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DANS L’ACTUALITÉ

Marc Jahjah

Fabrication et justification des « contenus produits par les utilisateurs » des réseaux sociaux du livre auprès des bibliothèques

Article

Texte intégral

1La littérature académique a, depuis quelques années déjà, évalué les apports des contenus produits par les utilisateurs des réseaux sociaux du livre aux bibliothèques1. Aussi cette contribution n’en fournira ni une lecture critique, qui reviendrait à déterminer leurs intérêts éventuels ou leurs limites, ni une synthèse prospective, chargée de réfléchir aux moyens de dépasser des expérimentations imparfaitement menées. On essayera plutôt de dégager, d’une part, les moyens par lesquels ces formes sont fabriquées et collectées par des dispositifs d’échange sur Internet (ou « réseaux socionumériques », comme Librarything aux États-Unis et Babelio en France) ; d’autre part, la manière dont ils sont présentés auprès des bibliothécaires ; enfin, les processus discursifs par lesquels un ensemble de discours s’implantent dans les institutions. Ce positionnement, ni technophobe ni technophile, vise seulement à rendre compte des imaginaires et motifs qui innervent le monde des livres.

L’incitation à participer et le collectage des formes produites

2Les réseaux sociaux du livre sur Internet ne sont pas des dispositifs récents (ZazieWeb est en effet apparu dans les années 1990) ; leur industrialisation, par contre, date des années 2000. Ces quinze dernières années ont en effet vu émerger des espaces numériques, manifestement inspirés du « Web 2.0 », qui enjoignent les lecteurs à produire un certain nombre de formes médiatiques (citations, extraits, critiques,etc.) nécessaires à leur valorisation économique. La captation d’une large audience assure ainsi de potentiels revenus publicitaires, quand les contenus produits par les utilisateurs font l’objet d’exploitations diverses, parmi lesquelles la « location de données » (Wiart, 2014) auprès de bibliothèques partenaires, comme c’est par exemple le cas avec Librarything/GoodReads aux États-Unis et Babelio/Libfly en France. Cette location prend la forme d’une intégration automatisée, dans le catalogue même de ces bibliothèques, d’un certain nombre de contenus de ces réseaux. Ainsi, le catalogue de la bibliothèque de Toulouse accueille les notes, critiques et « tags » des utilisateurs de Babelio .

3Une « fiche » de livre sur Babelio (mais la remarque pourrait être étendue aux autres réseaux), se présente comme un ensemble de métadonnées fournies par les éditeurs2 (couverture, nom de l’auteur, etc.) et une unité de rassemblement de formes et d’actions (tags, critiques, votes, extraits, citations, etc.) produites par des lecteurs. On a ici affaire à un « modèle anthologique » qui « permet de transformer les éléments collectés en publication ouverte et dynamique de savoirs potentiellement nouveaux » (Doueihi, 2011, p. 70), ici inscrits dans un nouvel espace énonciatif (la bibliothèque de Toulouse). En effet, [l]es petites formes sont des éléments modulables que l’on peut combiner à loisir. Elles ont vocation à s’inscrire dans une page faite de gabarits » (Candel, Jeanne-Pierrier, Souchier, 2012, p. 176). Le fantasme que réalisent ces « petites formes » est donc celui d’une forme toujours à venir, c’est-à-dire d’une forme susceptible de redevenir une matière potentiellement redéfinissable grâce aux API (application programming interface).

4Or, si de telles transformations sont possibles, c’est parce que les « contenus produits par les utilisateurs » ont un statut bien spécifique pour les concepteurs de ces dispositifs. La documentation de l’API de Goodreads, par exemple, révèle qu’une « review » (ou « critique ») d’un utilisateur n’est en effet rien d’autre qu’une « ressource », soit une entité (une « page », un « like », un « tweet », une « annotation », une « critique », etc.) dotée d’un identifiant stable appelé URI (comme une URL ou un ID). Mais si la ressource est stable, sa représentation, elle, peut subir des changements (Monin, 2013). Une critique sur Goodreads est par exemple stable en tant que ressource (elle est accessible depuis une requête) mais elle peut être affectée diachroniquement (la critique peut être modifiée sur le site de Goodreads) et synchroniquement (la « même » critique apparaît sur le site d’une bibliothèque partenaire). Par conséquent, ces réseaux se livrent à une monétisation des représentations.

Figure 1 – La documentation de l’API de Goodreads

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Source : https://www.goodreads.com/api/index#rating.create

5Comment sont capitalisées ces productions lectoriales ? Des formes familières de la culture livresque sont d’abord convoquées par nos réseaux, pour attirer des publics susceptibles de créer des contenus éditoriaux valorisables sur le marché locatif. Les signes stéréotypés abondent ainsi généralement (pile de livres accumulés ; livres soigneusement rangés et classés), qui connotent à la fois le désordre et l’ordre inhérents à toute « passion » de lire : l’utilisateur dont l’attention aura été captée peut alors explorer un espace où les appels à la participation sont permanents. Ces incitations peuvent emprunter des stratégies variées, de l’injonction formulée sur le mode impératif (Jahjah, 2014) à la sémiotisation de la parole (exemple des phylactères, ci-dessous) qui connote l’échange et la transparence. Ces logiciels ne feraient ainsi que mettre à disposition de l’utilisateur les moyens de la profération (Babelio favoriserait ainsi seulement « le bouche à oreille et la découverte de livres »3) ; ils se contenteraient de recueillir le besoin naturel (naturalisé) de s’engager dans une interaction verbale, alors qu’elle est médiatisée, outillée, et donc cadrée, par les logiciels proposés.

Figure 2 – Un phylactère dans un cadre d’écriture sur Goodreads

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Source : https://www.goodreads.com/.

Figure 3 – Des phylactères dans un cadre d’informations de Libfly

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6C’est en effet par le biais de cadres d’écriture que l’utilisateur s’engage dans une interaction, eux-mêmes régis par des actions spécifiques comme sélectionner, inscrire, valider. Le geste d’écriture se trouve ainsi encadré : les petites formes, qu’elles soient des critiques, des votes, des tags sont anticipés en amont, c’est-à-dire que les aléas de la signification sont en partie entravés ou, du moins, relativement limités, même s’ils peuvent aussi être tolérés pour rendre compte des singularités de l’acte d’interprétation, sans lesquelles quelques stratégies de recherche d’un titre donné achopperaient inévitablement4.

L’orientation des cadres perceptifs : comment sont justifiés les « contenus produits par les utilisateurs auprès du monde des bibliothèques ?

7Les formes ainsi produites font l’objet de justifications et de promotions auprès des bibliothèques, d’abord perceptibles dans la notion d’ « enrichissement » (ou « enrichment » ; Figures ci-dessous) autour de laquelle s’organisent, d’une part, la provocation (ou appel à participer) sur le mode impératif (« Give », « Browser » ; « Mettez », « Enrichissez ») et, d’autre part, une axiologie de la lecture (« exciting new content », « contenus essentiels »). Dans une perspective goffmanienne, on peut ainsi dire qu’un cadre primaire social (des contenus informatifs proposés à des bibliothèques) a été fabriqué, grâce au recours à des adverbes de quantité (« more ») associés à des adjectifs-évaluatifs (« engaging », « informative »). Rien n’indique, en effet, que les petites formes proposées amènent les utilisateurs à s’engager davantage (les retours d’évaluation indiquent même le contraire5). Ces justifications visent ainsi à orienter la perception grâce aux enchâssements des cadres.

Figure 4 – Plaquette informative de Libfly

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8La notion d’ « enrichissement » fonctionne donc implicitement avec celle d’ « appauvrissement ». On a en effet affaire à des figures métonymiques qui renverraient à deux types de culture : l’une, numérique, manifestement plus dynamique ; l’autre, imprimée, supposée inerte et appauvrie, comme l’illustre très bien la présentation de Babelthèque. Par le changement d’état graphique, le passage de la première à la deuxième diapositive démontre une plus-value : à la nudité du blanc succède le plein des formes éditoriales. Immédiatement signifiante (c’est pourquoi elle est renvoyée à sa fonction d’image : rien n’est clairement lisible), la première capture d’écran se passe de commentaire : chacun a déjà pu faire l’expérience d’un catalogue de bibliothèque ; la seconde, au contraire, matérialise le caractère novateur des contenus proposés en multipliant les clarifications, qui connotent parallèlement l’accumulation, cependant organisée dans des cadres éditoriaux.

9Les « outils » du web (dit) 2.0 s’apparentent dès lors à des « objets néomédiatiques » (Manovich, 2010), intégrables et modulables selon les besoins. L’article partitif auquel a recours Libfly est en ce sens révélateur (« Mettez du Web 2.0 dans votre site ») : il fait du « Web 2.0 » un élément quantifiable, ajustable, dosable, comme si l’enrichissement était une affaire de recette de cuisine déjà prête (« Libfly ajoute », « Libfly produit »), facile à maitriser parce qu’il n’y aurait plus qu’à faire cuire les aliments. Cette prise en charge doit ainsi parer les réticences techniques (« on s’occupe de tout, » semble dire Libfly) des institutions publiques, dont la fonction se limite alors à trouver le bon équilibre entre le sel et le poivre.

Sphère d’action, relais et champ discursifs

10Cette implantation, même relative, du web (dit) 2.0 dans les institutions publiques est l’indice de sphères ou de centres discursifs, comme les foires internationales sur l’édition numérique, qui exercent une certaine force sur un ensemble de périphéries médiatiques (blogs, journaux, etc.) et d’acteurs (bibliothécaires, journalistes, etc.) qui relaient, en les transformant évidemment, en les adaptant, un certain nombre de discours et d’imaginaires.

11L’exemple de la New York Public Library permettra d’explorer cette piste archéologique et méthodologique déjà entamée (Jahjah, 2014). En 2010, Ben Versbbow, directeur du NYPL Labas (le laboratoire d’expérimentations de la New York Public Library) présenta ainsi un projet intitulé Candide 2.0 qui permettait à des lecteurs d’annoter le texte de Voltaire. Plus précisément, des professeurs, des écrivains, des traducteurs furent chargés de « préparer le terrain » en « plantant des graines de commentaires » (Figure ci-dessous) afin de rendre le sol de la page assez « fertile » pour favoriser une « conversation avec le public » (« plant seeds of commentary in assigned chapters, preparing the ground for a fertile public conversation. »).

12Or, Ben Vershbow était un conférencier actif des Tools of Change, une conférence internationale sur l’édition lancée par Tim O’Reilly (l’inventeur de l’expression « Web 2.0 »). Lors de l’édition 2008, il défendit ainsi l’idée que les livres étaient des « conversations » (« Books as conversations »6) ; il était en cela fidèle aux discours présents chez les concepteurs des réseaux sociaux du livre (comme Bob Stein, le plus connu). Ses conceptions connurent manifestement un écho favorable dans le milieu universitaire et bibliothécaire. Le 15 mai 2006, Andrew Richard Albanese (écrivain et journaliste) mena un entretien avec Vershbow pour la revue Library Journal7 qui reprit à peu près tous les imaginaires du « Web 2.0 » sur le livre et la lecture (les livres favorisaient des « conversations », des « échanges », du « dialogue »8). Autrement dit : il y aurait un décalage entre la nature profonde des livres et l’offre bibliothécaire que les outils du web 2.0 viendraient tout naturellement pallier.

13Les relais discursifs du Web 2.0 peuvent cependant se faire de manière plus critique, notamment pour ce qui est en France des OPAC 2.0. On trouve ainsi sur certains blogs de bibliothécaires et d’acteurs de l’édition l’idée selon laquelle les usagers des catalogues des bibliothèques ne participeraient pas autant que le souhaiteraient les bibliothécaires9. Ainsi l’ensemble des formes, issues des réseaux de lecteurs, serait peu profitable ou, du moins, ne rencontrerait pas les espoirs initialement formulés par la profession. Cette dernière découvre alors les rouages du « Web 2.0 », qui repose notamment sur des incitations à la participation, sur la mobilisation de signes et de stratégies pour capturer et fidéliser l’utilisateur.

14Ces réticences, ou ces interrogations, portent ainsi des éclairages nouveaux sur la relation entre les sphères d’action et les périphéries : nous n’avons pas affaire à des espaces de consensus mais à un champ où s’expriment des avis divergents et où s’épanouit la disputatio.

Conclusion

15Les « contenus produits par les utilisateurs » des réseaux sociaux du livre sont donc fabriqués et collectés dans des espaces qui en orientent les formes et les fonctions. En effet, des cadres d’écriture les standardisent pour les rendre plus facilement exploitables, même si un taux de divergences est toléré, qui correspond aux aléas de tout acte d’interprétation et de recherche. L’utilité de ces contenus se trouve par ailleurs justifiée auprès des bibliothèques, qui les louent, grâce à des cadres perceptifs chargés d’en exhiber les vertus. Deux types de culture sont en effet mises en scène : la première (la culture de l’imprimé), supposée défaillante, appellerait naturellement le concours d’une culture, seconde, numérique jugée plus dynamique, qui donnerait les moyens aux bibliothèques d’être plus en phase avec des « usages » naturels (le partage, l’échange, etc.), dont on a bien vu qu’ils étaient naturalisés.

Bibliographie

DOUEIHI Milad, 2011, [2010], Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil.

CANDEL Etienne, JEANNE-PERRIER Valérie et SOUCHIER Emmanuël, 2012, « Petites formes, grands desseins. D’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures » dans Jean Davallon (dir.), L’économie des écritures sur le Web, Paris, Hermès-Lavoisier, p. 135-166.

JAHJAH Marc, 2014, « Les marginalia de lecture dans les « réseaux sociaux » du livre (2008-2014) : mutations, formes, imaginaires », Thèse de doctorat, EHESS.

MANOVICH Lev, 2010 [2002], Le Langage des nouveaux médias, Dijon, Les Presses du réel.

MONNIN Alexandre, 2013, « Les ressources, des ombres récalcitrantes », SociologieS, 25 juin 2013.

WIART Louis, 2014, « Lecteurs,quels sont vos réseaux ? », http://www.inaglobal.fr/edition/article/lecteurs-quels-sont-vos-reseaux. Consulté le 14/2/2015.

Notes

1 Voir (entre autres) : Lu Caimei, Park Jung-ran et Hu Xiaohua, 2010, « User tags versus expert-assigned subject terms : A comparison of LibraryThing tags and Library of Congress Subject Headings », Journal of Information Science, vol. 36, no 6, p. 763-779 ; Chalon Patrice X., Pretoro Emmanuel Di et Kohn Laurence, 2008, « OPAC 2.0 : Opportunities, development and analysis », http://eprints.rclis.org/12136/1/chalon_EAHIL2008.pdf, consulté le 14/02/2015.

2 Dans le cas de Babelio, ces informations sont en fait puisées à partir de la base d’Amazon. En France, Electre possède ce type de métadonnées mais les livres à un prix semble-t-il exorbitant (je m’appuie ici sur des conversations informelles avec des professionnels du livre et les dirigeants de Babelio). Ce partenariat avec Amazon pose évidemment des questions et des problèmes puisque l’entreprise peut changer le contrat d’utilisation de ces métadonnées et ainsi fragiliser l’édifice sur lequel reposent ces réseaux. Pour éviter de dépendre d’un seul acteur, Librarything s’appuie ainsi sur un ensemble de métadonnées fournies par les bibliothécaires américaines, dont celle du Congrès.

3 Source : https://babeltheque.wordpress.com/2014/02/21/babeltheque-le-service-denrichissement-aux-bibliotheques-publiques-de-babelio/.

4 Par exemple, si l’utilisateur X étiquette « ww2 » pour « World War 2 » sur un livre donné, on peut penser qu’un utilisateur Y sera susceptible de recourir un jour au même tag pour chercher un livre.

5 Voir par exemple Manzinali Eymeric, « Babelthèque à la bibliothèque de Toulouse  : observations sur les OPAC 2.0 », http://mondedulivre.hypotheses.org/477, consulté le 19 février 2015.

6 Source : http://www.toccon.com/toc2008/public/schedule/detail/1657.

7 « The Social Life of Books », 15 mai 2006, http://lj.libraryjournal.com/2006/05/ljarchives/lj-qa-the-social-life-of-books/. Source consultée le 19/09/2014.

8 « Soon, books will literally have discussions inside of them, both live chats and asynchronous exchanges through comments and social annotation. You will be able to see who else out there is reading that book and be able to open up a dialog with them. » Source : « The Social Life of Books », 15 mai 2006, http://lj.libraryjournal.com/2006/05/ljarchives/lj-qa-the-social-life-of-books/. Source consultée le 19/09/2014

9 Par exemple : Guillaud Hubert, “Pourquoi avons-nous besoin de catalogues 2.0 ?”, http://lafeuille.blog.lemonde.fr/2010/04/28/pourquoi-avons-nous-besoin-de-catalogues-20/. Source consultée le 14/02/2015 et Dujol Lionel, “Le catalogue 2.0 ou le mythe de l’usager participatif  ?”, https://labibapprivoisee.wordpress.com/2009/10/14/le-catalogue-2-0-ou-le-mythe-de-lusager-participatif/, consulté le 19/02/2015.

Pour citer ce document

Marc Jahjah, «Fabrication et justification des « contenus produits par les utilisateurs » des réseaux sociaux du livre auprès des bibliothèques», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 11-Varia, DANS L’ACTUALITÉ,mis à jour le : 15/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=488.

Quelques mots à propos de : Marc Jahjah

Université Paris 4, EHESS