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ENQUÊTES, EXPÉRIENCES

Sofia Aslanidou

C’est la faute des médias

Article

Texte intégral

1Depuis quelques années le paysage médiatique a changé la vie quotidienne des gens. Le numérique a changé et a influencé la façon dont les anciens médias travaillaient, se comportaient et réagissaient à la société. Les utilisateurs du Web deviennent des producteurs d’informations. Les internautes échangent des messages, affichent des évaluations, postent des commentaires et des photos, « remixent » des musiques et des vidéos et peuvent les publier à l’échelle planétaire. Les « sites de réseaux sociaux » invitent leurs utilisateurs à se constituer un réseau social public de contacts (amis) et à y naviguer au moyen d’une série d’applications mises à disposition (inscription de commentaires sur les « murs » des amis, invitation à adhérer à des « causes », exportation et échange de liens, photos, vidéo, musique). Les utilisateurs « collectionnent » ainsi les contacts et constituent des groupes autour d’intérêts semblables, de hobbies partagés ou de passions communes. Ce nouveau paysage médiatique constitue des conditions différentes pour l’organisation, et le fonctionnement des médias traditionnels (presse, TV et radio). Les nouvelles structures numériques ont imposé aux médias traditionnels des enjeux économiques et culturels qui transforment l’idéologie et la conception de leur fonctionnement. Ils ont facilité une ouverture vers la société et un rapprochement du citoyen avec les médias. Dans cette perspective ils sont plus démocratiques. (Aslanidou, 2010) Les citoyens peuvent actuellement critiquer, vérifier, croiser plus facilement les informations qu’ils véhiculent. Cette ouverture a déclenché un nombre d’activités inconnues auparavant, qui fonctionnent au profit du citoyen et de la société. Pendant longtemps la relation aux médias n’était pas toujours idéal. Les médias étaient considérés souvent comme les « boucs émissaires » responsables de tous les malheurs de la société. Politiciens, éducateurs, parents et enseignants tournent leurs flèches vers les médias chaque fois qu’un événement néfaste touche la société. Depuis plus de 50 ans des chercheurs essayent de répondre à « ce que les médias font à la société » en essayant de décrire, d’analyser, d’étudier et de critiquer les effets des médias sur la société. (CineAction, 1992)

2Médias et violence, média et éducation, média et politique, média et consommation, médias et économie sont quelques pistes de recherche dans lesquelles se sont plongés les chercheurs dans l’histoire des médias.

3Quelle est la responsabilité sociale des médias ? Est-ce que les médias exercent un rôle politique dont l’objectif est le maintien de l’ordre social dominant ? Est-ce que les médias ont un effet négatif sur le comportement des jeunes et à quel niveau ? Voilà quelques questions qui reviennent chaque fois qu’un évènement bouleverse la paix sociale. « C’est la faute des médias » est souvent la réponse facile d’une partie des citoyens et des chercheurs.

4Cette problématique nous a amené à conduire une expérience dans le domaine des médias en Grèce. Cette expérience a eu lieu à Thessalonique, deuxième ville après la capitale de la Grèce. Un petit historique de la situation de médias en Grèce va éclairer le lecteur de ce texte pour comprendre les enjeux de cette expérience.

Le contexte historique des médias en Grèce

5La situation des médias en Grèce a été influencée par l’histoire du pays, c’est-à-dire par le contexte social, économique et politique du pays. Ce contexte décrit un parcours des médias en Grèce aussi tourmenté que l’histoire du pays. La presse écrite a souvent été en Grèce le garant de la démocratie. Elle était la base d’une éducation civique qui se pratiquait d’une façon non institutionnelle. Signe d’identification politique, la presse a subi souvent des persécutions et des abus du pouvoir pendant une très longue période pendant laquelle la Grèce essayait de sortir tantôt des différentes guerres tantôt des différents changements politiques. Pendant deux dictatures (1936 et 1967) plusieurs journaux sont interdits et cela a marqué leur existence après la restauration de la démocratie en 1974. (Aslanidou,2000)

6Autre moyen de communication la radio est née en 1928. Officiellement après 1939 l’Etat grec a créé une « Société Nationale de la Radio». Pendant très longtemps elle a été un monopole d’Etat (Karikopoulos, 1984). Elle garde une place différente dans la société grecque. Elle reste un moyen de distraction (Koroneou,1992). Le parcours de la radio sous la pression et le contrôle de l’Etat a été aussi celui de la télévision grecque qui est née en 1968 sous un régime militaire. En 1989, les médias se libèrent de leur dépendance politique et depuis la société grecque a connu des dizaines de chaînes nationales et locales (radio ou TV). Pendant cette période de contrôle de l’Etat sur les médias plusieurs chaines de radio émettent illégalement sous les noms de « radio pirates » ou « radios libres ». Elles présentent surtout des émissions musicales. Certains présentateurs ont connu avec leurs émissions un grand succès en constituant leur propre public. Le public fatigué par les abus des médias publics a vécu la création des chaînes avec un grand enthousiasme. L’arrivée des médias électroniques privés était considérée comme une révolution dans la société grecque, une révolution qui très vite a commencé à perdre de son prestige. Le mythe des héros commence lentement à disparaitre.

7Dans ce contexte médiatique la municipalité de Thessalonique a ouvert en 1987 deux stations de radio et en 1989 une chaîne de télévision (FM100 et FM100.6 et TV100) C’est une ville qui a un passé historique multiculturel et qui, jusqu’en 1912 a été une ville juive, turque, arménienne, slave, grecque et habitée encore par d’autres minorités ethniques. En même temps c’est une ville interculturelle parce qu’elle a pu intégrer d’une manière exemplaire dans le quotidien toutes ces ethnies. Elle est toujours constituée par une mosaïque d’ethnies diverses. Sa situation géographique favorise d’ailleurs l’arrivée massive des émigrés.

8Depuis 2011, un changement politique à la mairie de la ville a orienté cette politique vers une ouverture interculturelle à travers les différentes activités municipales. Étant conseillère municipale et en même temps travaillant depuis plus de 20 ans dans le domaine de formation des enseignants à l’enseignement supérieur, je suis chargée de la présidence des médias municipaux. Ces deux fonctions m’ont conduit à essayer une ouverture des médias vers le citoyen. Ce rapprochement avait comme objectif de développer la confiance entre les medias et le citoyen, de démystifier le rôle de médias, d’inciter les médias à travailler d’une manière plus participative et plus ouverte et d’ouvrir un dialogue entre le citoyen et les médias.

9Dans cette perspective nous avons donné aux citoyens de la ville la chaine municipale de radio FM 100.6 (Aslanidou, 2013).

Lancer le défi

10Notre objectif était de donner la parole au citoyen et d’écouter sa voix d’une manière plus directe. Étant professeure dans le domaine de l’éducation aux médias, le problème de l’éducation, au sens plus large du terme, était parmi mes priorités. Ainsi nous avons lancé un appel aux citoyens de la ville en leur demandant de faire des propositions d’émissions radiophoniques qui auraient un profil éducatif et culturel. Pour éviter les malentendus et les interventions de la Haute Autorité nous avons exclu les émissions politiques. Toutes les émissions étaient en direct. Nous avons organisé de courts séminaires de deux journées avec des experts et des journalistes. Ces séminaires apportaient des connaissances sur la manipulation des appareils, et sur les interdictions qu’un émetteur doit savoir pour produire une émission : par exemple, ce qu’il faut éviter, les limites à l’expression, le rôle du journaliste, le mode de préparation, le découpage, le rôle du conseil de l’audiovisuel, la législation.

11L’objectif de cette ouverture était de donner la parole à un public de tout âge et à un public qui pour différentes raisons était exclu des chaînes commerciales. Ce public ne pouvait pas s’exprimer facilement : personnes handicapées, homosexuels, émigrés, enfants et adolescents. Les citoyens ont reçu et répondu à cet appel avec un grand enthousiasme. Une équipe de journalistes de la chaîne a examiné les propositions et a constitué une grille de programme.

12Nous avons préparé un programme qui avait une diversité culturelle qui n’existe pas dans une chaîne commerciale. Il a été élaboré sous un aspect interculturel et multiculturel. Le matin il y avait des émissions d’informations et le soir des émissions de musique et en général des émissions sur la culture. Ainsi, différentes institutions ont présenté leur émission pendant une heure par semaine. A titre d’exemple je cite l’association pour la protection des animaux, différentes ONG, l’institut français, l’institut Goethe, l’institut italien, l’Université et les IUT de la ville, les mairies des banlieues. Des émissions musicales de différents genres, des émissions sur le théâtre, le cinéma, la littérature, sur les langues ont rempli la grille du programme.

13Deux heures par jours (12 -14h) sont confiés aux écoles pour présenter leur émission. Depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui plusieurs écoles du primaire et du secondaire ont préparé leur propre émission (35-50 écoles et différentes classes par an). Des rencontres et des séminaires de 2 journées avec des enseignants sont organisés, mais aussi avec les écoles pour avoir des échanges pédagogiques et didactiques. À titre d’exemple les élèves ont préparé des émissions sur :

  • le recyclage

  • une classe de maternelle a présenté, des chansons de Noel de toute l’Europe et les fables d Esope,

  • des activités sur leurs écoles,

  • la crise économique de la Grèce,

  • nos grands poètes,

  • des chansons sur les poèmes grecs

  • la jeunesse aujourd’hui et dans le passé,

  • les monuments byzantins de Thessalonique

  • l’histoire de la radio, des droits de l’enfant... 

14Ces échanges étaient une stimulation pour intégrer davantage les médias dans leur pratique didactique et pédagogique. Les enseignants de diverses disciplines ont trouvé des points communs à travers leurs émissions de radio. Ce partage des expériences parmi les enseignants nous a donné la motivation pour élargir cette expérience aux autres émissions culturelles, pour stimuler la communication et ouvrir un dialogue entre les différents groupes. Deux fois par an sont organisées des rencontres entre les différentes équipes d’émissions. Ces échanges étaient l’occasion pour une ouverture vers la connaissance d’autrui. Les émissions présentées par exemple par les émigrés dont la manipulation de la langue ne correspondait pas aux exigences d’une émission professionnelle ont permis un dialogue et un rapprochement culturel. Notre société (comme d’autres) est devenue multiculturelle et pluriculturelle et des personnes d’origine étrangère les « allochtones » et les jeunes issus de la deuxième génération font partie de notre société. Ce rapprochement a permis aux citoyens de la ville de se réconcilier avec les médias, de développer un esprit plus tolérant et plus compréhensible. Le citoyen de la ville a écouté sa « voix » et en même temps les échos de sa voix. Le slogan avec lequel la chaine FM100.6 lance son programme est « écoute ta voix ». Ce slogan correspond bien à cette ouverture interculturelle y compris une ouverture vers le monde des médias mais aussi une ouverture des médias vers un monde plus large et plus divers. C’est un rapprochement au profit d’une société qui change vite avec la technologie, au profit d’une société plus tolérante.

Finalement cette expérience était-elle un défi ?

15Préparer une émission en direct à la radio, pendant une heure signifie qu’on s’expose publiquement. Cela signifie mettre en forme un récit, mettre en images les paroles, les mots et les soupirs. C’est un exercice pour une autocensure et un exercice pour mesurer ses limites.

16Les participants ont appris que la préparation à une émission demande un objectif précis, un découpage élaboré et une stratégie. Ils ont compris la programmation d’une chaîne. Cela signifie prendre en compte trois réalités : d’abord les grandes définitions de la politique de programme, ensuite la traduction de cette option dans une grille saisonnière et enfin l’alimentation en programme précis des cases de la grille. On attribue à tel type de programme les différentes cases horaires des jours de la semaine.

17Ils ont compris que la communication avec le public n’est pas toujours évidente. Les réactions de leur public, à travers leur « facebook », les messages qu’ils ont voulu faire passer ont montré que dans la réception plusieurs facteurs culturels interviennent. Le récepteur est un être humain avec son passé et son vécu. Il réagit différemment.

18Cette expérience était un défi pour les enseignants qui ont compris que la préparation d’une émission demande un effort et une stratégie aussi laborieuse que la préparation d’un cours dans la classe. Ils nous ont confié pendant nos rencontres pédagogiques que cette expérience les a amenés à relever les différents concepts utilisés : objectivité, subjectivité, point de vue sur le réel, la réalité, le fait, la vérité, à distinguer les différences entre l’information et la propagande, entre persuader et convaincre.

19C’était un défi aussi pour les élèves qui ont appris à faire une émission de radio. C’est une construction qui demande une mise en scène et qui a donc un poids idéologique où les pauses, les questions, les verbes, les interruptions, jouent un rôle dans la transmission des messages. C’est un défi pour les élèves parce qu’à travers cette expérience on les a amenés au stade d’un récepteur actif, c’est-à-dire être capable de déceler les stratégies de mise en scène. Pour les mêmes raisons c’était un défi pour tous les citoyens qui ont participé à cette expérience

20Les « histoires » que les médias nous racontent doivent être démystifiées. Dire que « c’est la faute des médias » signifie qu’on s’abandonne à des conceptions du monde qui sont portées, construites et diffusées par ces médias. Les questions de la réception et de l’éducation aux médias sont pour une fois encore mises en valeur. Cette expérience nous a donné et nous donne encore les arguments pour travailler plus sur ce rapprochement des médias et du citoyen.

Bibliographie

Aslanidou, S (2010) « Technologie de l’éducation : d’une éducation audiovisuel à une éducation digitale »( en grec)Kiriakides Thessaloniki

Aslanidou, S (2000) « le mythe du téléspectateur passif » Dromeas, Athènes (en grec)

CineAction, (1992), « les théories de la communication », No 63, Mars.

Clemi « Les 30ans du CLEMI », Novembre,2013

Karikopoulos P(1984) « 200 ans de la presse écrite », Grigoris Athènes(en grec)

Koroneou A (1992) « les jeunes et les medias », Odisseas Athènes ( en grec)

Pour citer ce document

Sofia Aslanidou, «C’est la faute des médias», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, ENQUÊTES, EXPÉRIENCES,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=477.

Quelques mots à propos de : Sofia Aslanidou

Professeure à ASPETE (école supérieure de formation des maîtres). Université Aristote de Thessalonique. Vice présidente des medias municipales de la ville de Thessaloniki(Grèce). Courriel : saslan@otenet.gr