Aller la navigation | Aller au contenu

QUESTIONS DE RECHERCHE

Alex Frame

Quelle place pour l’interculturel au sein des SIC ?

Article

Texte intégral

1Alors que des tensions sociales et religieuses frayent la chronique dans un contexte de mondialisation toujours plus présente et pressante, l’interculturel est devenu un défi majeur pour nos sociétés, ouvertes aux migrations et branchées sur les technologies d’information-communication (Appadurai, Wolton). En réduisant les distances, les médias contribuent à fragiliser le vivre-ensemble, tandis que des discours populistes sur l’immigration et la religion menacent au quotidien le lien social. Face à cet enjeu de taille, il est urgent d’améliorer notre compréhension collective de la diversité et de la communication interculturelle.

2Or, on assiste en parallèle à une inflation sémantique du concept d’interculturel qui risque de perdre de son utilité heuristique, pour ne devenir qu’une simple épithète qui renvoie vaguement à la diversité culturelle. Pour éviter cette dérive, deux écueils sont à éviter, lorsqu’on emploie le terme « interculturel » : l’interculturel n’est pas (nécessairement) international et l’international n’est pas interculturel ! Pour expliquer rapidement cette antinomie, contentons-nous de rappeler que, d’une part, des phénomènes interculturels s’observent entre n’importe quels groupes ou cultures : il ne faut pas se limiter à la seule culture nationale. D’autre part, les termes d’interculturel, ou d’interculturalité, renvoient en réalité à des problématiques qui consistent à comparer des « cultures » entre elles, ou à examiner des dynamiques interactionnelles qui impliquent plusieurs « cultures » (infra). Le simple fait qu’une étude évoque un autre pays ne rend pas nécessairement cette étude « interculturelle ».

3Si on se limite à une utilisation stricte du terme, un troisième écueil, hélas souvent rencontré, consiste à réduire les problématiques interculturelles à la seule approche comparative de cultures (nationales). Pire, dans les formations à l’interculturalité, à destination de cadres d’entreprise par exemple, l’interculturel peut se trouver très vite réduit à une petite série de « dimensions » : de clés à comprendre, à apprendre, pour qui souhaite devenir un « bon » communicant « interculturel ». Pour répondre à des impératifs de vulgarisation, de transmission et d’opérationnalité rapides, on gomme parfois la complexité et le caractère dynamique du processus interculturel intersubjectif, au risque de s’exposer aux recettes faciles et à leur lot de stéréotypes. Pour éviter ces trois écueils, cet article passera rapidement en revue différentes approches dans les travaux sur l’interculturel, afin de dessiner les contours du champ scientifique de la communication interculturelle, et l’asseoir fermement au cœur des SIC.

Geert Hofstede et les approches culturelles comparatives

4Après Edward T. Hall, peut-être, l’un des noms les plus souvent cités en relation avec le champ de l’interculturel est celui de Geert Hofstede. Le modèle multidimensionnel d’Hofstede (4, puis 5 et enfin 6 dimensions dans sa version de 2010) a connu un très grand succès en milieu professionnel, ainsi que dans une grande partie de la communauté scientifique. Malgré des faiblesses méthodologiques (contestées), ce modèle constitue une référence parmi les approches comparatives ou « cross-cultural » des cultures nationales (Frame 2013, 40 et seq.). Du point de vue de la communication, cela peut être intéressant, en effet, d’étudier les valeurs et les croyances associées à différentes cultures nationales, afin de comparer ces « systèmes de signification » entre eux, à l’aide d’un outil de comparaison tel que le modèle d’Hofstede (ou celui de Trompenaars, de Lewis ou, avant eux, de Talcott Parsons).

5Des problèmes surgissent, cependant, lorsque des chercheurs ou d’autres individus veulent appliquer le modèle d’Hofstede, conçu pour le niveau macrosocial, à des études de niveau microsocial, autrement dit à des interactions face à face. Comme l’écrit et le dénonce Hofstede lui-même, le modèle n’est plus valable dès lors qu’on cherche à l’appliquer directement à des individus de telle ou telle nationalité. Non seulement (a) ce ne sont pas des membres statistiquement typiques de (l’échantillon étudié de) leur communauté nationale, mais (b) on oublie trop vite que les individus, en plus d’être de telle ou telle nationalité, font partie de plusieurs groupes sociaux avec des cultures différentes et, enfin, (c) qu’ils adaptent leurs comportements et leurs attentes les uns vis-à-vis des autres en fonction des différentes identités qu’ils se projettent mutuellement et de l’image qu’ils cherchent eux-mêmes à cultiver.

6Appliquer les modèles comparatifs aux interactions microsociales, afin de chercher à anticiper de possibles malentendus qui pourraient surgir entre nationalités, revient à prendre à la lettre et à transformer en cadre déterministe rigide la célèbre formule d’Edward Hall : « la culture est communication et la communication est culture » (Hall 1984, 219). En tant que chercheurs en SIC, nous voyons plutôt dans la communication un processus social de construction intersubjective de sens, riche de ses dimensions sensible et symbolique, qui ne saurait être réduit à une simple « programmation » culturelle. Les individus ne sont pas des robots aux actes culturellement prédéterminés, mais des acteurs sociaux qui réfléchissent et qui performent des répertoires, en fonction de situations, de relations, d’identités et d’intentionnalités différentes.

Les deux « vagues » de recherches sur l’interculturel

7C’est pour éviter de tomber dans de tels pièges culturalistes qu’il est essentiel, pour les chercheurs travaillant sur l’interculturel, de bien différencier ce que Helen Spencer-Oatey et Peter Franklin appellent les approches « culture-comparatives » (exemplifiées ici par les travaux d’Hofstede) des approches « culture-interactionnelles », appliquées aux interactions microsociales. Historiquement, il y a eu bien davantage d’études comparatives que d’études interactionnelles (Spencer-Oatey et Franklin 2009, 267), pour des raisons liées à ce que Victor Friedman (2014) identifie comme deux « vagues » dans les recherches internationales sur l’interculturalité.

8Au début des années 80, écrit Friedman, lors de la « première vague », l’on concevait la culture comme un système de significations lié à un groupe (national, ethnique, professionnel, etc.). Les individus « appartenaient » à une culture, qui structurait le regard qu’ils portaient sur le monde. Les approches de la première vague, généralement d’ordre comparatif, concevaient les différences culturelles comme des barrières à la communication, qui pouvaient être surmontées en les identifiant et en s’y adaptant. Par adaptation, écrit Friedman, on entendait la nécessité pour chacun de chercher à comprendre la culture d’autrui, afin d’adapter réflexivement ses comportements pour en tenir compte dans sa communication. La littérature de la « première vague » cherchait à établir les différences culturelles afin de préconiser des manières efficaces de s’y adapter. En mettant tous les individus sur un même plan et en faisant d’eux des porteurs d’une seule culture (généralement nationale), cette première vague n’échappe pas au troisième écueil que nous avons identifié (supra).

9La « deuxième vague », que Friedman situe à partir des années 2000, met l’accent non pas sur la manière dont les cultures façonnent le comportement individuel, mais sur la capacité des individus à se servir de différentes cultures pour communiquer. Cette deuxième vague rassemble des approches endogènes de la culture qui conçoivent les cultures comme des répertoires. Plutôt que d’affirmer que les individus appartiennent à une culture, la deuxième vague considère que les cultures (au pluriel) appartiennent aux individus, comme autant de ressources, de « boites à outils » qu’ils peuvent utiliser pour faire face à différentes situations. L’interculturel devient alors l’étude de ces processus intersubjectifs de co-construction de sens qui mobilisent, performent des répertoires culturels différents, en fonction du contexte, des identités et des comportements des uns et des autres. Les individus ne s’adaptent non pas à la culture d’autrui, mais à une situation dans laquelle ils sont confrontés à des acteurs sociaux, eux aussi porteurs de multiples cultures.

10Sans renier pour autant la partie inconsciente et profondément affective de l’appartenance culturelle au sens de la « première vague », il semble tout à fait pertinent de mettre en avant (aussi) la multiplicité des cultures et la capacité des individus à mobiliser différents savoirs et traits culturels, en fonction de la situation. C’est à ce processus que sont consacrées les approches « interactionnelles » que Spencer-Oatey et Franklin appellent de leurs vœux (2009, 267). Plutôt que de la subordonner à des dictats culturels, ces approches mettent la communication au cœur de leurs préoccupations. Elles pensent la multiplicité des cultures et des identités, à différents niveaux de la structure sociale (ibid., 46), afin de prendre la mesure de la complexité des interactions sociales.

11Malgré la proéminence des approches comparatives dans le champ de la communication interculturelle, un certain nombre de travaux existants, notamment dans l’espace francophone, traitent de sa dimension « interactionnelle ». Celle-ci a été étudiée en psychologie culturelle (notamment autour des « stratégies identitaires » de Carmel Camilleri), de la sociologie (multiculturalisme) et de la psychologie sociale (dynamiques intergroupes). D’autres « théories » en communication interculturelle, davantage connues dans la littérature anglophone, donnent aussi des perspectives intéressantes. La théorie de l’accommodation communicationnelle (« Communication Accommodation Theory – CAT ») et la théorie de la gestion de l’anxiété et de l’incertitude (« Anxiety and Uncertainty Management Theory – AUM ») en sont deux exemples. Enfin, en nous inspirant de tous ces courants, mais aussi de l’interactionnisme symbolique, nous avons proposé « l’approche sémiopragmatique de la communication interculturelle », dont l’objectif est de rendre compte des processus communicationnels en œuvre, lors d’interactions « interculturelles » (Frame 2013).

L’interculturel au cœur des SIC

12La communication a toujours été conçue comme lieu d’expression des cultures. Or, pour la « deuxième vague », cette expression n’est pas mécanique ou déterministe. Elle devient, au contraire, proprement intersubjective et performative : les cultures s’actualisent et se définissent à travers la manière dont les acteurs mobilisent leurs répertoires culturels dans l’interaction, pour créer du sens. Comme ce processus de création, de co-construction de sens est aussi au cœur des préoccupations des SIC, nous défendons l’idée selon laquelle cette « interdiscipline » peut proposer un regard riche et pertinent sur le fait interculturel.

13Eric Dacheux (1999) va plus loin et reproche à une majorité de travaux entrepris dans le cadre de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC) de focaliser exclusivement sur la question de l’interculturel sans prendre en compte les processus communicationnels. Il affirme que « toute communication est interculturelle », reconnaissant ainsi la multiplicité des cultures (professionnelles, organisationnelles, régionales, ethniques…) qui sous-tendent n’importe quelle interaction et qui constituent des répertoires de significations symboliques et sémiotiques pour les acteurs de la rencontre. De ce point de vue, il peut être tout aussi pertinent d’examiner la dimension interculturelle de rapports intergénérationnels ou interprofessionnels que de prendre en considération les éléments de culture commune qui permettent à des collègues de nationalités différentes de coordonner leur travail au sein d’une entreprise multinationale. Pour Catherine Kerbrat-Orecchioni (1994, 141), la communication interculturelle peut servir de « miroir grossissant » mettant en lumière des processus qui ont lieu dans toute communication interpersonnelle.

14(Ré)inscrire l’interculturel en SIC revient donc à proposer un double enrichissement. D’une part, on souligne le potentiel de la dimension interculturelle pour toute analyse de communication interpersonnelle, y compris ce qui relève de la communication des organisations ou de la communication médiatée par ordinateur (CMO), par exemple. La communication interculturelle propose des modèles pour prendre en compte les différentes identités sociales et traits culturels revendiqués, mais aussi ceux que l’on projette les uns sur les autres durant une interaction. Parallèlement, les recherches en communication interpersonnelle, communication des organisations ou CMO peuvent aider les chercheurs qui s’intéressent à l’interculturel à mieux cerner l’influence du contexte et de l’intentionnalité, des formes techniques, organisationnelles ou institutionnelles, des relations de pouvoir et ainsi de suite, sur les interactions qu’ils étudient.

Limites du champ

15Or, cela revient-il à diluer l’interculturel dans le social, ou, au contraire, à tout ramener à sa seule dimension d’interculturalité ? Où se trouvent les limites de l’interculturel ? Si on ne peut plus circonscrire le champ aux seules rencontres entre nationalités différentes, il convient tout de même de poser des limites à ce qui peut être considéré comme « interculturel ». Il semblerait que les limites soient ici subjectives, dans la mesure où ce sont les acteurs sociaux (ou le chercheur) qui sont les mieux à même de qualifier ou non d’« interculturelle » une situation donnée, selon le regard qu’ils portent sur elle et le degré d’altérité culturelle qu’ils supposent.

16Une telle position peut sembler paradoxale, dans un article qui a commencé en critiquant l’utilisation du terme « interculturel » pour des études qui ne traitaient « que » de l’international ! Mais cela est compatible avec une volonté de décloisonner, de dé-réifier le champ, en cherchant l’interculturel avant tout dans la qualité du regard que l’on porte sur un objet, quel qu’il soit. Mettre en avant la dimension interculturelle de la communication, c’est chercher à mettre en évidence des systèmes culturels différents, liés à des identités, ou des processus sociaux de co-construction, mobilisant de multiples répertoires culturels.

Conclusion

17En cherchant à identifier trois écueils majeurs « à éviter » lorsqu’on parle de l’interculturel, ce court article a voulu déconstruire la vision réductrice qui s’attache trop souvent au terme. En abordant la multiplicité des cultures et la complexité des relations que les individus entretiennent avec elles, nous avons voulu jeter les bases d’un possible rapprochement, mutuellement bénéfique, entre les études de communication traditionnellement dites « interculturelles » et celles dites « interpersonnelles ».

18En plus de ce qu’un tel rapprochement peut nous enseigner sur des interactions individuelles, ancrer l’interculturel dans l’interpersonnel constitue aussi un moyen de penser le global à travers le local. C’est dans la complexité des relations sociales et identitaires de la communication interpersonnelle située (grounded) qu’il faut regarder pour mieux comprendre le processus d’interculturation (Demorgon) : la manière dont les différentes cultures (nationales, régionales, professionnelles, religieuses, familiales, etc.) évoluent au contact les unes avec les autres à travers la médiation des interactions intersubjectives. À travers des recherches de ce type, les SIC peuvent espérer contribuer à notre compréhension collective de l’interculturel et apporter des réponses à des phénomènes sociaux d’une grande actualité pour la société d’aujourd’hui et de demain.

Bibliographie

DACHEUX Éric. « La communication  : point aveugle de l’interculturel  ? ». Bulletin de l’ARIC 31 (1999), 2.

FRAME Alex. Communication et interculturalité  : cultures et interactions interpersonnelles. Paris : Hermès Science Publishing, 2013.

FRIEDMAN Victor. « Negotiating Reality : Intercultural Communication as Constructing Social Space ». Dans Theoretical Turbulence in Intercultural Communication Studies. Sous la direction de Saila Poutiainen. Newcastle-Upon-Tyne : Cambridge Scholars Publishing, 2014.

HALL Edward T. Le langage silencieux. Paris : Editions du Seuil, 1984.

KERBRAT-ORECCHIONI Catherine. Les Interactions Verbales (tome III). Paris : Armand Colin, 1994.

SPENCER-OATEY Helen et Peter FRANKLIN. Intercultural interaction  : a multidisciplinary approach to intercultural communication. Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2009.

Pour citer ce document

Alex Frame, «Quelle place pour l’interculturel au sein des SIC ?», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 11-Varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 15/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=494.

Quelques mots à propos de : Alex Frame

Université de Bourgogne. Équipe TIL EA 4182