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> Axe 4

Viviane Clavier et Céline Paganelli

Activités informationnelles et organisation des connaissances : résultats et perspectives pour l’information spécialisée

Article

Texte intégral

1Inscrits dans le champ de l’information spécialisée, nos travaux mettent en évidence que les activités informationnelles (AI) en situation professionnelle sont modelées par un ensemble de facteurs et de logiques d’ordre divers, que ce soit le contexte socio-organisationnel, l’environnement informationnel, les activités principales qui sont à l’origine des AI ou encore des variables individuelles (l’expertise notamment). Parallèlement des travaux antérieurs, qui relèvent également du champ de l’information spécialisée, ont montré que la description et la caractérisation de contenus textuels, leur représentation sous la forme de connaissances organisées et médiatisées s’appuyaient notamment sur les propriétés linguistiques de l’information.

2L’ensemble de ces travaux présente comme point commun d’adopter une approche « contextualisée », i.e. une approche qui s’appuie sur une analyse pointue du contexte d’usage de l’information (finalité professionnelle, pratiques des usagers) et sur une analyse du contenu des documents (propriétés linguistiques des textes, ancrage énonciatif et portée pragmatique des discours).

3Le programme de recherche que nous avons mis en place entre 2010 et 2014 s’est appuyé sur plusieurs recherches de terrain qui avaient toutes pour objectifs, d’une part, de décrire finement les pratiques informationnelles de spécialistes, la diversité des formats et des contenus de l’information spécialisée en usage dans ces communautés professionnelles. D’autre part, elles visaient à analyser les formes d’articulations entre ces pratiques et ces contenus : l’analyse des parcours de consultation de documents ou des parcours de navigation au sein d’une base documentaire, le recueil de notes ou d’annotations laissées par les usagers au cours de leur lecture, le recueil des commentaires oraux des usagers qui justifient les résultats de leur recherche d’information, etc.

4Plusieurs recherches empiriques ont ainsi été mises en œuvre. Deux d’entre elles s’inscrivaient dans des recherches finalisées et présentaient comme point commun de faire l’objet de plateformes documentaires destinées à accueillir des archives numérisées.

5Le premier projet, Cluster 13 « Culture, patrimoine et création », projet 4 « corpus numérique »1, a fait l’objet d’un contrat financé par la région Rhône-Alpes et a rassemblé des chercheurs de l’axe « Documents et société » d’Elico et du Gresec (axe « Connaissances, information et documents »). Le but de ce projet était de valoriser et mettre en ligne des fonds patrimoniaux de la presse illustrée régionale du xixe siècle, disponibles au département Documentation Lyon et Rhône-Alpes de la Bibliothèque Municipale de Lyon, pour permettre à terme, l’accès gratuit et à distance de ces fonds2. Il s’agissait de construire et d’alimenter une base de données contenant les versions textes et images de ces collections, mais également de valoriser ce patrimoine numérique de manière à permettre au lecteur de construire ses propres documents à partir de ces sources ; de permettre aux professionnels des bibliothèques de construire des parcours thématiques ; d’offrir au lecteur une reconstruction du contexte spatial et temporel dans lequel ces textes et gravures ont été produits.

6Dans ce cadre, deux études complémentaires ont été menées par Céline Paganelli en collaboration avec Evelyne Mounier (Gresec) et Stéphanie Pouchot (Elico). La première étude portait sur l’analyse des pratiques de consultation des fonds patrimoniaux, dans des bibliothèques ou des services d’archives, et de leurs représentations par les professionnels. Elle a permis de contextualiser et d’appréhender de manière plus globale les usages effectifs de ce type de collections : le type d’information recherché, l’activité et les motivations qui conduisent à consulter ces collections, les stratégies de recherche développées par les lecteurs. Les résultats ont montré que ce type de collections est consulté dans un cadre professionnel (chercheurs en histoire, journalistes, urbanistes…) ou de loisirs. Les recherches effectuées portent sur des thématiques, des événements, des noms de personnes ou de lieux, et enfin sur des objets particuliers comme les petites annonces, les publicités ou les caricatures. La seconde étude conduite par Viviane Clavier (Gresec) avait pour objectif de proposer des méthodes d’annotation semi-automatiques pour créer des parcours thématiques destinés à faire découvrir la collection au grand public. Pour cela, il convenait de définir un langage d’indexation susceptible d’apporter une aide aux indexeurs professionnels ou aux usagers spécialistes de la collection. Une analyse de corpus a été réalisée sur les textes déjà numérisés et ayant fait l’objet d’une reconnaissance optique de caractères. Plusieurs thèmes récurrents sont apparus dans les textes (dont la chronique intitulée « Causerie ») et les illustrations du Progrès Illustré : le choix des sciences et des techniques a été retenu. Une méthode d’annotation sémantique partiellement automatisée a été proposée avec un logiciel de traitement automatique des langues (Nooj). Trois niveaux d’indexation ont été définis afin de respecter au plus près l’organisation de l’information dans un journal, notamment la déclinaison d’un thème en genres et événements.

7Le second projet a pris place dans le cadre de la structure fédérative interne Métilde, financée sur fonds propres par l’Université Stendhal, sur la mise en ligne et la valorisation des manuscrits de Stendhal3. Ce projet a impliqué des enseignants-chercheurs des laboratoires de littérature, de sciences du langage et le Gresec de l’Université Grenoble 3 entre 2011 et 2014. Depuis 2006, les chercheurs de littérature et de linguistiques travaillaient à la transcription et la refonte d’une archive en ligne des manuscrits de Stendhal, offrant un accès à ce patrimoine inestimable au grand public et à la communauté scientifique.

8Notre participation a plus spécifiquement porté sur le rôle et la place de cette archive auprès de la communauté des spécialistes (en histoire littéraire, en génétique textuelle, etc.). Tout d’abord, il s’est agi d’identifier les publics spécialisés en littérature du 19e, d’analyser leurs pratiques informationnelles et d’envisager la place des manuscrits dans leurs activités de recherche (Céline Paganelli et Evelyne Mounier). Ensuite, nous avons dressé une recension de sites web comportant des manuscrits autographes afin de situer les spécificités des dispositifs développés par les unités de recherche en littérature et/ou les spécialistes des humanités numériques (Viviane Clavier). Enfin, une étude consacrée à la plateforme d’archives des manuscrits de Stendhal a été réalisée afin de recueillir automatiquement des actions (logs, requêtes, etc.) et à interpréter les traces d’usage (Laurence Balicco et Jean-Stéphane Carnel).

9Au-delà des objectifs immédiats liés aux impératifs inhérents aux projets de recherche finalisée, ces études permettent d’alimenter une réflexion épistémologique et théorique au sein de la discipline.

10Un premier axe de réflexion concerne la portée de ce type d’études. Les analyses d’usages et de pratiques ont une visée descriptive évidente et donnent à comprendre des phénomènes inscrits dans un contexte défini. Toutefois la pertinence de leur accumulation, d’un point de vue scientifique, se pose. Objectifs, méthodologies, modalités d’analyse différents, rendent délicates la comparaison et, a fortiori, la capitalisation des résultats et incitent à une vision à court-terme. Pour dépasser cette approche, nous suggérons de prendre en compte un ensemble d’entrées dont l’analyse et la compréhension permettent à la fois une appréhension globale des objets étudiés et le développement de connaissances plus générales sur le sujet. Le recours à ce modèle d’analyse permet de prendre en considération les usages et les pratiques informationnelles comme étant inscrites dans un cadre plus large : les tendances générales et transversales qui affectent le champ de l’information communication et qui, de ce fait, influencent ces pratiques ; ainsi que les éléments qui constituent le contexte dans lequel ces activités se développent.

11Un deuxième axe de réflexion porte justement sur la notion de contexte. Si elle est largement mobilisée dans les études relatives aux pratiques informationnelles, elle n’en est pas moins floue et nos travaux incitent à en cerner les contours. Ici, nous choisissons de définir le contexte comme un objet construit à partir de différents éléments que sont :

  • des acteurs, définis par le fait qu’ils sont en train d’agir et par un certain nombre de variables liées à leur situation au sein d’une organisation : facteurs cognitifs relatifs au contexte de travail (expertise, savoir-faire, univers de connaissances, rôle professionnel, statut), variables démographiques, usages qu’ils font des ressources informationnelles disponibles et plus largement pratiques info-communicationnelles (notamment en matière de recherche d’information, de lecture,…) ;

  • un environnement informationnel, constitué de documents et de dispositifs, et leurs conditions de production, de diffusion et d’accès ;

  • et enfin un environnement socio-organisationnel. Plusieurs éléments constituent cet environnement dans lequel l’acteur évolue : les modes d’organisation du travail, les méthodes de management, les stratégies et politiques développées notamment en matière de culture informationnelle, enfin les relations entre les différents acteurs qui y travaillent.

12Un troisième axe de réflexion porte sur la nature des activités informationnelles au travail. Le recueil de données empiriques auprès d’acteurs en situation de recherche d’information, de consultation de documents, d’interrogation de sources documentaires incite à appréhender les activités informationnelles comme des activités complexes, constituées d’opérations multiples (interrogation, lecture, recours à un collègue…) mises en œuvre pour s’informer. Mais ces activités vont au-delà de la seule récupération d’information, puisque les acteurs mettent en œuvre un ensemble d’opérations en vue également de l’évaluation, l’exploitation, le traitement, le stockage, la diffusion ou encore le partage de l’information.

13Un dernier axe de réflexion émerge. Parmi les résultats des études d’usage, nous avons observé que la recherche de thèmes était rarement le point focal des usagers. Se pose donc ici la question de la prise en compte de marqueurs langagiers représentant des connaissances adossées à un environnement énonciatif ou à un contexte spatio-temporel. Tel est le cas de la description, de l’annotation et de l’indexation d’événements qui mettent en œuvre plusieurs niveaux de description (lexical, morphosyntaxique, énonciatif) renvoyant à des thèmes, des lieux, des noms de personnes, des temporalités. En outre, se pose la question des méthodes à mettre en œuvre pour identifier automatiquement les passages de textes qui décrivent des informations narrativisées, comme des récits événementiels, ou des portraits, comme des descriptifs de personnalités, etc. Dans ces cas, la question de l’organisation des connaissances ne se pose plus en termes de langages conformément à une perspective instrumentale de l’indexation, mais bien en termes de discours suivant une perspective interprétative, communicationnelle et sociale de l’information.

14En conclusion, les résultats obtenus dans ces études finalisées font écho à des recherches que nous avons menées sur d’autres terrains pour caractériser les pratiques informationnelles de professionnels en situation de recherche d’information, comme des médecins spécialistes en CHU ou en libéral, des employés de banque, des chercheurs en SIC, des historiens. Ainsi, nos travaux contribuent-ils à cerner les contours de l’information professionnelle en adoptant une perspective sociale et communicationnelle de l’information qui se donne pour objectifs d’articuler les logiques d’usages aux modalités de production, d’organisation et de diffusion des connaissances.

15En guise de perspective, nos projets de recherche se profilent actuellement dans le domaine de la santé et de l’éducation, plus particulièrement auprès de médecins et d’enseignants du primaire et du secondaire. Concernant la santé, nous souhaitons analyser les formes de médiation de l’information spécialisée vers le grand public. Nous nous interrogeons ainsi sur le rôle joué par les professionnels de santé dans cette médiation, et ce sous différents aspects :

16Dans le cadre de la diffusion d’informations de santé via les médias sociaux, le discours spécialisé émanant de professionnels peut intervenir de manière directe via la modération ou, indirectement, en étant rapporté par les internautes. Sur ce second point, un article, intitulé « S’informer via les médias sociaux de santé : quelle place pour les experts ? » est en cours de publication dans la revue Le Temps des médias.

17Dans le cadre de campagnes de communication pour les alicaments, dont la réglementation reste floue et qui se situent au croisement de l’alimentation et du médicament. Cet objet hybride est un sujet particulièrement intéressant pour analyser les logiques de circulation de l’information : par exemple, comment le marché s’approprie-t-il et diffuse-il l’information liée aux propriétés scientifiques de nutriments pour optimiser les ventes de certains de leurs produits ? Comment les pouvoirs publics, à travers différentes institutions (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail – ANSES, Autorité de régulation professionnelle de la publicité – ARPP, etc.), mettent-ils en place des instruments de régulation pour encadrer ces pratiques ? Est-ce que l’utilisation des données scientifiques par ces associations n’aboutirait pas in fine à une information également partiale et partielle ? Ce projet de recherche est mené en collaboration avec J.-P De Oliveira (Gresec, U. Stendhal-Grenoble 3) et I. Hinninger – LBFA, U. Fourrier-Grenoble 1)4.

18Concernant le domaine de l’éducation, les activités informationnelles des enseignants du primaire et du secondaire ont, jusqu’à présent, été assez peu étudiées dans notre discipline, les travaux menés par Vincent Liquète faisant exception. Pourtant cette population est particulièrement intéressante si l’on veut analyser les articulations entre logiques d’usage et modalités d’organisation des connaissances. Les enseignants travaillent en s’appuyant sur des informations de type très variées : informations culturelles, d’actualités, didactiques, scientifiques ou pédagogiques. Ces informations sont éditorialisées et diffusées selon des modalités diverses et, si l’institution, via les CDI ou le réseau des CRDP, met à disposition des ressources organisées, les enseignants n’en demeurent pas moins amenés à s’informer via des modalités plurielles et à créer leur propre collection personnelle et leur propre modalités d’organisation des informations qui leur sont utiles.

Notes

1 Sous la responsabilité de Geneviève Lallich-Boidin, Lyon1, 2008-2010.

2 Les collections de la presse illustrée du 19e siècle, dont celle du Progrès Illustré, sont aujourd’hui accessibles sur : http://collections.bm-lyon.fr/PER003100. (Consultation le 30 novembre 2014).

3 http://manuscrits-de-stendhal.org/

4 Projet de recherche « Médecine, Information Communication, Alicament (MedIDA) » déposé auprès de la région Rhône-Alpes avec J.P. De Oliveira (Gresec, U. Stendhal) en collaboration avec C. Paganelli (Lerass, U. Montpellier 3) et I. Hininger (Laboratoire de bioénergétique fondamentale et appliquée, U. Joseph Fourrier).

Pour citer ce document

Viviane Clavier et Céline Paganelli, «Activités informationnelles et organisation des connaissances : résultats et perspectives pour l’information spécialisée», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 11-Varia, DOSSIER, > Axe 4,mis à jour le : 17/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=538.