est ensuite concentrée sur le « mieux vivre ensemble » au sein des entreprises. Qu’en est-il aujourd’hui ? Il se dégrade, de nombreuses études le confirment. Sur 16 pays, la France figure aux derniers rangs sur des items tels que le plaisir à travailler ensemble ou la satisfaction dans la relation avec son supérieur hiérarchique. Aux Etats-Unis, être « amical » freine les carrières professionnelles. L’avenir s’annonce-t-il meilleur ? Rien n’est moins sûr : 61 % des jeunes Français sont prêts à se révolter tandis que les salariés de moins de 30 ans jugent de plus en plus l’entreprise comme un « gagne pain » et de moins en moins comme un espace où se noue et s’épanouissent les contacts humains. Dans le contexte de défiance à l’égard de toutes les institutions et modes de gouvernance qui caractérise tout particulièrement les Français, cette dégradation inquiétante du « mieux vivre au travail » induit des constats sévères : manque d’écoute, de considération et de reconnaissance, communication interne assimilée à de la propagande, insatisfaction à l’égard du management, confiance érodée des managers à l’égard des dirigeants et des orientations stratégiques. Des travaux menés depuis plus de 20 ans situent à la fin des trente glorieuses l’érosion du sentiment de satisfaction et d’implication des salariés ainsi que les constats sévères à l’égard du rôle de la communication. Des recherches sur la communication organisationnelle montrent également la puissance structurante et la capacité « organisante » de la communication. Par nos contenus informatifs, nous faisons de l’ingénierie du consentement, de l’ingénierie symbolique, relationnelle, informationnelle, territoriale. Autrement dit la communication crée les conditions d’acceptation d’une autorité, donne du sens, permet d’entrer en liens, fait de l’organisation... positivement.... ou de manière délétère. Au moment où il est question de crise du management traditionnel, de rejet à l’égard des communications faites pour construire des images auxquelles plus personne ne croit, comment peut-on ré-envisager le rôle et les modalités de la communication comme condition de l’engagement collectif, du travail collaboratif, de la co-construction de significations et de buts partagés ?
13Pour Valérie Lépine, la réponse passe par la collaboration. Elle invite la communication à ne plus s’appuyer sur des outils et des dispositifs managériaux mais sur le partage et l’engagement, à faire le pari de la confiance, à reconnaitre l’autre dans son travail, son métier et ses valeurs. La communication doit être réinventée en développant du « faire ensemble » et en réintroduisant sa dimension «incarnée» et «affective». C’est en (re)trouvant le sens du dialogue, de l’écoute, en (re)créant des moments d’échange physiques, non médiés par les technologies mais aussi en utilisant la communication non verbale, l’improvisation ou les registres sensoriels et les formes intuitives de l’ajustement à l’environnement humain, matériel et organisationnel que les entreprises pourront renouveler leurs modèles managériaux, (ré)instaurer les conditions d’une relation à l’autre et au collectif, imaginer et faire l’expérience d’un « faire ensemble autrement ».
14Le projet Evergreen présenté par Thierry Troadec a illustré comment la communication peut accompagner et contribuer au «mieux vivre ensemble» dans l’entreprise en orchestrant l’écoute, en stimulant la collaboration tout en créant de l’attractivité. Le projet Evergreen ? A l’occasion de l’installation du siège du Groupe Crédit Agricole et toutes ses filiales sur un même site à Montrouge, la Banque a cherché à réinventer son projet et à améliorer son image, tout en s’intégrant dans son environnement, avec des ambitions managériales (regrouper tous les métiers pour collaborer différemment et changer les modes de travail), humaines (améliorer les conditions de travail, attirer et fidéliser les jeunes et les talents), économiques. Afin que le terme « campus » et le projet d’entreprise deviennent une réalité, trois composantes incontournables – humaine, spatiale et technologique – devaient être prises en compte. Elles ont été traitées en parallèle. 8 000 collaborateurs ont d’abord été interrogés sur leurs souhaits en termes de locaux et de services associés, mais aussi sur les problématiques managériales et 450 collaborateurs volontaires ont co-construit tout le projet en repensant flux, lieux communs et privatifs, formes d’aménagements, outils technologiques, services et animations. Oser écouter est un moyen de trouver des vecteurs et permet d’embarquer les équipes.
15La communication répond au besoin de développement économique, par Fabien Bonnet, enseignant chercheur à l’université de Haute-Alsace et Olivier Beaunay, directeur de la communication de la CCI Paris Ile-de-France.
16Olivier Beaunay a pris le parti d’éclairer le sujet sous un angle entrepreneurial en étudiant les liens entre évolutions sociétales et nouveaux modèles d’entrepreneuriat, puis leurs conséquences sur les formes de communication.
17Le chômage massif et durable (5,4 millions de chômeurs fin juin 2015), ainsi que la précarisation (CDD : env. 85 % des embauches) ont induit des comportements d’adaptation et fait émerger des besoins d’autonomie, d’innovation et d’épanouissement. Plutôt que de subir, les jeunes générations notamment aspirent à une activité choisie. Créant une ligne de fracture culturelle profonde, ils privilégient les petites structures : les TPE/PME au détriment des grands groupes et l’entreprenariat : on compte environ 1 million d’auto-entrepreneurs à mi-2015 (avec des revenus inférieurs au SMIC pour 90 % d’entre eux). Près de 40 % des Français ont envie d’entreprendre (61 % des jeunes Français de 18 à 34 ans / 37 % des 35-54 ans). Trois évolutions majeures facilitent cette évolution : la transformation numérique, la création du statut d’auto-entrepreneurs, l’abondance d’information et d’aides. Elles encouragent un entrepreneuriat « conquérant » inscrit dans la tendance analysée par Porter & Kramer (Harvard Business School) de la « shared value ». Il fait bouger les lignes traditionnelles entre le secteur marchand en investissant le secteur public et le secteur parapublic ou associatif (ESS / économie collaborative).
18Ces nouvelles pratiques entrepreneuriales et réponses au besoin de développement économique s’accompagnent de formes de communication profondément renouvelées, identifiables à partir de quelques pratiques emblématiques (co-working, incubateurs, MOOC’s...). Elles se caractérisent par : l’horizontalité des relations (communication poreuse et non pyramidale), la communauté de projet (il y a une psychologie de l’entrepreneur), l’importance de l’engagement (entreprendre est un acte de rébellion), l’apprentissage en continu, le décloisonnement généralisé et la démocratisation des expertises. Ainsi, le développement de l’entrepreneuriat est une mutation culturelle fondamentale dans le développement économique de notre pays au cours des dix dernières années. Il recouvre des situations et des projets très différents (« malins » ou « contraints », « hyper » ou « anti » libéral), et participe à l’éclatement du fait national et à la perte d’un sens commun plus large.
19L’économie et la culture l’emporte sur le politique comme sources d’innovations et l’entrepreneuriat constitue un vecteur puissant d’évolution des formes de la communication contemporaine.
20Fabien Bonnet, quant à lui, a analysé l’impact de ces évolutions sociétales sur les métiers de la communication et du marketing. Des stratégies de communication deviennent des stratégies de relation « client». Interactives, elles lui délèguent une part de communication, lui proposant une « expérience » plutôt qu’une « transaction » et de multiples canaux. L’importance des canaux numériques, le développement de la veille (nombre de « like », de « retweet ») impactent l’activité des communicants, évalués au jour le jour plutôt que sur le long terme. Le statut des communicants / marketeurs a également évolué : ils jouent un rôle d’orchestrateurs, de médiateur vis-à-vis de l’externe, mais aussi au sein même des organisations. Dans ce contexte, la communication peut être stratégique en construisant le « sens » partagé. On constate néanmoins que des organisations sont peu compatibles avec ce rôle : là où les chargés de communication sont absents des comités de direction, accaparés par la production multimédia en flux tendus ou quand le recours à des consultants externes est massif. Le métier de communicant cherche son équilibre et son positionnement entre stratégie et production.
21La communication répond au besoin d’information et d’aide à la décision, par Sylvie Parrini Alemanno, animatrice scientifique du groupe Org&Co, enseignant chercheur à l’université de Nice Sophia Antipolis et Hugues Le Bret, ex-directeur de la communication de la Société générale, PDG du groupe Boursorama, entrepreneur.
22Selon Sylvie Parinni Alemanno, il y a un management de l’information qui induit la décision. Les organisations mettent en place – selon leurs moyens – des systèmes d’information organisationnel (SIO) : ensemble de moyens organisationnels, humains et techniques. Ils stockent, trient et diffusent les informations afin que leurs membres puissent s’en servir. Lorsqu’elles sont générales et spécialisées, mises en interaction les unes avec les autres, pertinentes et compréhensibles, elles sont utiles et permettent d’affiner la décision et à chacun d’atteindre les objectifs fixés par l’organisation. De nombreuses théories de la décision qui se sont développées après la seconde guerre mondiale ont débouché sur des modélisations sans intégrer l’aspect communication. Les recherches complémentaires sur ce point, elles, confirment qu’aucune décision ne se prend efficacement sans une distribution adaptée d’information, et qu’elle relève d’une intelligence collective, de l’intuition, de l’action et d’une rationalité limitée (on décide avec ce qu’on a, sans vouloir faire parfait). Selon cette théorie de March et Simon, la plupart des décideurs suivent des règles préétablies et leur action consiste en général plus à identifier quelle règle doit s’appliquer en fonction du contexte et de ce qu’ils perçoivent de la situation plutôt que de chercher une impossible ou coûteuse optimisation.
23C’est la bonne distribution et le partage de l’information au sein d’une dynamique d’intelligence collective qui fait naître la décision créative et permet de dépasser l’imparfaite rationalité limitée.
24Sylvie Parinni Alemanno a conclu sur l’impact du capital humain sur la décision. Les recherches montrent que la créativité collective n’est pas la somme des créativités individuelles et soulignent l’intérêt d’une liberté d’expression organisée et du droit à l’erreur pour la stimuler.
25L’exemple du Compte-Nickel présenté a illustré comment la « lecture » de l’information peut engendrer la créativité.
26Avant de la présenter, Hugues Le Bret a rappelé que les communicants ne sont plus qu’une source parmi d’autres (fournisseurs, grand public..) d’information sur les entreprises ou les organisations qui les emploient, la source la moins et le plus crédible pour informer des cibles qui ont tous un besoin différent d’information.
27Face à une masse considérable d’informations disponible, la communication doit donner « le sens » – qui doit être noble – et créer « la relation » au moment où l’explosion des réseaux sociaux crée des écarts considérables. Elle doit également tenir compte d’un phénomène sociétal majeur : la défiance et la « décrédibilisation » de tous les repères.
28Partageant son expérience de la Société Générale, Hugues Le Bret note que la communication en cas de crise est contredite en permanence : il ne s’agit plus de distribuer l’information mais de convaincre que son avis a plus de valeur que l’avis adverse. Et il explique la démarche qu’il a mené à son arrivée : en comparant les informations émises par la Société générale/ à celles diffusées par ses parties prenantes et concurrents, il a constaté combien parler uniquement finance était réducteur. Pour lui, le premier travail pour faire son métier de communicant est de réfléchir aux attributs de la marque, de donner du sens à son activité, de définir les valeurs qui créent la différence et la préférence. Il faut ensuite « nourrir » le sens et la relation par l’information.
29En échos aux propos de Sylvie Parinni Alemanno, il a fait part de sa vision sur les SIO dans une grande organisation : pour disposer d’informations sur tous les sujets, il est important d’impliquer dans le processus de communication tous les managers et de leur fixer des objectifs. Le communicant doit fixer le discours de référence de l’entreprise.
30Pour être utile à l’entreprise, la communication doit toujours être sélective et toucher chaque cible de manière adaptée. Il est important notamment que tous les salariés, y compris à la base de la hiérarchie, connaissent les valeurs de leur entreprise. Le « co » de « communication » permet de créer une communauté et du dialogue. Cela implique de fixer des objectifs de rencontres avec des journalistes par exemple plutôt que des retombées presse, d’orchestrer une fluidité descendante, remontante et dialoguante avec tous les publics. Mais il faut également placer tous les collaborateurs dans un processus de « communication respirante », augmenter le temps de communication dans l’entreprise... obligent à repenser priorités et organisations.
31Un travail de fond colossal mais qui permet de gérer les crises et d’assurer la pérennité durable des entreprises.
32À travers le compte nickel, Hugues Le Bret a poursuivi sa démonstration. Dix-huit mois après son lancement, les objectifs étaient largement dépassés. Les clés de ce succès ? Un projet qui a du « sens », créé pour re-bancariser les interdits bancaires et qui met « en relation » via les buralistes, un mode de distribution de proximité. Avec des règles : un parcours client simple, une transparence totale, un service universel, sans budget de communication, mais en conjuguant réseaux sociaux, relations medias et mobilisation humaine sur le terrain.
33La communication répond au besoin de transmission des savoirs et de la culture, par Stéphanie Magnier, directrice de la communication à Ubisoft, et Daniel Raichvarg, enseignant -chercheur à l’université de Bourgogne, président de la SFSIC.
34Les savoirs – professionnels, populaires, artisans, scientifiques, technologiques ou... autres – sont en permanence convoqués de manières diverses et à des moments variés dans la vie des sociétés, de la Société. Daniel Raichvarg propose d’étudier la « transmission des savoirs ».
35S’intéresser uniquement à la transmission d’un émetteur vers un récepteur, serait contestable, car ce serait se contenter d’analyser la « dégradation » de ces savoirs entre « l’un » et « l’autre » et de juger si une telle dégradation sur la flèche de la transmission serait acceptable ou non. En adoptant une approche résolument communicationnelle, nous considérons que tout savoir est produit par de la communication et en même temps producteur de communication. Ce qui nous intéresse est de voir en quoi le savoir est communiquant plutôt que simplement transmis.
36À travers l’exemple d’un objet d’art qui n’est que communication et qui sans communication n’aurait pas pu exister : « La Nuit étoilée » peint par Van Gogh en 1889. Ce tableau, aujourd’hui l’un des plus chers au monde, répondait à une commande en vue de l’exposition universelle de 1889 : il s’agissait de « peindre le ciel », alors en pleine évolution grâce aux avancées scientifiques. Le lieu et les documents dont disposait Van Gogh le jour précis où il a peint ce tableau sont connus. Les étudier permet de réaliser l’écart entre la réalité et le tableau et à quel point le peintre a fait de la vulgarisation scientifique tout en communiquant du « sens » à travers son tableau.
37Van Gogh n’a pas peint le ciel comme l’aurait fait un esprit dérangé, il a transposé les photos d’étoiles et de spirales de galaxies récemment diffusées par les scientifiques de son temps auprès du grand public. Et il a ajouté un grand cyprès et une petite église, alors qu’ils ne figuraient ni dans le cahier des charges ni dans son champ de vision, pour nous dire que le ciel a un sens qui sera découvert, non pas grâce à Dieu, mais grâce aux hommes.
38Si la communication permet de transmettre des savoirs, à l’inverse les savoirs peuvent nous aider à communiquer et à créer du lien. Quand, par exemple, ils sont portés par des jeux vidéos et diffusent de manière ludique une culture ou des savoirs à l’échelle internationale. En témoigne, l’histoire du jeu « Soldat inconnu » conçu par UBISOFT et racontée par Stéphanie Magnier, directrice de la communication. Le pitch : un créatif de l’entreprise découvre des lettres de son grand-père et propose de créer un jeu vidéo sur la première guerre mondiale. Le jeu divertit le joueur, entraîné dans l’histoire fictive d’un soldat inconnu, tout en le plongeant dans la reconstitution la plus authentique possible de cette époque grâce à un travail de recherche documentaire approfondi. À différentes étapes du jeu, des fenêtres s’ouvrent sur des points historiques. Sorti en 1994, ce jeu a été reconnu comme vecteur de transmission de l’histoire, notamment auprès des jeunes générations : il a reçu le prix international « Ani award’s » et le prix « Historia ».
39Comme l’explique Stéphanie Magnier, en créant des mondes fictifs qui mettent en scène des parcours humains dans des environnements sociétaux au plus près de la réalité, UBISOFT fait découvrir, sous un prisme différent via un médium populaire, des cultures, des connaissances et des problématiques sociales ou contribue au devoir de mémoire.
40Chez UBISOFT, les savoirs à intégrer dans les jeux sont construits par de la communication via de nombreuses discussions. La communication, colonne vertébrale de l’entreprise, est en effet au cœur du dispositif à chaque étape : pour choisir les thèmes des futurs jeux et pour les construire, les équipes des 7 studios implantés dans le monde, échangent en permanence totalement librement via le réseau social interne. Enfin, une fois sortis, les jeux génèrent de nombreuses réactions entre consommateurs, qui à leur tour échangent mutuellement sur des forums leurs savoirs. De quoi stimuler et obliger les équipes internes à améliorer la qualité de leurs scénarios et de leur écriture.
41La communication répond au besoin d’optimisme et de vision d’avenir, par Sébastien Rouquette, enseignant-chercheur, Université Clermont Ferrand et Laurent de Cherisey, Fondateur de Reporters d’espoirs, directeur général de l’association Simon de Cyrène qui travaille sur la notion de partage, de vivre ensemble à travers la création et l’animation de maisons partagées.
42Sébastien Rouquette a souhaité traiter ce besoin sous l’angle du bien-être et du bonheur, en étudiant comment la communication de masse accompagne le droit au bonheur, le légitime et le représente. Le bonheur est l’objet de représentations culturellement diversifiées, socialement contradictoires et médiatiquement intéressées. Néanmoins, depuis la Seconde guerre mondiale en France, deux représentations concurrentes du bonheur ont principalement émergé, décrites par le chercheur Rémy Pawin. La première est associée à la réussite sociale. Cette vision traditionnelle fondée sur le travail et la fidélité, renvoyant à une jouissance différée, est facilement intégrable dans les entreprises.La seconde invite à l’épanouissement. Apparue après 68 et adoptée par les jeunes générations, elles invitent les individus à assumer leurs désirs et à savourer l’instant présent, ce qui n’est pas toujours conciliable avec la vie professionnelle de tous les jours. Comment la communication de masse s’est appropriée cette opposition ? La presse donne un écho à ces deux représentations : à travers des « unes » telles que « Les nouveaux codes de la réussites », elle donne les recettes d’un succès garanti ou invite à la lecture d’un dossier « Trouver son bonheur » prometteur d’épanouissement. La télévision, elle, s’est focalisée sur l’épanouissement, de manière biaisée en développant depuis les années 2000 des programmes de télécoaching. Par exemple, j’ai un problème d’éducation avec mes enfants ou de look... la télévision le solutionne. Et, outre la diffusion de programmes, elle se positionne comme intermédiaire indispensable à tout moment via des dispositifs de réseaux sociaux pendant et hors émission. La communication de masse a donc accompagné les deux représentations sociales circulant dans la société. Plongés dans ce bain médiatique qui fait du bonheur une injonction sociale et médiatique, les individus, eux, cherchent des réponses individuelles. Or leur vie personnelle et professionnelle est souvent en contradiction avec ces discours de bien-être. Les entreprises notamment n’ont en effet pas pour mission première de rendre heureux leurs salariés.
43Une étude a cherché à identifier comment des individus qui avaient traversé une crise dans leur parcours professionnel ont réussi à concilier de manière épanouissante vie professionnelle et vie personnelle. Résultat : ils n’ont pas attendu que leur entreprise leur apporte une réponse. Tous ont privilégié des solutions individuelles en se réorientant eux-mêmes, en apprenant à dire non, à être plus autonomes ou à faire des choix...
44En faisant du bonheur un droit, en proposant deux conceptions contradictoires de ce bonheur et en laissant les individus gérer tout seul ce conflit, notre société augmente les risques liés au développement de fragilités individuelles.
45Laurent de Cherisey a évoqué au travers de son parcours et ses choix individuels, trois problématiques de la communication.
46Il a d’abord lancé dans les années 90 une agence spécialisée dans la valorisation de la marque au sein du capital de l’entreprise et dans l’identification de ses sources, afin qu’elle communique avec tous ses publics en créant de la valeur et non pas en la dispersant.
47Il a ensuite exploré le lien entre communication et société mondialisée en constatant que l’océan quotidien de drames hyper médiatisés, dans lequel nous sommes immergés, impacte la capacité d’agir de l’être humain. Il a tendance à croire qu’il est utopique de pouvoir agir efficacement. Notre capacité d’action semble inversement proportionnelle à notre ouverture sur le monde. D’où la tentation d’un repli identitaire. Face à ce défi psychique majeur, Laurent de Cherisey et son épouse journaliste ont cherché à répondre à la question : Est-ce vrai ?
48Ils ont listé 21 défis pour le XXIe siècle, régulièrement à la « une » des 20 h, et sont allés à la recherche de celles et ceux qui les ont relevé au sein de leur communauté. Ils ont trouvé 21 entrepreneurs sociaux qui – comme le disait Marc Twain – « ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait ». En utilisant deux leviers : le rêve et la colère, chacun a innové en refusant la fatalité. Ils ont ouvert de grands chemins. En leur donnant accès à un savoir, la société de la communication leur a permis de devenir co-acteurs du changement. Ce travail sur l’émergence de l’entreprenariat social a débouché sur des livres dont « Passeurs d’espoir » et sur « Reporteurs d’espoirs », 8 h de documentaires présentés par France Télévision sous forme d’« info solution ». Autant de bonnes pratiques à essaimer et d’incitation à l’audace de la co-création, à l’origine des grandes innovations sociale de l’histoire de l’humanité.
49Confronté familialement au drame du handicap en cours de vie, Laurent de Cherisey a ensuite créé la Fondation « Simon de Cyrène » et présenté un film sur son activité. Cette Fondation lutte contre l’exclusion sociale, la disparition de perspectives et la solitude en créant des maisons à taille humaine où vivent ensemble des personnes handicapées et des personnes valides.
50À l’encontre de la tyrannie sociale de la normalité, de la réussite, de la performance et du mur Facebook où tout va bien, cette initiative illustre comment la communication – l’outil pour aller à la rencontre de l’autre – peut apporter le bonheur, quand elle est se met au service des plus fragiles et du vivre ensemble.
Conclusion
51En conclusion aux présentations et aux échanges de cette Académie scientifique, Thierry Libaert a invité les participants à revenir aux fondamentaux en questions/réflexions :
52Ces 5 besoins sont-ils tous de réels besoins ? Par exemple, le développement économique est-il un besoin ? Ou ne fait-on pas trop confiance à l’optimisme qui laisse croire que nous trouverons toujours une solution ?
53La communication est-elle légitime pour s’en occuper ? Dans les entreprises, la communication est chargée de trouver la solution à chaque fois qu’il y a un problème de structure ou de management. Ne faut-il pas dénoncer cette solution de facilité ?
54La communication est-elle efficace ? Avec quelles limites ? La meilleure communication de crise, par exemple, reste impuissante face à certaines problématiques.
55Dans l’excès, la communication n’est-elle pas parfois un obstacle pour répondre à ces besoins ? Le digital n’a-t-il pas des effets pervers sur l’atomisation sociale ? La surcharge informationnelle n’est-elle pas la conséquence de nos modes de communication ?
56Ce qui conduit à s’interroger sur la place de la communication dans la société. La considérer comme distincte de la société, comme le suggère le titre « Communication et sociétés », la relègue au rang d’instrument. Il faut faire attention à prôner la vision ambitieuse de la communication qui « institue » la société.
57La communication peut contribuer à répondre à ces 5 besoins, pour peu qu’elle retrouve ses fondamentaux. La question de fond n’est pas de communiquer « quelque chose », c’est de communiquer « avec ».
58La COP 21 illustre parfaitement la problématique entre l’information et la communication. L’information, dont nous disposons tous, n’a pas fait bouger les comportements. Car la communication a été résumée à la diffusion d’information, sa première étape. Alors que la communication en comporte trois : 1/ la connaissance (par l’information) 2/ l’acceptation 3/ la mise en œuvre.
59De son côté, Laurent Riéra a d’abord observé un mouvement paradoxal : pour retrouver de la crédibilité et une légitimité, les entreprises développent leur responsabilité sociétale et tendent vers le service ou le bien commun, qui étaient jusqu’à présent enjeux de la communication publique, tandis qu’à l’inverse le secteur public investit le marketing des services. De même, les élus locaux rejoignent les managers de proximité des entreprises, constatent la perte de confiance de leurs électeurs et de leurs salariés.
60Autres constats : la « ville » était désirable, protectrice et rassurante en opposition avec la «métropole», ouverte sur l’international. Ce schéma est aujourd’hui remis en cause. Aujourd’hui, le maire, élu sur un programme, ne peut plus le mettre en œuvre sans associer la population en permanence tout au long de son mandat.
61Instaurer un lien permanent entre les élus et la population est désormais au cœur des politiques publiques et de leurs politiques de communication. Avec deux défis : développer de nouveaux médias numériques pour pouvoir s’adresser à chacun de manière personnalisée et donner de la «chair» aux informations diffusées pour intéresser. Pour se rapprocher de plus en plus des citoyens et les associer aux démarches, il faut innover dans la démarche. Avant de les informer, il faut les embarquer sur le terrain et leur faire savoir que leur parole est prise en compte : en bref communiquer.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Bruno Chaudet
Rennes 2, PREFICS, Avec Communication & Entreprise. Courriel : Bruno.chaudet@univ-rennes2.fr