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DANS L'ACTUALITÉ

Gaëtan Tremblay

Sociétés du savoir en projets

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Texte intégral

1En 2005, la participation de l’UNESCO au Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) a culminé avec la publication d’un rapport majeur invitant au dépassement de la société de l’information, Vers les sociétés du savoir. Dans ce rapport, l’UNESCO explique clairement que le développement des infrastructures technologiques ne suffira pas à lui seul à bâtir des sociétés respectueuses de l’équité et d’un développement humain et durable. Le rapport tourne ainsi le dos au déterminisme technologique, en appelant à une reconnaissance de la diversité des sociétés du savoir. Il met également en garde contre une marchandisation excessive des savoirs.

2Bien des choses ont changé depuis 2005, comme en témoignent les rapports publiés récemment sur l’importance de l’information et des connaissances dans la société. La population mondiale a de plus en plus largement accès aux TIC, et en particulier à la téléphonie mobile et à l’information numérique, ainsi qu’aux médias. Or, la diffusion rapide et inégale des technologies numériques et l’accès accru aux contenus numériques n’écartent pas le risque que des sociétés du savoir, pourtant respectueuses des droits de l’homme et engagées sur la voie du développement durable et de la paix, soient menacées par la persistance des inégalités et de l’injustice sociale.

3Le rapport que Robin Mansell et moi-même avons rédigé, Renouveler la vision des sociétés du savoir vers la paix et le développement durable (2013), prend appui sur la vision des sociétés du savoir formulée en 2005 par l’UNESCO. Nous proposons de renouveler cette vision, en mettant en relief ce qu’implique la stratégie de l’Organisation en termes de programmes d’action. La liberté d’expression, l’accès universel à l’information et aux connaissances, l’éducation et l’apprentissage de qualité pour tous et le respect de la diversité linguistique et culturelle sont certes des objectifs louables ; mais l’UNESCO doit aller plus loin. La critique et le rejet des modèles simplistes fondés sur le déterminisme technologique et les approches autoritaires du sommet vers la base, ainsi que la priorité excessive donnée aux valeurs du marché constituent le fondement à partir duquel peuvent être élaborées des initiatives pragmatiques en tenant compte de la diversité des situations concrètes rencontrées par les habitants des différentes régions du monde. Ces initiatives auront pour objectif de veiller à ce que, dans les sociétés du savoir, chacun soit amené à participer à son propre enrichissement culturel, à son autonomisation et à son épanouissement. Elles inviteront instamment les partenaires des secteurs privé et public et ceux de la société civile à mettre en commun leurs ressources et à agir de concert afin d’édifier des sociétés du savoir propices à la paix et au développement durable.

4L’apprentissage est au cœur des sociétés du savoir. Le développement des réseaux numériques ouvre des possibilités extraordinaires d’éducation et d’apprentissage à tous les niveaux. Or, ce potentiel ne peut devenir une réalité concrète que si certaines conditions élémentaires sont satisfaites, et tout d’abord, des contenus de qualité et des éducateurs dûment formés. L’éducation de qualité pour tous, à tous les niveaux, doit figurer parmi les principaux objectifs des sociétés du savoir pour la paix et le développement durable. Seul un investissement suffisant en faveur de la formation des éducateurs permettra d’atteindre cet objectif. Sur le plan politique, la diversité culturelle et linguistique, essentielle à la participation aux sociétés du savoir, est un sujet de préoccupation tout aussi important. Si ces questions ne bénéficient pas de toute l’attention requise, les individus pourront certes se brancher sur les réseaux et accéder à l’information numérique mais l’éducation et l’apprentissage qui leur seront proposés n’auront pour eux aucune signification dans leur vie de tous les jours.

5Le concept de savoir est plus complexe que celui d’information. Il ne peut être réduit au simple amalgame d’éléments d’information épars. Le concept de savoir suppose sens, organisation et structure. Il désigne des ensembles bien définis d’observations, d’analyses et d’interprétations cohérentes qui ont été élaborés au fil du temps et dont chaque nouvelle génération peut s’emparer à des fins de débat et de critique. L’accès au savoir, ce n’est pas uniquement l’utilisation d’appareils techniques et la disponibilité de stocks d’information, c’est aussi la participation à des processus d’apprentissage car il n’est pas de savoir sans apprentissage.

6On sait en outre qu’une grande part de la production et de l’acquisition du savoir a lieu en dehors de l’école et du système éducatif formel. Les possibilités de l’apprentissage informel ou fondé sur l’expérience ont été multipliées grâce au développement des médias électroniques et des réseaux numériques. De plus en plus, la production et le partage du savoir s’effectuent de manière informelle. Le patrimoine de l’humanité, par exemple, est désormais accessible depuis chez soi pour tous ceux qui ont acquis les compétences nécessaires pour se connecter à Internet, le comprendre et l’utiliser à leur profit. Le savoir s’acquiert en outre à la faveur des interactions et de la résolution des problèmes dans la vie de tous les jours, avec ou sans l’appui des réseaux numériques ou l’accès à l’information numérique. Il importe à cet égard de reconnaître que les sources et les types de savoir présentent une grande diversité et de réfléchir à la façon d’intégrer aux institutions et aux processus d’éducation formelle et informelle l’information non véhiculée par des procédés électroniques ainsi que les sources autochtones de savoir ou de sagesse. Ce qui implique d’accorder une attention particulière aux facteurs propres à chaque contexte qui influencent la façon dont l’utilisation des technologies et des services numériques s’intègre à la vie de chacun.

7Le savoir est un moyen qui permet d’atteindre des objectifs d’ordre social et économique. Il est essentiel pour la socialisation culturelle, la participation politique et l’intégration aux marchés. Mais le savoir est aussi la voie de l’émancipation l’individuelle et collective ; il a sa valeur propre. L’éducation revêt une importance cruciale pour l’autonomisation citoyenne, en particulier pour les jeunes. Très active dans ce domaine, l’UNESCO devrait continuer à s’appuyer sur son savoir-faire. Il en va en effet du renouvellement de la vision des sociétés du savoir : les enseignements tirés de l’expérience montrent bien qu’il ne suffit pas de privilégier les technologies d’apprentissage et l’accès aux compétences techniques (la saisie sur clavier par exemple) pour garantir que l’éducation permette à chacun de prendre son existence en main. On s’aperçoit de plus en plus que, dans les sociétés du savoir, il est nécessaire que la maîtrise de l’information et des médias englobe des compétences conceptuelles comme l’analyse critique et les méthodes novatrices de résolution des problèmes ; des compétences pratiques permettant de naviguer dans les médias et les environnements d’information ; et d’autres types de compétences comprenant notamment la constitution de réseaux sociaux, la citoyenneté numérique et les interactions interculturelles. À cela, il convient également d’ajouter les compétences qui permettent aux personnes handicapées de participer aux sociétés du savoir.

8D’un point de vue utilitariste, la production du savoir est estimée pour sa valeur économique. Ce savoir, souvent qualifié de savoir « utile » ouvre l’accès à l’emploi et aide à renforcer la productivité des entreprises et la compétitivité des économies nationales. Accéder au savoir, c’est rendre accessibles l’information stratégique et les compétences professionnelles. Dans une telle perspective, et parce que le savoir peut contribuer à l’avantage concurrentiel, les personnes et les groupes qui produisent le savoir tendent à en limiter l’accès en contrôlant l’accès à l’information par l’application des droits de propriété intellectuelle.

9On s’accorde en outre à reconnaître que la liberté d’expression est essentielle à la vie démocratique. L’accès au savoir à travers l’éducation et l’apprentissage formels et informels ne doit donc pas répondre uniquement à des besoins économiques. Il doit faciliter la liberté d’expression non seulement pour les plus privilégiés mais aussi pour chacun des citoyens. Réciproquement, le savoir ne peut que bénéficier de la liberté d’expression et de la création artistique, qui s’épanouissent lorsque le contexte est propice à la liberté. Les sociétés du savoir naissantes se trouvent dans une situation paradoxale, qu’il importe de reconnaître : trop souvent, dans certains pays, la multiplication des possibilités participatives offertes par les technologies numériques coïncide avec la détérioration du processus démocratique. Il est donc essentiel d’accorder à l’éducation la plus haute priorité afin de veiller à ce que chacun puisse participer aux sociétés du savoir et effectuer des choix en connaissance de cause en ce qui concerne son existence et la façon dont il est influencé, que ce soit sur les plans culturel, politique et économique, par l’accès aux technologies, aux réseaux et aux services numériques.

10Si le but des sociétés du savoir consiste à promouvoir la paix et le développement durable, il faut impérativement garantir dans les stratégies d’action qu’à tous les niveaux les décisions favorisent l’intégration du savoir à la vie de tous de façon à ce que chacun en tire tout le profit possible tout en réduisant au minimum les effets négatifs. Il est nécessaire pour ce faire de tenir compte des objectifs de prospérité économique, de protection de l’environnement, d’équité sociale inclusive et de justice. S’il est essentiel de comprendre ce qui doit être mis en œuvre pour promouvoir les sociétés du savoir, il faut aussi se rendre compte que les intérêts des parties prenantes se modifient sans cesse. Le renouvellement de la vision de l’UNESCO sur les sociétés du savoir devrait nous faire prendre conscience de la nécessité d’adopter des mesures politiques pour soutenir de manière équilibrée un espace commun de l’information ouvert et une approche fondée sur le marché. Le contexte politique penche actuellement en faveur des stratégies fondées sur le marché, tandis que les interventions privilégient souvent la technologie et l’information numérique. Les responsables de l’élaboration des politiques doivent regarder plus loin que les « utilisations » des réseaux et des applications des TIC pour s’intéresser aux conditions (institutionnelles, réglementaires, financières, politiques et culturelles) qui déterminent ces utilisations, quelle que soit la technologie considérée, téléphonie mobile, médias sociaux ou bases de données.

11La table ronde qui aura lieu au congrès de la SFSIC à Toulon début juin 2014, sous la présidence d’Indrajit Banerjee, directeur division Société de l’information de l’UNESCO, permettra d’échanger avec les auteurs et le discutant Pierre Mœglin.

Pour citer ce document

Gaëtan Tremblay, «Sociétés du savoir en projets», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 10-Varia, DANS L'ACTUALITÉ,mis à jour le : 20/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=593.

Quelques mots à propos de : Gaëtan Tremblay

Université du Québec, CRISIS