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ENQUÊTES, EXPÉRIENCES

Olivier Arifon

Cinq années de coopération avec l’inde, une expérience d’altérite

Article

Texte intégral

1Je poursuis une collaboration avec plusieurs universités indiennes depuis 2010, d’abord en participant à des conférences, puis en donnant des enseignements sur place et par Skype et enfin comme professeur invité durant le semestre d’hiver 2014-2015. Cet article, fruit de mes expériences et discussions avec les collègues indiens présente de l’intérieur un semestre d’enseignement, met celui-ci dans le contexte universitaire indien puis donne un éclairage sur les sciences de l’information et de la communication (communication studies) de nos confrères indiens.

2Bien entendu, compte tenu de la taille du pays, c’est une vue partielle. C’est aussi l’occasion de réfléchir à la grille d’analyse utilisée pour comprendre ces expériences et pour rédiger cet article. Je m’interroge donc sur mes observations et introduis des questions de communication interculturelle, puisque ma perception de la réalité indienne est bien le fruit de mon histoire et de ces observations participantes.

3Cette coopération peut se décomposer en deux temps. En juin 2010, la rencontre avec le professeur Biswajit Das directeur du Centre for Culture media and Goverance de la Jamia Millia University, Delhi (http://jmi.ac.in/ccmg) a conduit entre autres, à participer à des colloques et à donner des cours et conférences. Le second temps s’est concrétisé à l’ambassade de Belgique avec la rencontre avec Abhijit Karkun, directeur du département de français de la Jawaharlal Nehru university (www.jnu.ac.in). En juillet 2014, un projet de cours a suivi toutes les procédures administratives que nous connaissons tant en France qu’en Inde.

Une expérience de Visiting Professor à Jawaharlal Nehru university (Centre for French and francophone studies, School of litterature, languages and cultural studies, janvier-mai 2015)

4J’ai donné 46 heures d’enseignement en français dans le Master 1 de Littérature et civilisation des pays francophones avec un cours intitulé « Sociologie de la communication ».

5J’avais une promotion de 28 étudiants ayant choisi le français depuis la L1, divisible en trois tiers : un tiers capable de comprendre le cours et d’y contribuer, un tiers arrivant à suivre avec des résultats décevants lors des contrôles et un tiers n’ayant pas le niveau de français. Ceci pose la question de la motivation des étudiants pour cette langue et, malgré mes questions, elle me reste inconnue à ce jour, hormis le prestige du diplôme JNU. Un entretien avec le directeur de l’Alliance française de Delhi m’apprit que 500 000 Indiens parlent, à des niveaux divers, le français, toutes structures confondues.

6Etre professeur invité, c’est bien sûr donner un cours régulièrement, ici quatre heures par semaine. C’est aussi négocier les modalités de photocopies, par exemple faire copier – ou non – intégralement un livre donné à lire aux étudiants ; c’est s’occuper de clés et de documents administratifs ou des modalités d’examen. Le centre de français demande trois examens (soit un par mois) plus un examen final avec une échelle de note allant de A+ à F.

7Les relations avec les collègues ont été limitées. Certes, leurs centres d’intérêt sont les littératures francophones et non la communication, mais à part le chef du département et un collègue fort actif, les autres enseignants n’ont manifesté aucun intérêt pour la présence d’un chercheur de langue maternelle française. De même, si le département accueille une lectrice de français financé par la Belgique (depuis 4 ans), un stagiaire de la province du Québec et moi-même, aucun de nous n’avons reçu d’information sur la vie du département, ni ne sommes interpellés pour des sujets de mémoires, des réflexions ou des contributions. Cette situation s’est reproduite cinq fois, dans plusieurs écoles de JNU, à l’université de Kolkata, à Delhi university et à Doon university, les différents lieux où je suis intervenu durant ce semestre. C’est une des grandes surprises du séjour. Il est possible que je regarde ces situations avec un œil occidental où selon moi, l’engagement, la réflexion collective et un travail en mode projet font partie intégrante des logiques de fonctionnements de nos universités. Il convient ici d’introduire l’interculturel qui permet de s’arrêter pour réfléchir à une autre grille de lecture de ces situations et d’en comprends la logique interne, toutefois les mots me manquent pour identifier ce comportement académique indien.

8Ceci m’amène à analyser la dynamique académique du département de français et celle d’autres centres de JNU où j’ai rencontré des collègues : Centre de droit, Relations internationales, Sociologie, Études européennes. Lors de mes discussions, je note que chaque enseignant semble travailler seul. Les colloques auxquels j’ai pu assister sont organisés par les enseignants d’un centre, sans intervenant extérieur notable et, avec pour public, les étudiants suivant le cursus.

9La coopération académique repose, on le sait, sur des affinités entre personnes ayant des sujets partagés. JNU semble manquer d’interactions et de dynamique collective, ce qui rend tout projet dépendant d’une personne et de sa place dans le système (ex. : en cas de changement de Doyen). Un collègue indien de JNU m’a ainsi signalé qu’il est fort possible d’être déçu dans cette université…

10En Sciences politiques et en sociologie, la Jawaharlal Nehru University, première université du pays par sa qualité et sa réputation en sciences sociales, propose des formations de bon niveau. Toutefois, tous mes interlocuteurs occidentaux ont souligné la difficulté de travailler avec cette université, bureaucratique, minée par des conflits internes. Héritage de ses origines socialistes et post coloniales, JNU fondée en 1969 cultive et reproduit une tradition de lutte et de négociation permanente. Ceci se manifeste par les textes, grèves (surprises) des étudiants et revendications visibles sur le campus, comme ces fresques peintes sur les murs.

11Depuis 2010, mon expérience d’enseignement se matérialise aussi par des cours d’Influence & lobbying dans le Master Centre for culture, media and governance et à l’academic staff college (formation continue des enseignants) de la Jamia Millia University, à Delhi. J’ai retrouvé, de manière plus diffuse certes, mais bien présents, les discours et grilles d’analyse de revendications et de contestations des États-Unis et de l’Occident dans son ensemble.

Un système universitaire complexe

12Sous la tutelle de l’organisme régulateur, l’University Grants commission (UGC) du ministry of Human ressources, (www.ugc.ac.in), les universités sont divisées en :

  • Centrale university = fédérale

  • State university = gérée par chaque État

  • Private university, avec titres et diplômes reconnus, en partie ou en totalité par l’UGC.

  • Deemed university (Deemed university is a status of autonomy granted to high performing institutes and departments of various universities in India, source : www.ugc.ac.in).

13Les plus anciennes universités indiennes (Centrale et des Etats) ne sont pas toujours de qualité. De leur côté, les universités privées veulent prouver à tout prix qu’elles sont de bon niveau. Le Publish or perish s’impose peu à peu dans ces dernières, comme une collègue d’Amity university (le groupe privé le plus dynamique) me l’expliquait, me proposant dans la foulée de coécrire un article. Les panneaux publicitaires pour les structures d’enseignement s’affichent le long des routes et jusque dans les plus modestes villes. Sémantiquement, ces affiches mettent uniquement en avant les résultats de sondages, de classement et d’évaluations réalisés par les hebdomadaires qui ont bien compris l’intérêt d’enquêter sur ces sujets. Ces universités privées ont en effet pour cible les enfants des classes moyennes, puisque les frais d’inscription peuvent être de 4000 euros par an, plus le logement.

14Pour coopérer de manière simple, sans Memorandum of Understanding (MoU), une université indienne, à la fois bureaucratique et attachée aux symboles, ne peut rien faire. Signer un MoU permet donc de démarrer une procédure. Toute gestion de projet dans les universités indiennes passe par trois personnes : le Registrar (soit le secrétaire général), le chargé des RI et le professeur responsable du projet. Toutefois, les universités indiennes ne sont pas encore organisées en ECTS, ce qui rend les échanges d’étudiants difficiles. Ainsi, mon soutien au départ de la meilleure étudiante de ma promotion pour étudier un semestre à l’ULB s’est heurté à deux obstacles : l’absence d’un accord d’échange d’étudiants à côté d’un MoU déjà existant et la non-reconnaissance par JNU de son semestre en Belgique.

15Les universités indiennes semblent surtout intéressées par la mobilité de leurs enseignants afin d’augmenter leurs niveaux de compétences. Ainsi l’université de Zurich a un MoU avec la Jamia Millia University depuis plusieurs années. Rencontré à Delhi en 2012, Franck Essner m’a indiqué que celui-ci est à sens unique. Zurich finance 100 % les échanges centrés sur la recherche.

16L’Inde est un pays complexe et difficile à approcher. Un des moyens est de s’associer avec d’autres pays de l’UE. En 2014, les États membres de l’UE ont participé à un road show - European Higher Education Fair, financé sur fonds européens aux résultats intéressants : 3 villes, 110 établissements présents, 6500 visiteurs. En novembre 2015, une India - European Higher Education Virtual Fair a lieu (www.ehef-india2014.org).

17Enfin, l’Inde et son système universitaire, privé comme public, se rend lentement compte que le temps est venu de former des étudiants capables de sens critique et ouvert sur des métiers autres qu’Informatique et Management, la tendance dominante de ces dix dernières années. Sur ce point, les réussites des Indian institutes of technology (IIT) et Indian institutes of management (IIM) sont souvent mis en avant avec raison.

L’enseignement des sciences de l’information et de la communication

18Les formations en Infocom sont souvent de 80 à 100 étudiants et débutent en master, par exemple à Chennai et Hyderabad (Chennai a un très bon Asian college of journalism au sein du Hindu group, groupe de presse privé et Mumbai abrite le Xavier Institute of mass communication, de qualité).

19La formation aux métiers du journaliste, formation la plus répandue avec les media studies, pour former des professionnels et techniciens dans le marketing et les médias, semble poser problème comme Biswajit Das l’a indiqué lors de sa conférence à Bruxelles de juin 2012. L’examen des programmes, par exemple ceux de Amity university, premier groupe privé universitaire par le nombre et la recherche de qualité (www.amity.edu) reflète l’angle essentiellement technique et professionnalisant. Il semble qu’une seule formation en Intelligence économique avec un MBA et un Ph. D existe dans cette même université. En 2014, j’ai pu participer au Amity Competitive Intelligence Seminar.

20En mai 2015, ma participation à la conférence fondatrice de All India Communication and media association (AICMA), à la Jamia Millia University, m’a permis de mieux cerner l’enseignement des SIC. Le projet est porté par le CCMG du Professeur Das. La journée est ouverte par le Prof. Ved Prakash, Chairman de l’University Grant commission qui délivre un message sur la crédibilité, l’orientation recherche et la production de nouveaux savoirs que doit prendre cette association savante des chercheurs en SIC.

21Le but est de faire reconnaître la communication comme discipline à part entière. Il y a 131 universités et 340 collèges qui offrent des cours sur les médias et le journalisme, termes principalement utilisés durant la journée, ce qui indique que les autres aspects de la communication sont absents.

22Les thèmes abordés sont l’industrie des médias et son évolution depuis les années 1990. Peu de propos portent sur les médias sociaux ou les évolutions de la communication. Un seul participant, ancien journaliste, introduit la question. Un intervenant reconnaît qu’en dehors des Central universities et des grandes villes, les étudiants ne sont pas bons et qu’il manque de professionnels pour compléter les enseignements. Ce sont des études pratiques et non critiques. Quatre intervenants parleront d’indianiser les études sur les médias, sans définir précisément ce que cela recouvre, sauf un qui propose de comparer avec d’autres pays.

Un « non » aux formes étranges : une altérité au quotidien

23En Asie, dire « non » dans une situation de communication peut prendre des formes étranges. En d’autres termes, il est souvent difficile pour un Asiatique de dire « non ». Le lecteur me pardonnera cette généralisation pleine d’ambivalence, car dire « non » est à la fois un cliché à constater lors d’interactions dans ces pays et une réalité à interpréter. Lors de voyages touristiques, j’avais déjà expérimenté cette forme de « non » ou plutôt son absence et son corollaire, la volonté de l’interlocuteur de cacher qu’il ne sait pas. Cette situation peut être attribuée, si les questions concernent une adresse ou un lieu à visiter, à une méconnaissance du sujet par la personne interrogée. Finalement, une Parisienne ou un londonien sont-ils censés savoir les heures d’ouverture du château de Versailles ou l’emplacement du musée de l’érotisme ?

24Concrètement, je propose ici des réflexions à partir de mon vécu. Je me rends pour la première fois à l’lndian International center lieu de culture, pour assister à une conférence. J’entre dans un hall, avec à ma droite, la bibliothèque, et, à ma gauche, un accueil pour s’enregistrer à une conférence. A ce bureau, je m’adresse à un homme d’environ cinquante ans semblant être un responsable et lui demande l’auditorium que je cherche. Tout en continuant son activité, il tend son menton et me dis : « au fond de la bibliothèque, un escalier et vous trouverez… » Je traverse en vitesse la salle de lecture et me heurte immédiatement au mur qui forme le fond de la bibliothèque. Un rapide coup d’œil me montre que ce lieu à une unique entrée et sortie, celle que je viens d’emprunter. Je fais demi-tour, ressors et demande à cet homme pourquoi il m’a donné une fausse indication. Pour seule réponse, j’entends « sorry, Sir ». Je reste encore dans l’incompréhension de cette séquence.

25Travaillant sur le campus de la JNU (un espace de quatre kilomètres sur quatre, dont la moitié de forêt et broussailles), je devais me rendre de mon bureau, situé à la School of litterature and languages studies, soit le centre du campus, à l’Institut of avanced studies, situé un peu à l’écart de ce centre. Je demande d’abord mon chemin au vigile à la sortie (il y en a un par bâtiment). Il m’indique vers la droite. Étonné, je regarde sur le GPS de mon smartphone si l’information est vraie. Celui-ci m’indique le chemin de gauche, qui, en outre, me semble plus court. Confiant dans la technologie (j’y reviendrais), je marche plus d’un kilomètre sans aucun repère, car il s’agit de la partie du campus à l’état de forêt. À un croisement, je montre à un autre vigile la carte de visite du collègue que je vais voir dans cet institut. Il m’indique un chemin à 300 mètres à droite. Là, devant des bâtiments vaguement familiers, je demande à nouveau mon chemin à une personne que j’identifie comme un enseignant, du moins selon les codes vestimentaires en vigueur dans les universités, c’est-à-dire décontractée. Je suis ses conseils et me retrouve devant… le bâtiment de départ, celui de mon bureau en l’occurrence, soit une marche de trente-cinq minutes et de deux kilomètres.

26Le choix de l’information humaine plutôt que la technologie s’est avéré fatal. Une fois face au directeur de l’Institut, celui-ci me confirmera, avec un demi-sourire un peu désabusé : « on ne sait pas dire “non” dans mon pays. »

27Un débat ultérieur avec un collègue de JNU me conduit à proposer une autre lecture de cette situation. En Inde, comme en Belgique, il est d’usage dans la vie quotidienne de chercher à rendre service ou de trouver une solution dans les situations d’interactions sociales comme celle-ci. Cette expérience peut donc aussi se lire comme la volonté de trouver une solution.

28Il est intéressant de regarder ces expériences sous l’angle de la communication. La question porte sur l’arbitrage entre établir un contact humain pour s’orienter et recourir à la technologie numérique proposée par un smartphone. Je dois dire qu’après cette expérience, j’ai préféré utiliser le GPS de mon téléphone plutôt que de me perdre avec de fausses réponses.

29Le travail de Dominique Wolton sur les contradictions de l’espace public médiatisé conduit à une autre analyse1. Il y a ici performance de l’information, puisque la technologie connectée donne une information en réponse à la question. Cependant, le recours à ce smartphone souligne une incommunication entre personnes, dimension encore renforcée par les différences de langue et de culture. Plus d’informations disponibles grâce à une technologie donnent effectivement des réponses. Et, en même temps, ceci conduit à une rupture entre information et communication puisqu’il est plus efficace de consulter un GPS que de demander son chemin à trois personnes.

Notes

1 « Les contradictions du nouvel espace public médiatisé », D. Wolton, Essentiel Hermès, Le marketing politique, 2012.

Pour citer ce document

Olivier Arifon, «Cinq années de coopération avec l’inde, une expérience d’altérite», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, ENQUÊTES, EXPÉRIENCES,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=479.

Quelques mots à propos de : Olivier Arifon

Université libre de Bruxelles. Courriel : oarifon@ulb.ac.be