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DANS L’ACTUALITÉ
Réseaux socionumériques de lecteurs : modes d’utilisation et logiques de sociabilité
Table des matières
Texte intégral
1Un grand nombre de sites web se présentent aujourd’hui comme des services de réseautage social dédiés au livre : A blog ouvert, aNobii, Babelio, Booknode, Critiques Libres, Goodreads, Lecteurs, Lecture Academy, Libfly, LibraryThing, Livraddict, MyBoox, Sens Critique, Shelfari… Ces plateformes proposant des outils de prescription, d’interaction et d’échange littéraires en réseau, ont eu tendance à se multiplier, sous l’effet de la montée en puissance de médias dits « sociaux » et de la vague d’innovations technologiques qui traversent actuellement l’industrie du livre.
2Dans ce contexte, nous proposons de réfléchir aux dispositifs techniques mis en œuvre : comment décrire et analyser les outils numériques développés par ces réseaux ? Quelle est l’orientation stratégique des interfaces ? Quels sont les modes d’utilisation et les logiques de sociabilité qu’il est possible d’observer ? De quelle façon s’inscrivent-ils au cœur des sites web ?
3Notre argumentation s’attachera à mettre en évidence la fonction sociale de la lecture, désormais déclinée sur Internet, à réfléchir aux propriétés des réseaux sociaux littéraires, notamment à travers la notion de « réseaux socionumériques » et à leur architecture technique.
La dimension sociale de la lecture
Le livre, vecteur de sociabilité
4Au-delà du rapport personnel entretenu avec le texte, les lecteurs de livres interagissent avec leur environnement et échangent à propos de leurs lectures. La sociabilité littéraire peut prendre des formes multiples : les échanges autour de la lecture revêtent un caractère informel et privé, mais peuvent aussi s’inscrire à l’intérieur de dispositifs particuliers, tels que des clubs, des cercles, des salons, des cafés, des salles de classe, des librairies et des bibliothèques. Dans ces lieux publics ou semi-publics, il est possible de participer à des débats, à des conférences, à des rencontres avec des auteurs…
5À l’heure d’Internet, d’autres espaces de communication se développent et accueillent des activités en lien avec les livres. Blogs, forums, réseaux sociaux et communautés en ligne accordent une place centrale à l’internaute qui se met à produire des contenus et à les diffuser autour de lui. C’est ainsi que Patrice Flichy observe une « révolution de l’expertise », caractérisée par une « démocratisation des compétences » et par la montée en puissance de la figure du « professionnel-amateur » (ou pro-am) qui acquiert par expérience une « expertise ordinaire » lui permettant « de réaliser, pendant son temps libre, des activités qu’il aime et qu’il a choisies ». Par la valorisation de la prise de parole personnelle et de l’intégration à une communauté de lecteurs, une dimension individuelle et une dimension collective sont conjointement activées.
Vers une « lecture sociale » ?
6Dans le sillage des évolutions du web collaboratif, est apparue la notion de « lecture sociale » (ou « social reading ») qui sert à caractériser les dispositifs d’échange et de partage littéraires qui se développent aujourd’hui. Pour Bob Stein, le fondateur de l’Institute for the Future of the Book à New York, la « lecture sociale » renvoie à l’idée qu’une mise en réseau du livre s’accompagne d’un accroissement de sa dimension sociale. Il distingue plusieurs niveaux d’interaction autour du livre, en les rattachant à des dispositifs particuliers : d’une part, la discussion informelle sur un livre, qui est une forme d’échange en ligne asynchrone et pérenne que l’on retrouve dans les forums de discussion, les blogs, les réseaux sociaux, les sites d’e-commerce ou encore les plateformes de catalogage social intégrant des outils « pour créer et partager des listes de lecture, écrire des critiques approfondies et s’engager dans des conversations1 » ; d’autre part, la discussion formelle dans les marges du livre, qui correspond à des échanges en ligne pérennes, synchrones ou asynchrones, aujourd’hui rendus possibles avec le développement du livre numérique et l’aménagement d’opportunités d’interventions en marge du texte (annotations, commentaires, surlignements, partages).
7Récemment, l’expression « lecture sociale » a trouvé un certain écho dans le monde du livre. Selon Marc Jahjah2, le terme s’est notamment diffusé lors d’événements internationaux consacrés à l’édition (Foire de Francfort, Digital Book World, Tools of Change, etc.) où se rencontrent les professionnels du secteur. Les entreprises à l’origine de ces plateformes véhiculent un discours sur le caractère « social » de la lecture, essentiellement tourné vers les maisons d’édition auxquelles des services sont proposés et vers les internautes dont les contenus constituent le cœur de leurs modèles économiques. La « lecture sociale » ne renvoie donc pas seulement à un ensemble de situations d’échanges littéraires qui se développent avec le numérique, mais aussi à un discours d’accompagnement qui vient légitimer et promouvoir ces innovations technologiques.
Caractériser les collectifs de lecteurs en ligne
De la communauté virtuelle au réseau social
8Dès lors qu’un ensemble d’internautes se réunit autour du livre et de la lecture, le terme de communauté est souvent employé. En anthropologie de la culture, Bérénice Waty parle ainsi d’« e-communautés de lecteurs3 », définies comme des « communautés virtuelles dans lesquelles différentes personnes communiquent ou accèdent à des données, construisent des connaissances communes, se meuvent en un réseau intégré et fonctionnel ». De même, Brigitte Chapelain se réfère à des « communautés littéraires » où des internautes « s’inscrivent dans un partage de significations communes » et où « ils peuvent, ou doivent, à partir de celles-ci en élaborer d’autres dans un travail collectif4 ».
9Popularisée par Howard Rheingold, la notion de « communauté virtuelle » renvoie à des collectifs d’usagers en ligne qui peuvent prendre la forme de « communautés d’expériences » dans lesquelles « les consommateurs potentiels tentent de deviner l’utilité qu’ils tireront des œuvres récentes à partir des avis et critiques de ceux qui les ont déjà utilisées5 ». Ces communautés se distinguent notamment des médias de masse et des réseaux sociaux par leur « modèle d’échange d’informations », qualifié de « tableau noir » : tandis que dans un média de masse un seul émetteur s’adresse à une multitude de récepteurs dans le cadre d’une relation verticale et que dans le réseau social la circulation de l’information s’organise entre individus de façon horizontale, les communautés en ligne privilégient des formes d’interaction avec la plateforme sur laquelle les internautes déposent et consultent des contenus sur des œuvres culturelles sans forcément échanger directement entre eux. Au-delà de la question du modèle d’échange, Michel Gensollen identifie d’autres caractéristiques déterminantes dans ces communautés en ligne, comme le fait de pouvoir découvrir des œuvres grâce à des moteurs de recommandation, de fournir aux internautes des avantages sous forme de réputation ou d’utilité pour les inciter à participer, de mettre au point des procédures pour évaluer les avis publiés ou leurs auteurs.
10Ainsi envisagées, les communautés de partage d’expériences apparaissent comme des espaces publics d’échange sur des biens culturels. Pour Franck Rebillard6, le concept de « communauté médiatée » tel que développé chez Michel Gensollen est intéressant car il permet de combiner « une composante idéelle, proche de celle de la communauté imaginée, et une composante matérielle, plus marquée et plus présente que dans les dispositifs de communication antérieurs ».
11Toutefois, l’idée d’une « communauté » ne fait pas l’unanimité. Sans remettre en cause la dimension sociale d’Internet, les chercheurs se montrent extrêmement prudents dans leurs analyses des collectifs qui se forment en ligne et n’hésitent pas à envisager le recours à d’autres notions.
12À ce titre, les concepts de « foule » et d’« écumes numériques » ont été avancés, mais surtout celui de « systèmes de notes et avis », dont l’objectif est de décrire les espaces d’informations qui se présentent sur Internet « comme l’expression libre de l’évaluation de la qualité des biens par les consommateurs, combinant une dimension arithmétique (l’agrégation des notes) et une dimension expressive (la rédaction libre d’un avis)7 ». Parmi les différents « systèmes de notes et avis » identifiés, il apparaît que les « dispositifs de jugement » correspondent aux situations dans lesquelles les sites web cherchent à « faire coïncider la spécificité des goûts personnels avec des produits aux caractéristiques difficiles à objectiver8 ». C’est notamment le cas dans le domaine culturel avec des plateformes telles que Vodkaster ou Allociné pour le cinéma, mais aussi, dans le secteur du livre, avec les réseaux destinés aux lecteurs sur lesquels porte cette contribution. Le concept de « système de notes et avis » permet de rendre compte, à l’échelle du web, de la généralisation d’outils standard d’évaluation et de leur adaptation en fonction de la spécificité des marchés où ils se trouvent, mais ne décrit que très superficiellement l’architecture technique des plateformes en question, qui intègrent un éventail plus large de fonctionnalités.
13Les notions de « systèmes de notes et avis » et de « communautés virtuelles » ne suffisent pas à caractériser avec suffisamment d’exactitude les collectifs de lecteurs en ligne. Ainsi, il semble que le concept de « systèmes de notes et avis » restreint l’analyse des plateformes à leur seule dimension évaluative et ne nous permet pas de saisir la spécificité de ces plateformes, tandis que celui de « communauté virtuelle » fait l’objet de discussions dans le monde universitaire et peut s’appliquer à une gamme extrêmement vaste de sites web. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que lorsque Bérénice Waty9 utilise le terme « e-communautés de lecteurs », la chercheuse précise immédiatement que « le web est multidimensionnel » et que « les groupes de lecteurs qui y prennent place reflètent également cette hétérogénéité », ce qui fait que « toute tentative de cartographie serait vaine tant la profusion, l’imaginaire et les individualités qui s’expriment sur l’écran sont importantes. » En fin de compte, les « e-communautés de lecteurs » couvrent un grand nombre de sites web, comme les forums, les librairies en ligne, les sites d’organes de presse ou de stations de radio qui intègrent des outils sociaux, les plateformes de bookcrossing, les blogs d’internautes ou encore les réseaux sociaux de lecteurs. Des dispositifs très différents, qui présentent le point commun de réunir en ligne des collectifs d’usagers autour du livre, sont donc rassemblés sous le même vocable. C’est pourquoi le concept de « réseau socionumérique », récemment apparu, nous semble plus approprié pour définir notre objet d’étude et pour le distinguer du reste des sites web dédiés au livre aujourd’hui proposés sur Internet.
Réseau socionumérique : une définition
14Pour qualifier ce que l’on désigne couramment par « réseaux sociaux », la littérature académique regorge de terminologies : « réseaux sociaux en ligne », « sites de réseaux sociaux », « services de réseautage en ligne », « réseaux sociaux de l’Internet » ou encore « réseaux socionumériques ». Désormais largement diffusé dans la société et le monde scientifique, le terme « réseau » fait lui aussi l’objet de débats portant sur sa dimension idéologique ou heuristique, mais reste à notre connaissance le meilleur moyen d’appréhender notre objet d’étude.
15En sciences humaines et sociales, la définition la plus connue présente les « sites de réseau social » comme « des services web qui permettent aux utilisateurs de (1) construire un profil public ou semi-public à l’intérieur d’un système délimité, (2) gérer une liste des utilisateurs avec lesquels ils partagent un lien, (3) voir et naviguer sur leur liste de liens et sur ceux établis par les autres au sein du système10 ». À ces trois caractéristiques formelles, Thomas Stenger et Alexandre Coutant ajoutent que ces réseaux « fondent leur attractivité essentiellement sur l’opportunité de retrouver ses amis et d’interagir avec eux par le biais de profils, de listes de contacts et d’applications11 ». Selon eux, les réseaux socionumériques accueillent des activités guidées par l’amitié, contrairement aux autres médias sociaux qui abritent des activités articulées autour d’une passion ou d’un centre d’intérêt partagé (connaissances, vidéos, photos, liens, rencontres amoureuses, réseautage professionnel, veille, etc.). Cependant, il est possible d’observer que des plateformes thématiques placent également l’amitié et les liens sociaux au cœur de leurs dispositifs. À partir d’outils similaires, les occasions d’interagir avec d’autres internautes sur un même sujet sont multipliées. C’est pourquoi il semble préférable de distinguer, d’une part, les réseaux socionumériques généralistes (Facebook, Google +, etc.), qui reposent sur l’opportunité d’échanger avec des internautes sans s’attacher à un domaine de prédilection, et, d’autre part, les réseaux socionumériques thématiques qui déclinent le même type d’outils de sociabilité, tout en offrant la possibilité de se réunir autour d’un sujet précis (culture, sport, loisirs, travail, jeux, etc.).
16En 2011, Nicole Ellison propose une définition qui précise l’architecture technique de ces dispositifs en ligne : « un site de réseau social est une plateforme de communication en réseau dans laquelle les participants (1) disposent de profils associés à une identification unique qui sont créées par une combinaison de contenus fournis par l’utilisateur, de contenus fournis par des « amis » et de données système, (2) peuvent exposer publiquement des relations susceptibles d’être visualisées et consultées par d’autres, (3) peuvent accéder à des flux de contenus intégrant des contenus générés par l’utilisateur (notamment des combinaisons de textes, photos, vidéos, mises à jour de lieux et/ou de liens) fournis par leurs contacts sur le site12 ». Plus élaborée, cette définition montre que les réseaux socionumériques constituent des dispositifs de sociabilité, dont l’architecture technique, résumée en trois points, rassemble un éventail d’outils et de fonctionnalités à partir desquels se produisent des activités diverses. À la différence des réseaux socionumériques orientés vers la sociabilité en général, les réseaux thématiques organisent les liens sociaux autour d’un centre d’intérêt commun. Parmi ces centres d’intérêt figurent le livre et la lecture.
L’architecture technique des réseaux socio-numériques de lecteurs
17À partir de ces enseignements, quels éléments caractérisent l’architecture technique réseaux socionumériques de lecteurs ? Selon nous, il est possible de les définir comme des services web de communication en réseau dédiés au livre sur lesquels les internautes peuvent :
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se construire un profil public ou semi-public au sein d’une communauté de lecteurs ;
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cataloguer leurs lectures, notamment à travers la constitution d’une bibliothèque virtuelle personnelle ;
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naviguer à l’intérieur d’une base de données bibliographiques, le plus souvent à partir de systèmes de contacts ;
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donner leur avis sur des livres à l’aide de dispositifs de critiques, de notes et de recommandations ;
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échanger et interagir avec d’autres internautes, que ce soit via des forums, des groupes de discussion ou des messageries ;
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se livrer à des activités de récréation ;
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contribuer à l’enrichissement des fiches bibliographiques ;
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se procurer des livres directement ou indirectement.
18À travers cette définition, nous soulignons les logiques qui gouvernent le fonctionnement des services et des infrastructures.
Construire une identité de lecteur
19Au moment de son inscription, l’utilisateur doit se créer un profil, où figurent des informations d’identification qu’il est libre d’indiquer (pseudo, photo, lieu de résidence, âge, sexe, etc.) et des données relatives à son activité générées par le Système (contributions, statistiques, badges, médailles, points, etc.). L’incarnation d’une personnalité s’accompagne souvent de la convocation de signes attachés à l’univers du livre. Les profils sont peuplés de citations, de pseudonymes intégrant un vocabulaire lié au livre, d’images où figurent des bibliothèques, des ouvrages, des personnes occupées à lire, des écrivains célèbres ou encore des objets en rapport avec l’écriture (page, plume, encre, stylo, etc.). Une bibliothèque virtuelle personnelle, où figure l’ensemble des lectures de l’utilisateur, est rattachée au profil. Au cours de sa navigation dans la base de données du site, l’internaute accède à des fiches bibliographiques qu’il peut ajouter à sa bibliothèque. Différents outils sont proposés pour qu’il puisse l’organiser, y mettre de l’ordre et créer des listes thématiques.
20Sur les pages de profil, on retrouve le plus souvent les trois composantes de l’identité numérique que Fanny Georges a repérées sur Facebook : l’« identité déclarative », qui correspond aux « données saisies directement par l’utilisateur » ; l’ « identité calculée », qui se compose de statistiques dispersées « sur le profil de l’utilisateur (comme : nombre d’amis, nombre de groupes) » ; et l’ « identité agissante », qui « est constituée des messages répertoriés par le système, concernant les activités de l’utilisateur (exemple : x et y sont désormais amis)13 ». Dans le cas des réseaux socionumériques de lecteurs, l’ « identité agissante » rassemble également les badges, les insignes ou les marques distinctives que l’internaute obtient au fur et à mesure des activités qu’il entreprend. Les deux dernières composantes de l’identité sont automatiquement affichées par le Système : il s’agit d’une « surcouche informationnelle » qui souligne certains aspects du profil « en fonction de ce qui est jugé adéquat14 ». Enfin, « chaque dimension de l’identité numérique peut comporter les mêmes référents15 ». Imaginons, par exemple, qu’un internaute ajoute un livre à sa bibliothèque virtuelle personnelle. Une telle action s’accompagne, sur sa page de profil, de l’indication du nombre de livres qui figurent dans sa bibliothèque (identité calculée), de la représentation visuelle des livres sous forme de listes et de vignettes (identité déclarative), de la phrase « untel a ajouté un livre à sa bibliothèque » ou encore de l’obtention d’un badge qui vient valider une compétence ou un domaine de prédilection (identité agissante). Au bout du compte, l’accomplissement d’une seule action sur un réseau produit une information qui peut être simultanément présentée et stockée de trois façons différentes sur une page de profil.
21Comme son identité numérique ne se limite pas au réseau socionumérique de lecteurs auquel il appartient, l’utilisateur peut généralement insérer un lien vers son blog ou son site personnel, mais aussi afficher sur celui-ci des informations relatives aux activités qu’il mène sur le réseau. Cette interconnexion avec d’autres sites se retrouve également à travers la présence des boutons de partage Facebook, Twitter et Google +, ainsi qu’avec la possibilité de connecter son profil de lecteur à son compte Facebook. Pour décrire cette logique d’interconnexion, Valérie Jeanne-Perrier utilise la notion de « portfolio numérique », qui renvoie aux situations dans lesquelles les internautes relient entre eux « différents espaces d’expression créative ou de présentation de soi16 ».
22Profil, bibliothèque virtuelle et interconnexion de sites constituent les principaux moyens par lesquels l’internaute se construit une identité de lecteur, l’inscrit dans un réseau socionumérique de lecteurs et l’exporte au dehors. La dimension identitaire des réseaux n’est pas non plus sans rapport avec leur dimension relationnelle. À travers l’affichage d’informations précises liées au profil de l’utilisateur et à sa bibliothèque virtuelle, c’est le passage « de la mise en scène de soi […] à la mise en scène qui sert à tisser des liens sociaux » qui est organisé17.
Interagir avec d’autres membres
23Les échanges et les interactions entre internautes occupent une place centrale sur ces réseaux. En règle générale, des systèmes de contacts sont proposés, sous une forme symétrique (amis) ou asymétrique (éclaireurs, followers, abonnés, défricheurs, etc.) en fonction du degré de réciprocité de la relation. L’ajout de contacts est une activité non-négligeable dans le fonctionnement des sites : en sélectionnant des personnes avec lesquelles des centres d’intérêt ou des goûts sont partagés, l’utilisateur accède à un certain niveau de confiance et de personnalisation des services. Pour accompagner l’utilisateur dans sa démarche, des moteurs de recommandation de contacts signalent des proximités entre lecteurs à partir de l’analyse de leurs préférences (« Lecteurs proches », « Lecteurs voisins ») ou proposent des indices d’affinités. À travers cette « prescription relationnelle18 », il s’agit de rapprocher des internautes qui ne se connaissent pas forcément, mais dont les goûts littéraires présentent des points communs. D’affinités littéraires en affinités littéraires, les listes de contacts s’étoffent progressivement.
Figure 1. Indice d’affinités entre membres (Sens Critique)
24À partir de la liste de contacts constituée, l’internaute peut naviguer de profils en profils et à accéder aux informations. Les utilisateurs disposent également de différents moyens pour communiquer entre eux, comme des groupes et des forums de discussion, des messageries privées, mais aussi des messageries publiques. Afin de se tenir au courant de l’actualité des membres du réseau, un fil d’actualités présente le flux continus des activités de ses contacts sur le site ou de l’ensemble des usagers qui le fréquentent. C’est donc une présentation « agrégée », « systématique » et « instantanée19 » des actions menées par les internautes qui est proposée.
Donner un avis sur des livres
25Les « formes spécifiques d’évaluation associées aux biens » fonctionnent comme des « systèmes de notes et avis » dont la généralisation sur le web a été décrite par Beauvisage et al20. Selon eux, de tels dispositifs s’appuient sur la valorisation de trois types d’activités : « la notation (l’attribution d’une note ou d’un vote positif ou négatif), le commentaire (la rédaction d’un propos relatif au bien), et la recommandation (l’adressage du produit à d’autres internautes choisis) ». Comment cela se présente-t-il sur les réseaux socionumériques de lecteurs ? Tout d’abord, les internautes peuvent recommander un titre en le portant à la connaissance d’autres personnes par l’intermédiaire d’un bouton de partage, soit directement sur la plateforme, soit en dehors (Facebook, Twitter, mail, Google +, Pinterest, etc.). Ensuite, il est possible de mettre une note à un livre. Cette note peut être exprimée avec des chiffres ou des symboles, comme des étoiles, des astérisques, des cœurs ou des ronds. L’agglomération des notes obtenues donne lieu à une note moyenne affichée sur la page web du livre. Au principe de la note s’ajoute celui du vote, qui consiste pour l’internaute à manifester un intérêt pour un livre, en cliquant sur un bouton « like », « j’aime », « coup de cœur » ou « envie », sans pour autant que l’action ne s’inscrive dans une échelle de valeur.
26Enfin, l’internaute accède à un espace de rédaction où il peut s’exprimer. Selon les réseaux, on parle de « critique, de « chronique », de « commentaire », de « posts » ou encore d’« avis », autant de terminologies qui portent l’idée d’un compte-rendu de lecture et d’une opinion à formuler. On relève un peu partout la présence de « mêmes modes de rédaction : 4e de couverture, rapide résumé et impressions personnelles21 », un enchaînement d’étapes qui rappelle le « modèle de la fiche de lecture22 ». D’autre part, il apparaît que « les jugements ne sont pas sévères, même s’ils ne sont pas positifs »23.
27Lorsqu’elle est adossée à un système de contacts, la publication de jugements prend la forme d’une « chaîne de prescription », articulée autour de l’utilisateur qui « exprime ses préférences et signifie à ses amis l’intérêt qu’il manifeste pour le contenu24 ». Qu’il s’agisse de notes ou de commentaires, le nombre d’évaluations est affiché sur la page web du livre et « joue comme une métrique d’audience et comme un signal de confiance », car « un grand nombre d’avis assure la crédibilité de la note générale, en même temps qu’elle atteste de la popularité du produit évalué25 ». Pour opérer un tri parmi la multitude de commentaires et d’avis publiés, les réseaux intègrent la possibilité de voter en faveur de l’une ou l’autre critique. Celles qui se distinguent par leur popularité remontent alors dans les pages et ont plus de chance d’être consultées. À côté de ces outils de prescription sociale, il existe généralement des moteurs informatiques qui effectuent des suggestions de lecture à partir de l’analyse des pratiques des internautes.
Enrichir les fiches bibliographiques
28En dehors du travail de critique et d’évaluation, la contribution des utilisateurs se manifeste aussi par l’ajout de contenus : citations, vidéos, tags, jeux, etc. À travers l’enrichissement des fiches bibliographiques, les réseaux socionumériques apparaissent comme des espaces de contribution encyclopédique. Tandis que certains d’entre eux s’appuient sur des bases de données fermées à l’intérieur desquelles il est impossible d’opérer des modifications, d’autres privilégient des bases de données ouvertes qui permettent à leurs membres de modifier la présentation des titres. Ce travail de constitution et d’enrichissement d’un ensemble de données communes se nourrit d’une forme d’intelligence collective et de collaboration de masse, portées par des contributeurs qui sont invités « à gérer le corpus, à le modérer et à le protéger26 ».
29Plusieurs réseaux intègrent également un système de catalogage collaboratif. Dans ce cas, les internautes disposent d’outils permettant d’ajouter des tags à un livre, c’est-à-dire des étiquettes ou des mots-clefs, afin d’en améliorer la description, en précisant son genre, son sujet, ses thématiques principales, ou en mettant en avant telle ou telle caractéristique spécifique. Ces tags sont présentés sous une forme agrégée, parfois qualifiée de « nuage », où ceux qui se signalent par leur popularité sont affichés en priorité. Dans un contexte d’offre pléthorique, les tags « représentent des prises physiques et interprétatives pour classer, évaluer ou valoriser les contenus27 ». Les études qui portent sur les pratiques des tagueurs montrent que celles-ci ont tendance à osciller entre des motivations « organisationnelles et sociales », même si « les motivations premières de l’action de tagging résident dans la gestion de ses ressources personnelles28 ». Ce serait donc moins une véritable collaboration entre internautes qui assurerait le succès des systèmes de catalogage qu’une somme d’interventions individuelles.
Figure 2. Nuages de tags
Participer à des activités récréatives
30Il n’est pas rare que ces réseaux accueillent des activités de récréation : jeux, concours, sondages, quizz ou tests littéraires. Des applications sont fournies aux internautes pour créer des jeux et les diffuser. Dans certains cas, les activités proposées s’inscrivent dans une logique résolument marketing. Le site Lecture Academy, propriété d’Hachette, donne ainsi l’occasion à ses membres de participer à des concours pour gagner des livres publiés par la maison d’édition, de répondre à des sondages sur des titres ou des collections ou encore de se lancer dans l’écriture d’une fan fiction au moment de la parution du nouveau tome d’une série. Aujourd’hui, la « gamification » fait partie des « techniques d’incitation » s’inspirant « des mécanismes ludoéducatifs pour favoriser l’appropriation d’un produit marketing », dont Marc Jahjah29 a pu observer la montée en puissance dans le secteur de l’édition.
Se procurer des livres
31Enfin, des moyens sont proposés aux internautes pour se procurer des livres, le plus souvent de façon indirecte. À peu près toutes les plateformes renvoient vers des librairies en ligne par l’intermédiaire de boutons présents sur la page de chaque titre qui permettent de rebondir sur un site d’e-commerce (Amazon, Fnac, Price Minister, BdFugue, etc.), où il est ensuite possible de réaliser des achats. L’acquisition de titres est également susceptible de passer par des concours ou des programmes promotionnels, par des dispositifs pour s’échanger ou revendre des livres entre internautes, par des systèmes de services de presse à destination des lecteurs qui reçoivent gratuitement des ouvrages en échange de la rédaction et de la publication d’une critique. La mise à disposition d’un catalogue de livres numériques est également possible, par exemple sur le réseau Lecteurs qui propose à ses membres environ 13 000 e-books en accès libre.
32L’aménagement d’un accès aux livres peut emprunter de multiples canaux. À l’arrivée, la mise en place de telles opportunités constitue le prolongement logique des fonctions de prescription et d’information portées par les réseaux socionumériques de lecteurs.
Conclusion
33À la base du fonctionnement des réseaux socionumériques de lecteurs, l’exploitation de la valeur sociale de la lecture apparaît immédiatement. Lire un livre représente une source d’échanges et d’interactions qui se produisent aujourd’hui en partie sur Internet.
34L’analyse de leurs dispositifs a également fait ressortir un ensemble de fonctionnalités déterminantes. L’architecture technique de ces réseaux, dont le niveau de complexité peut varier en fonction des choix de développement privilégiés, s’articule principalement autour de la possibilité de se construire une identité de lecteur, d’interagir avec d’autres membres, d’émettre des évaluations, d’enrichir des fiches bibliographiques, de se livrer à des activités de récréation et de se procurer des ouvrages. Surtout, les réseaux socionumériques de lecteurs se présentent comme des dispositifs pour appréhender des œuvres en équipant leurs utilisateurs d’informations et d’outils destinés à accompagner leur prise de décision. À cet égard, leur architecture technique fonctionne comme un support de prescription littéraire en ligne.
Bibliographie
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Notes
1 Stein B., « A Taxonomy of Social Reading: a proposal », futureofthebook.org, 2010.
2 Jahjah M., « Qu’est-ce que la lecture sociale ? », Ina Global, 2014.
3 Waty B., « Les e-communautés de lecteurs : une nouvelle vie du livre ? » in Colle-Bak N., Latham M., Ten Eyck D. (dir.), Les vies du livre, Passées, présentes et à venir, Presses Universitaires de Nancy, 2010, p. 234.
4 Chapelain B., « Les communautés littéraires comme organisations apprenantes », in Proulx S., Poissant L., Sénécal M. (dir.), Communautés virtuelles, Penser et agir en réseau, Presses de l’Université de Laval, 2006, p. 262.
5 Gensollen M., « Les communautés en ligne : échanges de fichiers, partage d’expériences et participation virtuelle », Esprit, n° 324, 2006, p. 179.
6 Rebillard F., Le web 2.0 en perspective, Une analyse socio-économique de l’Internet, L’Harmattan, 2007, p. 25.
7 Beauvisage T., Beuscart J.-S., Cardon V., Mellet K., Trespeuch M., « Notes et avis des consommateurs sur le web, Les marchés à l’épreuve de l’évaluation profane », Réseaux, n° 177, 2013/1, p. 133.
8 Op. cit., p. 157.
9 Op. cit., p. 234.
10 Boyd D., Ellison N. B., « Social Network Sites: Definition, History, and Scholarship », Journal of Computer-Mediated Communication, vol. 13, n° 1, 2007, p. 211.
11 Stenger T., Coutant A., « Introduction », Hermès, n° 59, 2011/1, p. 13.
12 Ellison N. B., « Réseaux sociaux, numérique et capital social », entretien, Hermès, n° 59, 2011/1, p. 22.
13 Georges F., « Approche statistique de trois composantes de l’identité numérique dans Facebook », in Millerand F., Proulx S., Rueff J. (dir.), Web social, Mutation de la communication, Presses de l’Université du Québec, 2010, p. 193.
14 Georges F., op. cit. p. 193.
15 Ibid., p. 194.
16 Jeanne-Perrier V., « Plumes et pixels : produire, signer, diffuser… exister. «Mille fois sur les réseaux informatisés tu feras circuler ton identité !» Ou le travail de portfolio mené par l’auteur sur Internet », in Deseilligny O., Ducas S. (dir.), L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2013, p. 222.
17 Casilli A. A., Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Seuil, 2010, p. 217.
18 Stenger T., « La prescription de l’action collective », Hermès, n° 59, 2011/1, p. 131.
19 Casili A. A., op. cit. p. 113.
20 Op. cit., p. 137.
21 Waty B., op. cit. p. 241.
22 Chapelain B., « De nouvelles pratiques d’autorité dans les blogs de lecteurs », in Deseilligny O., Ducas S. (dir.), L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2013, p.174.
23 Idem.
24 Stenger T., 2011, op. cit. p. 128.
25 Beauvisage T. et al., op. cit. p. 137.
26 Gensollen M., « Le Web relationnel, Vers une économie plus sociale ? », in Millerand F., Proulx S., Rueff J. (dir.), Web social, Mutation de la communication, Presses de l’Université du Québec, 2010, p.101.
27 Crépel M., « Usages des folksonomies. Analyse comparative des systèmes et des pratiques de tagging », in Millerand F., Proulx S., Rueff J. (dir.), Web social, Mutation de la communication, Presses de l’Université du Québec, 2010, p. 284.
28 Durieux V., « Collaborative tagging et folksonomies, L’organisation du web par les internautes », Les Cahiers du numérique, vol. 6, n° 1, 2010, p. 76.
29 Jahjah M., « L’utilisation de la “gamification” dans la stratégie des acteurs du livre numérique : le cas Kobo », Mémoires du livre, vol. 5, n° 2, 2014.
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Quelques mots à propos de : Louis Wiart
Université Paris 13. LABSIC. lwiart@hotmail.fr