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DANS L'ACTUALITÉ

Jessica Fèvres De Bideran

Du document patrimonial au monument virtuel : les nouvelles mémoires du patrimoine

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Texte intégral

1Raconter une histoire, telle est la mission assignée depuis plusieurs années maintenant à la valorisation patrimoniale. Si cette problématique commence à être bien étudiée dans les expériences de médiations culturelles traditionnelles (mise en exposition, visite guidée, animation historique, etc.), elle s’inscrit désormais dans la perspective des humanités numériques. Parallèlement, l’étude du patrimoine et sa diffusion au sein de l’espace public ne se conçoivent plus sans appareillage informatique et c’est ainsi que les institutions culturelles mettent en ligne bibliothèques numériques et autres expositions virtuelles. Ces expressions, dont il conviendrait d’interroger la pertinence, cachent en réalité une forêt de techniques et d’usages. Employés pour désigner tout à la fois les programmes de numérisation des institutions et les outils de diffusion et de partage de ces collections (sites web éditorialisés, banques de données, applications de découverte, etc.), ces objets entendent dans tous les cas combler le désir épistémique de découverte propre à chaque individu. Au-delà des divergences de techniques ou d’acteurs, le discours ambiant qui imprègne toutes ces productions promet en effet un accès généralisé au savoir historique et un archivage exhaustif du patrimoine grâce au substitut numérique.

Des numérisations documentaires aux monuments virtuels

2Les institutions culturelles développent en effet depuis plusieurs années leurs politiques d’accès à l’information. Détentrices de ressources patrimoniales, ces dernières accélèrent le processus de numérisation de leurs collections pour les mettre en ligne et donc pour les rendre accessibles au plus grand nombre. La médiation documentaire ainsi permise s’articule selon les codes et les logiques des professionnels du document et répond essentiellement aux besoins de consultation et objectifs de diffusion des experts du patrimoine (archéologues, historiens et historiens de l’art, techniciens des monuments historiques, conservateurs, médiateurs, etc.). Ces médiations numériques, en tant que médiations outillées par le support informatique, contribuent de fait à la re-documentarisation généralisée du patrimoine. Conséquemment, et face à cette masse documentaire, ces pratiques placent les experts face à une injonction communicationnelle qui modifie leur activité. Simultanément à la multiplication des outils et méthodes informatiques, l’étude experte de ces spécialistes se double ainsi d’une valorisation de leurs connaissances qui emprunte de plus en plus souvent ses méthodes au monde de la fiction et hybride par conséquent histoire et mémoire. Si l’histoire se présente effectivement comme une construction savante fondée sur un discours critique offrant, certes, une sélection de faits, mais aussi une structuration du récit, la mémoire instaure la prééminence d’un vécu qui sacralise les souvenirs. Fonctionnant physiologiquement comme une re-construction, la mémoire conserve et restitue ces souvenirs, proches ou lointains, tout en les mythifiant. De fait, la circulation numérique de cette documentation patrimoniale, souvent érudite et complexe, transforme la notion même de patrimoine qui est désormais soumis à de multiples appropriations et relectures.

3Enjeux de politiques culturelles de la part de collectivités soucieuses de mettre en valeur leur patrimoine bâti dont la conservation s’accompagne souvent d’importants investissements financiers, ces médiations numériques du patrimoine s’expriment en particulier dans les représentations virtuelles de monuments historiques. Les restitutions infographiques de sites anciens qui se multiplient et circulent dans l’espace public créent notamment de nouvelles images révélatrices de l’expansion iconique du patrimoine, des images numériques que l’on peut nommer monuments virtuels (Bideran, 2012). Prisés par le public, ces monuments virtuels répondent à une logique de valorisation profondément contemporaine ainsi qu’à un besoin d’illustration propre aux industries culturelles. Ces dispositifs interrogent par conséquent la mémoire que se construit notre société ; en tant qu’objets culturels, les monuments historiques sont en effet porteurs d’une certaine mémoire patrimoniale plus complexe à cerner que celle des structures de conservation traditionnelles comme les bibliothèques ou les musées dont les acquisitions révèlent les choix de mémoire. Les pratiques de restauration particulièrement, apparaissent bien souvent comme relevant de choix intellectuels, plus ou moins conscients, attestant d’une recherche d’un état idéal perdu sans que la légitimité de cet état soit véritablement interrogée. C’est alors que le champ du virtuel autorise les professionnels du patrimoine à créer des représentations qui s’étendent sur une large gamme interprétative qui va de la restitution scientifique la plus authentique à l’évocation historique plus ou moins fantasque.

4Or, s’il est complexe de saisir de manière fine la réception de ces images par les différents publics auxquels elles s’adressent, revenir aux origines et analyser les premières médiatisations des productions infographiques patrimoniales permet de souligner la mise en place d’une mythologie véhiculée tant par les journalistes-vulgarisateurs que par les pionniers de cette pratique. À partir des premières expériences, qui s’étalent sur une dizaine d’années entre la fin des années 1980 et la veille des années 2000, sont en effet produits de nombreux discours sur ces monuments virtuels, discours qui élaborent une mythologie du passé retrouvé et sublimé par la technologie. Une nouvelle rhétorique est alors associée aux dispositifs infographiques qui font revivre le passé et offrent une représentation la plus fidèle possible, hyperréaliste dans son information et irréprochable dans son contenu scientifique grâce à une interaction entre sciences exactes, ordinateurs et nouvelles méthodes d’investigation. “ Les technologies du futur font revivre le passé ”, “ Archéologie virtuelle, le passé retrouvé ”, “ Cluny III : le retour ” , autant d’expressions associées à ces premiers projets qui insistent sur la vision inédite et moderne qu’autorisent les capacités graphiques de l’ordinateur dans un temps où le réalisme est encore le but à atteindre, tant pour les ingénieurs que pour les spécialistes du patrimoine. Cette mythologie s’installe alors durablement et façonne peu à peu l’argumentaire entourant ces réalisations.

Les monuments virtuels, des lieux d’interprétation documentaire

5Justifiant ainsi leurs propres travaux, les scientifiques relaient ce discours qui, bien que plus nuancé, insiste sur la valeur heuristique de ces expériences informatiques. Le modèle tridimensionnel est en effet vécu comme une sorte de laboratoire où prennent place des tests infographiques qui permettent d’éprouver les suggestions formulées et de vérifier la fiabilité des propositions. La première phase de réalisation des monuments virtuels ainsi édifiés consiste de fait en un traitement d’un corpus documentaire extrêmement complexe : relevés, vues photographiques du site, représentations graphiques, vestiges épars qui peuvent être conservés dans différents lieux à travers le monde, travaux des prédécesseurs et données textuelles, autant de sources qui sont analysées puis confrontées à des modèles architecturaux analogues car appartenant aux mêmes ères chronologiques, géographiques et artistiques.

6Cette compilation documentaire transforme par conséquent l’image de synthèse en une véritable synthèse graphique qui simule une vision des connaissances à un temps t de la recherche. L’avancée du raisonnement hypothético-déductif de l’historien et la pensée, extériorisée et partagée entre chercheurs et infographistes grâce à l’écran d’ordinateur, sont alors simulées sur et par le monument virtuel qui se transforme en une structure de dialogue collaborative, informelle et interactive. Le modèle tridimensionnel est par conséquent assimilable à une image-outil, hybride de simulation, de mimésis et de manipulation qui s’apparente à une vision tactile. Et si les propos des commentateurs insistent davantage désormais sur les concepts d’hypothèses ou de propositions, ce que nous donne à voir ces monuments virtuels encore aujourd’hui, ce sont les capacités des sciences historiques à utiliser les outils d’investigation les plus pointus. Celles-ci, et l’archéologie en tête, ont en effet investi en moins d’une cinquantaine d’années dans de nouvelles techniques de prospection assurant une plus grande pertinence dans les résultats attendus. Radars ou scanners apportent effectivement des réponses inédites et tout un imaginaire technique s’empare alors des sciences historiques, imaginaire auquel se rattachent ces productions infographiques. Or, si les monuments virtuels permettent effectivement de mettre en place des méthodes efficaces de recensement et d’analyse des ressources documentaires, et donc de faire avancer la recherche, ils n’en demeurent pas moins des interprétations patrimoniales. En un sens, ils sont bien signes des temps et, parallèlement à la multiplication des centres d’interprétation de l’architecture et du patrimoine, fabriquent un discours scientifique, pédagogique et pragmatique.

7Pourtant, ces images patrimoniales qui professent une réalité nouvelle sont les héritières de représentations anciennes qui influent directement sur les motifs iconographiques mis en œuvre. Ces figurations de sites archéologiques ou de monuments historiques restitués reprennent en effet une tradition mise en place dans la seconde moitié du xviiie siècle par les architectes Prix de Rome envoyés à la villa Médicis, les Restaurations de quatrième année. Il s’agissait alors d’étudier un monument antique puis d’en proposer une restitution graphique où le pittoresque prend alors souvent le pas sur la représentation de l’état « restauré » du monument. Ces mises en scènes paysagères firent de ces réalisations de véritables créations artistiques mais, corrélativement, les condamnèrent aux yeux des historiens. Or, l’accumulation de détails, la citation de décors, même anachroniques, sont autant d’éléments qui confèrent un effet d’histoire à ces grandes planches. De fait, l’observateur contemporain retrouve bien souvent dans ces monuments virtuels cet effet d’histoire qui use de détails environnementaux, de présences humaines habillées à l’antique ou à la mode médiévale, ce creusement de l’image qui permet de créer autant de scénarios parlant d’eux-mêmes et rendant aisément accessible un passé phantasmé.

Les monuments virtuels, des lieux de mémoire à valeur hybride

8À l’inverse cependant de ces créations anciennes, la solidité du contenu des monuments virtuels – du moins en contexte culturel – est aujourd’hui garantie par la présence de comités scientifiques œuvrant à ces restitutions. La représentation visuelle élaborée mobilise toutefois des partis pris esthétiques qui paraissent traditionnellement réservés à l’écriture fictionnelle. Les techniques infographiques offrent en effet, des possibilités d’illustration sans commune mesure avec les pratiques analogiques. Les textures élaborées appartiennent par exemple au registre du photoréalisme qui prétend rester fidèle à la réalité objective. Réalisées à partir de photographies numériques de matériaux anciens, de telles textures exigent des recherches scientifiques poussées afin de trouver des sites présentant des matériaux comparables. Des calculs informatiques permettent ensuite de simuler précisément la façon dont les matériaux réfléchissent et réfractent la lumière et ces effets atmosphériques sont évoqués de manière naturaliste. Privilégiant un style de copie réaliste, ces figurations patrimoniales offrent une vision plus intégrale que le dessin traditionnel, fut-il en perspective, de l’architecture ancienne. En outre, l’image de synthèse en deux dimensions utilisée pour illustrer des documentaires ou des ouvrages n’est que le sous-produit du monde virtuel en trois dimensions créé lors de la modélisation. La véritable révolution des monuments virtuels est de permettre à l’usager d’arpenter cet environnement numérique simulé informatiquement en s’appuyant sur deux grands principes cognitifs, l’interaction et l’immersion (visuelle, sonore et/ou haptique). Se construit par conséquent un nouvel imaginaire patrimonial qui fait se rencontrer deux mondes, un monde savant qui assure la véracité de la représentation, et un monde populaire qui emprunte les codes de la culture numérique. Pour autant, cette part évidente de création graphique reste impensée dans la communauté scientifique où elle semble au mieux vécue comme une nécessité permettant de rendre plus attractive ces images. Dans les faits, ce réalisme des textures et des environnements, ce besoin de « salir » les images pour leur donner une patine, de créer des effets atmosphériques, contribuent à donner à l’image la force de l’indicialité. L’observateur est alors immergé dans un temps et un espace qui peuvent n’avoir jamais existé sous cet état mais auquel il peut croire du fait même de ces signes. Et si représenter permet de rendre présent l’absent, alors ces monuments virtuels sortent de leur état de latence les monuments historiques et sites archéologiques ainsi fantasmés.

9Dès lors, sur quel processus de transmission mémorielle s’appuient les monuments virtuels ? Au début du xxe siècle déjà, Aloïs Riegl, établissait une grille de lecture permettant d’analyser les monuments en leur attribuant des valeurs mémorielles, selon leur ancienneté, leur intérêt historique ou leur portée commémorative (Riegl, 1903). Signalant que les monuments historiques, en particulier, incarnent l’histoire a posteriori par la lecture qu’en proposent les générations qui en héritent, l’historien de l’art allemand pose de fait la question des représentations du passé que se façonnent les sociétés, réflexion poursuivie plus récemment par Pierre Nora et ces lieux de mémoire (Nora, 1997). Or, compte tenu de la mythologie entourant ces monuments virtuels ainsi que des modalités iconographiques de réception, il nous semble pertinent d’attribuer à ces derniers une valeur de mémoire, mémoire hybride d’actualisation et de projection. Les monuments virtuels bâtissent d’une part une mémoire qui actualise le savoir historique - selon d’ailleurs l’étymologie du terme virtuel, c’est-à-dire qui contient en puissance les conditions essentielles à son actualisation - en donnant corps aux informations contenues dans les ressources documentaires. Cette actualisation et l’interprétation des données scientifiques qui l’accompagne, nous projette d’autre part, dans un univers qui nous permet d’expérimenter et de partager des représentations patrimoniales communes. Au-delà de l’artificialité de ces créations u-chroniques, où réalité et fiction semblent se confondre, ces lieux de mémoire offrent de vivre un temps révolu et de convoquer un passé soudainement plus proche de nous et en lequel nous croyons grâce au recours à la technique.

10Grâce à ce type de procédé le concept moderne de patrimoine s’élargit et préfère désormais aux grands discours de l’histoire, la multiplication des petits récits localisés et une narration illustrée par l’image. Ces restitutions infographiques composent une représentation du passé qui se voit incarné dans la figuration de moments historiques figés dans la vie des édifices, moments plus ou moins arbitrairement fixés et plus ou moins éloignés du modèle ou du plan d’origine. Les récits patrimoniaux anciens, basés sur les grands hommes, la nation, les grands monuments ou la vie d’un site sur la longue durée sont réactualisés : il ne s’agit plus de raconter de grandes épopées mais, dans la lignée des pratiques de visites patrimoniales et touristiques tant répandues, de proposer une vision d’un quotidien des hommes du passé. Les monuments virtuels se transforment conséquemment en de nouveaux lieux de mémoire irréels et pluriels qui circulent d’un média à l’autre, d’une communauté à l’autre et d’une technique à l’autre. Parallèlement, ils brouillent le rapport entre documentaire et illustration puisque l’image numérique, bien que porteuse d’informations historiques virtuellement contenues dans les archives et vestiges étudiés, est mise au service d’un récit éditorialisé et souvent doublé d’artifices qui font appel au sens (musique, mise en place du relief, etc.). Les usages patrimoniaux des ces documents-monuments (Fraysse, 2013) participent dans tous les cas à construire une mémoire qui devient collective par sa circulation et où coexistent plusieurs temporalités. Dans le même temps ils révèlent les enjeux culturels et politiques de transmission et de conservation du patrimoine qui animent aujourd’hui les pouvoirs publics.

Bibliographie

Fèvres - de Bideran, Jessica. Infographie, images de synthèse et patrimoine monumental : espace de représentation, espace de médiation [En ligne]. Thèse de doctort de l’Université Bordeaux Montaigne : 2012. Disponible sur : http://www.theses.fr/2012BOR30025 [Consulté le 03/04/2014]

Fraysse, Patrick. Monument et document au musée Saint-Raymond, musée des Antiques de Toulouse. Culture et Musées, 2013, n° 21, p. 67-87.

Nora, Pierre (Dir.). Les lieux de mémoire, Paris : Gallimard, 1997, 3 vols.

Riegl, Aloïs. Le culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse. (D. Wieczorek Trad.), Paris : Seuil, 1903, (rééd.2013), 168 p.

Pour citer ce document

Jessica Fèvres De Bideran, «Du document patrimonial au monument virtuel : les nouvelles mémoires du patrimoine», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 10-Varia, DANS L'ACTUALITÉ,mis à jour le : 20/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=591.

Quelques mots à propos de : Jessica Fèvres De Bideran

Université de Bordeaux 3, Institut Ausonius UMR 5607