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CARTE BLANCHE AUX JEUNES CHERCHEURS

Marie Berthoud

Le terrain et ses « situations problématiques »
Élaboration d’un travail de recherche sur les discours liés a l’alimentation scolaire dans les écoles

Article

Texte intégral

1Nous avons choisi de discuter dans cet article de différentes phases de notre travail de recherche. À partir d’une question que nous nous sommes posée, nous avons mené un travail de terrain et d’enquête qui fût parfois « problématique ». Daniel Cefaï explique que le chercheur se retrouve parfois dans des « situations problématiques qui suscitent sa perplexité, éveillent sa curiosité, invalident les schèmes interprétatifs et motivationnels qui organisent son champ d’expérience et d’action » (D. Cefaï, 2012). Ces problèmes que nous rencontrons fondent notre recherche au sens où ils nous permettent d’élaborer de nouvelles pistes, auxquelles, sans doute, nous n’aurions pas pensé avant. C’est sous le prisme de cette question de « situation problématique » que nous souhaitons présenter notre travail et les pistes que nous avons pu découvrir en enquêtant.

D’un sujet à une question

2Dans le cadre de notre thèse en sciences de l’information et de la communication, nous travaillons sur les discours liés aux pratiques alimentaires dans les institutions scolaires.

3C’est à partir des années 1950 que l’école est investie, de plus en plus, par les préoccupations de santé publique concernant les enfants. Au cours de ces dernières années apparaissent des programmes nationaux ou locaux en matière d’éducation à la santé et à l’alimentation dans les écoles. Sécurité alimentaire, qualité nutritionnelle, éveil et éducation au goût, sensibilisation au gaspillage, responsabilisation des enfants, apprentissage des règles de vie et d’hygiène en collectivité, sont autant d’objectifs que se fixent désormais des instances publiques telles que, par exemple, le programme national de nutrition et de santé (PNNS).

4Les temps de restauration collective sont devenus des temps et des espaces empreints, pour ne pas dire noyés, d’une multitude d’injonctions et de prérogatives éducatives et pédagogiques. Les cantines, ou plutôt, comme on les nomme désormais, les « restaurants scolaires » sont devenus, au fur et à mesure, des temps d’éducation et de formation des jeunes enfants à de « meilleures pratiques alimentaires ».

5Mais ce que nous pouvons constater, c’est que ces discours publics cristallisent souvent, au-delà même de la question de l’alimentation, des questions autour de la citoyenneté, de la responsabilisation des enfants, de leur rôle dans la société, ou de leur appartenance à une communauté normative. En ce sens, nous pouvons dire que ces discours publics impliquent des enjeux politiques, sociaux et culturels forts. Notre question de départ était donc de comprendre ce que sont ces discours publics et comment ils sont utilisés, actualisés et réappropriés dans les établissements scolaires.

D’une question à un terrain et une méthodologie

6Pour répondre à notre question de départ, nous avons choisi de travailler à la fois sur les discours institutionnels (programmes, sites internet de ministères, etc.) mais également sur les pratiques autour de l’alimentation dans les restaurants scolaires. Cinq écoles primaires différentes ont été choisies pour notre enquête. Ces établissements sont répartis dans différents quartiers de la ville de Lille. Nous avons tout d’abord conduit des entretiens avec les référents animateurs de chaque site, afin de comprendre l’organisation de la pause méridienne et les spécificités de chaque école. C’est par des observations participantes au sein de ces écoles lors des temps de restauration collective que nous avons poursuivi notre travail. Très vite, nous avons été confrontés au fait que les temps de repas des enfants ne sont considérés, dans ces « pauses méridiennes », que comme une des parties de l’ensemble du dispositif éducatif. Ce temps de midi est pensé dans sa continuité, de son début jusqu’à la reprise des cours. Le choix a donc été fait d’observer ces temps dans leur ensemble. Le fait qu’ils soient ainsi pensés dans leur totalité n’est pas une spécificité de Lille. Il s’agit bien d’un des points sur lequel insiste par exemple le PNNS pour lequel manger et bouger sont indissociables, tout comme apprendre et s’amuser, manger équilibré et prendre du plaisir ; éduquer et responsabiliser. Il est apparu, dans ce travail de terrain, que les temps de repas font partie d’un processus dans lequel se nourrir est intimement lié au fait, par exemple, de se reposer, de s’amuser ou de se dépenser.

7Dans le même temps que les observations, nous avons procédé à une analyse des discours institutionnels sur les sites du PNNS, du ministère de l’Éducation, celui du ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche, ainsi que le site de la ville de Lille. Il s’agissait ici d’étudier les discours autour de l’alimentation spécifique aux enfants et de faire un état des lieux des dispositifs que les différentes institutions mettent en place dans le cadre d’une « éducation » alimentaire. Les discours et leurs axes ont été relevés selon une grille d’observations précise qui tentait de comprendre la ligne directrice de ces discours publics. Concernant l’analyse des dispositifs, nous avons pu observer qu’il existe une multitude de supports tels que des kits pédagogiques, des posters et affiches représentant des pyramides ou autres classements des aliments par exemple. Il existe également divers livrets s’adressant aux parents, personnels de cantine ou enseignants classés en fonction des âges des enfants. Nous avons pu observer également qu’il existe des supports vidéo mis en ligne sur certains sites ou des dessins animés s’adressant directement aux enfants. Cette liste non-exhaustive illustre néanmoins la grande quantité de dispositifs que les instances publiques mettent à disposition des personnels scolaire, parents et enfants. On constate ici le grand intérêt qu’ont les politiques publiques sur la question de l’alimentation des enfants.

D’un terrain à un problème

8Malgré le grand nombre de dispositifs et de supports autour des questions des pratiques alimentaires des enfants, nous avons constaté que très peu de ces outils sont en fait utilisés dans les écoles. En effet, les kits, les jeux ou les posters ne sont pas visibles ou en très petit nombre. Une pyramide des aliments est affichée quelque part dans un restaurant scolaire, sur une des portes par exemple, mais rien de plus.

9La difficulté était ici de comprendre ce décalage entre l’énorme quantité de dispositifs, et leur très faible utilisation dans les écoles. N’agissait-il d’en terminer avec notre question de départ concernant la réappropriation de ces discours ? Nous avons été confrontés à cette « surprise » de ne pas trouver de correspondance, a priori, entre ce que nous avions pu observer des discours et la « réalité ».

10Cependant, les observations ont conduit à nous intéresser à un autre point, celui de l’organisation même des pauses méridiennes dans les écoles. Ces pauses méridiennes sont en fait apparues comme étant en elles-mêmes des dispositifs de communication reprenant point par point les injonctions des programmes nationaux et locaux. En effet, lors de nos observations, nous avons constaté que l’organisation est presque minutée lors des pauses du midi dans certaines écoles. Le temps y est divisé en parcelles, dont les fonctions sont clairement perçues. Un quart d’heure de récréation, suivi d’un quart d’heure de départ en cantine, suivi de 30 minutes de repas, etc. Les deux heures sont ainsi quadrillées et organisées très précisément autour de différents points précis.

11Les différentes recommandations comme « se reposer », « s’amuser », « manger équilibré » etc. ne sont ni lues, ni visionnées, ni finalement oralement exprimées, mais vécues par les enfants. S’il est un point où il « faut s’amuser », la pause méridienne offre un temps de jeu. S’il s’agit de « responsabiliser l’enfant », on les fait trier leurs déchets et se servir au self. S’il « faut se reposer », l’on organise un « temps calme ». Chaque parcelle de temps est ainsi dédiée à un point pédagogique et les enfants apprennent, via leur corps, leurs déplacements et leurs actions, à intégrer ces « valeurs éducatives ». Au-delà donc de ces discours du PNNS ou des Ministères, c’est finalement la pause méridienne elle-même qui est ce dispositif de communication autour des « bonnes pratiques alimentaires et sanitaires ».

12Le « bon emploi du temps », comme l’énonçait Michel Foucault, est requis, comme une sorte de partition que les enfants ont tous les jours à jouer, afin d’apprendre, dans leur propre corps, les normes et règles autour de l’alimentation et de la santé. Par exemple, les enfants ont appris par leur propre expérience, les « normes temporelles » de ces pauses. Ils savent combien de temps ils ont pour jouer, se reposer, manger, etc.

13Michel Foucault expliquait que l’emploi du temps est un dispositif pour éduquer et discipliner les individus : « à chaque individu sa place et en chaque emplacement un individu » (M. Foucault 1975).

14Lorsqu’il a fallu comprendre comment les discours sont réappropriés lors des pauses méridiennes dans les écoles, nous avons été confrontée à un « problème ». A priori, discours et pratiques ne se rejoignaient pas et nous avions affaire à deux « mondes ». Mais nos observations ont mené à une nouvelle piste. On peut dire que les pauses méridiennes sont elles-mêmes des dispositifs éducatifs reprenant les injonctions des discours publics. Les enfants sont organisés, quadrillés et placés afin qu’ils apprennent par leurs propres expérimentations, les règles et les normes.

Exemple de l’organisation des « pauses méridiennes » dans une école de Lille

  • 11 h 30 : La cloche sonne/sortie des élèves

  • 11 h 30-12 h 00 : Temps appelé «temps libre» : les enfants jouent dans la cour sous la surveillance des animateurs

  • 12 h 00 : La cloche sonne et les enfants doivent se regrouper par groupe de passage à la cantine le long des murs. Départ à la cantine en rang du premier groupe/départ en ateliers organisés par les animateurs des autres groupes

  • 12 h 10 : arrivée à la cantine, file d’attente pour le passage au self

  • 12 h 20 : passage au self : chaque enfant prend une entrée, un plat, un dessert

  • 12 h 25 : les enfants s’assoient et mangent

  • 12 h 40 : fin du repas pour laisser la place aux autres enfants/débarrassage et tri des déchets par les enfants eux-mêmes

  • 12 h 50 : retour à l’école et dispersion des élèves dans les ateliers qu’ils ont choisis (les ateliers sont obligatoires)

  • 12 h 55 : atelier danse, apprentissage d’une chorégraphie

  • 13 h 10 : rangement de la salle et fin de l’atelier

  • 13 h 15 : passage aux toilettes obligatoire et retour dans les classes

  • 13 h 20 : temps dit «temps calme» dans la classe où l’on écoute de la musique

  • 13 h 30 : reprise de la classe par l’institutrice et départ de l’animateur

D’un problème à de nouvelles questions

15Dans ce quadrillage, cette organisation précise, cette normalisation du temps et de l’espace, nous nous posions alors la question des enfants, pris dans ces dispositifs. Sont-ils ici les corps dociles au sens foucaldien du terme, ces corps que l’on façonne, qu’on dresse, qui obéissent et répondent ?

16Par leur corps, leurs actions, leurs mouvements et déplacements, les enfants sont exhortés à être des membres d’une société reconnaissant un système de codes et de valeurs. Le « bon », le « mauvais », le « convenable » ou le « tabou » sont autant d’injonctions que les temps de restauration scolaires tentent d’inculquer. Il s’agit d’apprendre aux enfants à s’intégrer à ce système normatif par une forme de discipline.

17Les observations faites dans les écoles tendent à présenter des enfants gérés par l’organisation et qui n’ont plus, finalement, grand-chose à construire eux-mêmes. On peut voir en effet que les enfants ne choisissent ni ce qu’ils mangent, ni ce qu’ils font de leur temps, ni, dans certains cas, ce à quoi ils jouent, etc. Une animatrice me dira elle-même que les enfants « ne sont jamais libres ».

18Nous avons avancé l’idée que les pauses méridiennes sont elles-mêmes des « dispositifs » pour une éducation aux « bonnes » pratiques alimentaires des enfants. Ce terme de dispositif nous rappelle encore une fois M. Foucault qui écrivait : « le dispositif est un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques (…), [composant] les logiques de circulation du pouvoir » (M. Foucault, 1994). C’est bien de pouvoir dont il s’agit lorsque les enfants ont affaire à un dispositif normé et codé leur enjoignant de manger de telle façon, de bouger de telle manière, etc. Le temps et le corps se retrouvent ainsi pris dans une normativité au sein de l’institution.

19Pour autant, ce quadrillage et cet aménagement du temps et du corps n’enlèvent rien à une capacité de résistance de la part des enfants. Plus encore, résister est inhérent au dispositif : les relations de pouvoir « ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance : ceux-ci jouent, dans les relations de pouvoir, le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de sailli pour une prise ». La résistance est le « vis-à-vis » de la relation de pouvoir.

20C’est Deleuze dans sa lecture de M. Foucault qui nous explique que « les dispositifs codent le social, l’organisent, le contraignent, mais en tout état de cause, fuient, s’échappent » (G. Deleuze, 1986). Cette ligne de fuite serait la condition du dispositif parce que les logiques de pouvoir ne sont que des relations sociales qui se transforment, changent, évoluent et s’échappent. C’est le propre de la « créativité humaine » que de « ne pas se laisser envahir par les logiques dispositionnelles » (L. Monnoyer-Smith, 2013).

21En un sens, en présentant dans cet article les dispositifs autour de l’éducation alimentaire des enfants, il nous faut également présenter les « lignes de fuite » qui leur sont inhérentes.

De nouvelles questions à de nouvelles pistes

22Les enfants, s’ils sont en effet pris dans ces dispositifs, n’en résistent pas moins à leur échelle. Malgré tous ces emplois du corps et du temps, malgré les codes et les règles, l’on voit apparaître de façon très visible des formes de débordements, de transgressions de la part des enfants. Les enfants résistent à ces dispositifs. L’ordre et l’organisation laissent parfois la place à ces débordements. Par exemple, le moment où l’enseignant récupère ses élèves après la pause constitue un espace très court où ni animateur ni enseignant ne savent vraiment qui est responsable des enfants. Ces derniers l’ont en général bien compris et choisissent ces moments pour tenter quelques farces.

23Luce Giard parle de l’enfant qui résiste autour de l’alimentation :

24« C’est une lutte corps à corps qui s’engage à petites cuillerées et grands mots autour de la table : l’enfant veut être libre tout de suite, il grandira plus tard, l’adulte lui demande de manger d’abord, c’est-à-dire d’obéir, pour plus tard devenir grand, fort et libre, mais l’enfant s’impatiente, l’enfant ne peut attendre. Alors il invente mille ruses, il n’a jamais faim au bon moment, mais dévore tout et n’importe quoi à l’extérieur. Bientôt, il découvre d’autres vengeances sournoises... » (L. Giard, 1994)

25Au restaurant scolaire, le stand de tri des déchets devient un panier de basket. Le plateau est une locomotive sur des rails qui renverse celle des autres. On s’amuse à remplacer les fourchettes par les couteaux dans les bacs à l’entrée, etc.

26Ici, ce qui se donne à lire et à comprendre, c’est ce « va-et-vient permanent comme l’explique Nicoletta Diasio (2004), entre mise en scène et réappropriation de nouveaux modes d’existence sociale aussi bien dans leur transformation que dans leur résistance » et dans lequel adultes et enfants se mesurent dans un jeu renouvelé de pouvoir et d’insoumission.

Conclusion

27Plus encore que les résultats que nous avons pu constater pour l’instant dans notre recherche, nous avons tenté de présenter dans ce texte le déroulement, le développement et l’évolution de nos questions. Au fur et à mesure du travail que nous avons mené, nous avons été confrontés à de nouvelles questions, de nouveaux « problèmes », qu’ils soient méthodologiques ou scientifiques. D’un sujet à une recherche de terrain, puis d’un terrain à de nouvelles questions, il nous semble que le travail de recherche est ainsi fait d’investigations qui surprennent, impliquent de nouveaux questionnements et introduisent de nouvelles pistes auxquelles nous n’aurions jamais pensé sans être confrontés à ces « problèmes ».

28Ce cheminement que nous faisons dans notre recherche nous emmène vers des questions inattendues qu’il s’agit de prendre en compte et de comprendre.

29Jean Claude Ameisen parle du langage en expliquant que nous « percevons des surfaces dans des contextes et nous en extrayons de nouvelles informations. Nous recombinons ces informations pour en comprendre le sens »1. La recherche est ainsi comparable au langage, c’est-à-dire que nous cherchons à lire et comprendre les signes du terrain, à en extraire ces significations et ces invariants. Lorsque le terrain « chante », comme ont parfois l’habitude de dire les chercheurs, il nous offre de nouvelles gammes que nous devons traduire.

Bibliographie

CEFAÏ. D, L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003.

DE CERTEAU M., GIARD L., MAYOL P., L’invention du quotidien, Tome 2 : Habiter, Cuisiner, Paris, Gallimard, 1994.

DELEUZE G, Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986.

DIASIO N, Au palais de Dame Tartine, Paris, L’Harmattan, 2004.

FOUCAULT M, Surveiller et punir, Naissance de la prison, (1975), Paris, Gallimard, 1993.

FOUCAULT M, Dits et écrits, vol 2 : 1970-1975, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1994.

Notes

1 J.-C. Ameisen, Sur les épaules de Darwin, Émission de France Inter, 01/03/2013.

Pour citer ce document

Marie Berthoud, «Le terrain et ses « situations problématiques »», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 11-Varia, CARTE BLANCHE AUX JEUNES CHERCHEURS,mis à jour le : 17/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=562.