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DANS L'ACTUALITÉ

Louise Merzeau

Mémoire numérique : entre éditorialisation et grammatisation

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Texte intégral

Actualité de la mémoire

1Si la question de la mémoire occupe aujourd’hui une place de premier plan dans les débats sur les effets sociétaux, culturels ou cognitifs du numérique, ce n’est que récemment qu’elle a investi le champ des sciences de l’information et de la communication. Confinées dans un registre psychologique ou ethnologique, connotées par le trivial (folklores du quotidien) ou le trauma (mémoire des génocides), les études sur la mémoire ont longtemps éludé sa dimension technique, comme si le processus de mémorisation, essentiellement humain, devait échapper à la temporalité des artefacts. À l’exception notable des travaux se référant aux thèses anthropologiques et philosophiques de Leroi-Gourhan, Gille, Simondon et Stiegler sur la technique et le temps, la mémoire n’était globalement appréhendée dans son rapport aux médias qu’à travers une relation de contenu à contenant, où les dispositifs semblaient se contenter de recueillir des discours, des pratiques ou des représentations déjà constituées. Du côté de l’ingénierie scientifique et technique, la mise en mémoire de l’information a quant à elle été durablement appréhendée à partir des problèmes informatiques, logistiques ou économiques de l’inscription et de la numérisation, sans que les enjeux mémoriels de ces traitements soient réellement questionnés.

2Nous faisons l’hypothèse que le retour au premier plan de cette problématique est lié à une stabilisation de l’hypersphère et à une certaine maturation de notre rapport au numérique. La conjonction de plusieurs évolutions contraint en effet aujourd’hui les problématiques infocommunicationnelles à envisager la mémoire comme une des dimensions de toute médiation.

3Si elle est loin d’être achevée, la numérisation des contenus a atteint une masse critique désormais suffisante pour faire basculer la perception globale du patrimoine. Il ne fait plus de doute que l’ensemble des documents est voué à rejoindre à plus ou moins long terme des entrepôts numériques, dont l’ampleur et l’interconnexion soulèvent aujourd’hui moins des difficultés d’ordre pratique, que sociétal. Après avoir cherché comment faire migrer nos mémoires analogiques dans l’ordre digital, on se demande maintenant ce que nous allons faire de ces réserves et ce qu’elles vont nous faire.

4Du côté des usages, la banalisation des outils numériques et des services en ligne a elle aussi contribué à faire de la mémoire une préoccupation nouvelle. D’une part, parce que l’obsolescence accrue des prothèses technologiques de notre quotidien nous expose au problème récurrent d’une pérennité hasardeuse. D’autre part parce que l’appréhension de ces dispositifs évolue dans le sens d’une relation moins instrumentale qu’environnementale. Après avoir été analysé comme support puis comme média, le numérique est de plus en plus pensé comme milieu ou environnement. Pervasif, ambiant, il n’est plus assimilé à une classe d’objets techniques ou un secteur d’activité à part, mais à un mode de vie, une manière d’habiter l’époque. Dans cette perspective, l’enregistrement et le stockage informatiques ne sont plus vécus comme des performances, mais comme des manières de s’inscrire dans le temps.

5Enfin et surtout, c’est la radicalisation des enjeux économiques et stratégiques de la mise en mémoire qui a contribué à réorienter l’investigation scientifique sur ces questions. Si l’essor d’Internet a reposé dès l’origine sur des innovations relatives à l’engrammation des flux, c’est l’avènement d’un marché mondial des mémoires qui a changé profondément la donne. De fabricants de logiciels ou de matériels ou de marchands de contenus, les grands acteurs du web sont tous devenus des gestionnaires et des exploitants de nos traces – qu’elles soient documentaires, institutionnelles ou privées. Cette industrialisation de la mémoire n’a pas seulement placé les activités d’enregistrement et de traitement des traces au cœur des rivalités concurrentielles et des luttes d’influence. Elle a aussi, comme toute industrialisation, provoqué aliénation et prolétarisation. Après avoir été saluée comme miracle d’une mémoire automatique et intégrale, la traçabilité numérique est en effet apparue comme l’effet pervers des performances mémorielles de l’informatique. Produisant un « rapport à la mémoire de plus en plus vécu par délégation, sinon par procuration […], avec le risque de se trouver « privé » desdites mémoires au gré des fluctuations du cours de bourse de l’un des acteurs du Cloud ou du changement des conditions générales d’utilisation d’un service donné » (Ertzscheid, Gallezot, Simmonot, 2013), la nouvelle économie des traces a provoqué une singulière inversion. Après avoir revendiqué un devoir de mémoire, dans un temps où la préservation des traces était menacée, c’est désormais un droit à l’oubli que la collectivité réclame. Face à l’hypertrophie des stocks et surtout à la mainmise de quelques firmes ou agences d’État sur leur administration, tout le monde s’accorde sur la nécessité d’une réflexion critique et d’une réappropriation.

L’ère du déstockage

6La thématique du droit à l’oubli a bien sûr davantage une valeur de symptôme que de véritable problématisation. Elle vient révéler que la mémoire qui s’effectue désormais par défaut (Rouvroy, 2009) est en fait une anti-mémoire. Évacuant les fonctions supérieures de l’oubli pour le reléguer dans les seuls registres du bug ou d’un retard bientôt comblé des techniques de traçage, l’économie des traces menace d’évacuer du même coup les fonctions cognitives et sociales de la mémoire. Loin d’être en excès, celle-ci est mise en danger, non parce que le numérique serait synonyme de présentisme, mais parce qu’il entretient la confusion entre stockage et mémorisation. Cette confusion procède à la fois d’une stratégie des acteurs intéressés à monopoliser les outils de traçabilité, et d’une mutation réelle des rapports hiérarchiques et chronologiques entre mémoire et oubli. Jusqu’à maintenant, les mnémotechnies servaient à prélever sur l’ensemble des productions humaines vouées à disparaître quelques fragments destinés à être sauvés et transmis. Aujourd’hui, leur rôle tend à s’inverser : intervenant après une mise en trace automatique et largement aveugle, elles serviront à filtrer, réagencer, oblitérer et déformer cette ombre numérique qui double toutes nos activités. Techniques d’adoption (Merzeau, 2001) et de projection, elles permettront de contrer l’emprise exclusive d’une logique de probabilité, qui cherche à calculer nos comportements à partir des traces que nous laissons.

7Repensée comme déstockage, la mémoire numérique redevient ainsi, comme toutes celles qui l’ont précédée, une question d’appropriation et d’organisation avant d’être un problème de conservation. Pour les entreprises et les institutions comme pour les utilisateurs, le défi consiste à remettre en circulation les masses de données engrangées, pour produire de la valeur (économique et symbolique), inventer des connexions nouvelles et les assumer comme choix de société. Dans des registres différents, l’essor des digital humanities, la multiplication des pratiques de remix ou le développement de l’Open data sont les indices d’une même aspiration : sortir la mémoire des silos où elle est actuellement confinée à des fins de surveillance politique ou publicitaire, pour la ranimer, la partager, la faire travailler. L’enjeu est d’opposer à ce que les chercheurs brésiliens appellent la « mémoire métallique »1 une mémoire réinvestie par des sujets – qu’il s’agisse d’individus, de communautés ou de groupes sociaux. Après un moment d’externalisation radicale de la mémoire, tout se passe donc comme si un mouvement inverse d’intériorisation était nécessaire : réintégrer nos excroissances mémorielles dans des pratiques signifiantes, des incertitudes, des jeux. Dénoncer la complétude illusoire des big data pour réhabiliter l’incomplétude inventive qui définit notre condition.

Mémoire assistée

8Au seuil de cette nouvelle ère mémorielle, deux options opposées – mais sans doute complémentaires – se présentent : d’un côté une mémoire fortement éditorialisée, de l’autre une mémoire-ressource, construite sur des jeux de données structurées.

9La première option consiste à recontextualiser les bribes d’information disséminées dans les réseaux par une inscription dans des lieux, des rituels, des récits. Dans un environnement où l’on ne peut plus ne pas laisser de traces (Merzeau, 2009), la question des lieux de mémoire se pose en effet avec une acuité nouvelle : où et comment peut-on encore commémorer, quand dominent les logiques de captation et de déliaison ? Dans les discours sur la présence en ligne, on insiste beaucoup sur les risques d’intrusion dans la vie privée et sur les mécanismes d’identification qui rendent de plus en plus difficile le maintien d’un anonymat. Pourtant, les phénomènes de décontextualisation et de grammatisation des traces ont sans doute une portée plus décisive encore. Condition de leur calculabilité algorithmique, la discrétisation et le détachement de nos empreintes affectent la structure même du tissu social en faisant passer des adhérences informatiques pour des adhésions. Suivis à la trace par les prestataires qui gèrent leurs comptes, les usagers sont invités à fabriquer sans cesse de la connexion pour densifier leur graphe. Mais un graphe n’est pas un groupe : il n’a ni mémoire, ni lieu. Il est certes désormais possible de remonter le temps sur son mur Facebook, mais cette anamnèse se fait hors partage. Elle permet de parcourir les minutes d’une existence connectée, pas de réactiver ses traces. La possibilité offerte de changer les dates ou de supprimer des statuts n’a d’ailleurs pas développé d’usages véritablement nouveaux. En tant qu’utilisateurs de la plateforme, les individus restent sous l’emprise du temps réel. C’est ce que révèle, à son corps défendant, une application comme The Museum of me. Présentée comme un service permettant de « créer et d’explorer une archive visuelle de sa vie sociale », le programme consiste à simuler une visite virtuelle dans des espaces où sont « exposées » les diverses données enregistrées dans son compte Facebook (amis, photos, géolocalisations, mots extraits des statuts et commentaires). Aussi séduisante soit-elle, cette application démontre en fait toute la distance qu’il y a entre mémoire et fouille de données. Car il ne suffit pas de modéliser des salles d’exposition pour faire d’un stock de traces un lieu de mémoire. Ce qui manque à ce dispositif, c’est la possibilité d’écrire soi-même ses parcours mémoriels et de partager avec ses proches l’écriture même et pas seulement le résultat.

10De 1000memories à 109Lab en passant par Memory-life ou Memolane, d’autres services de mémoire assistée ont été imaginés, avec l’intention explicite d’aider les utilisateurs des réseaux sociaux à « transformer la mémoire numérique en souvenirs »2. Davantage pensés comme des dispositifs d’éditorialisation, ces applications proposent d’assembler, d’organiser et de partager ses traces numériques afin de redonner sens à des données de plus en plus souvent captées hors de toute intentionnalité. Simples boîtes à souvenirs, frises chronologiques à survoler ou régies permettant de gérer toute une chaîne de traçabilité, depuis la numérisation de photos anciennes jusqu’à la scénarisation, les fonctions proposées sont variables. Mais, comme pour The Museum of me, la performance même de ces services en limite souvent les bénéfices sociocognitifs. Automatisant ce que les individus aspirent justement à faire par eux-mêmes, ils peinent à embrasser la complexité contextuelle et temporelle qui fait du souvenir un nœud narratif. Deux aspects importants doivent cependant être relevés. Premièrement, si l’offre servicielle se développe sur ces thématiques, c’est que les prestataires perçoivent chez les utilisateurs un besoin de mémoire, qu’ils traduisent de leur côté en promesse d’un nouveau marché. Il n’est que de voir les investissements et rachats de sociétés dans le monde des programmes de généalogie comme Ancestry pour s’en convaincre3.

11Deuxièmement, ce besoin est de mieux en mieux identifié comme une aspiration à convertir ses traces en documents. La dimension documentaire inverse en effet la logique de captation : en reprenant la main sur la constitution de collections, l’utilisateur se trouve lui-même dans la position de chercher des traces et de connecter ses propres empreintes à des entrepôts publics ou collectifs. C’est probablement ce qui explique le succès d’une autre forme de mémoire assistée que sont les programmes de « pêle-mêle numérique » comme Pinterest. Relevant plus de la curation que de l’anamnèse, la mémorisation qui s’élabore ici consiste à fixer dans des espaces dédiés ce que le flux destine ordinairement à une consommation distraite et éphémère. Transférant dans l’environnement du web social une pratique ancienne, les boards ainsi constitués s’affichent avant tout comme des espaces d’élection, où l’arbitraire des choix vaut signature identitaire et lien communautaire. Même réduits à des fonctions basiques de nommage, de tagging et de like, ces services produisent bien une plus-value mémorielle en ce qu’ils valorisent socialement les opérations de cueillette et de montage, comme une sorte d’antidote à une traçabilité subie. Évidemment, cette mémoire est fragilisée par la durée de vie limitée des applications elles-mêmes, qui passent de main en main et peuvent cesser leur service du jour au lendemain. Cela n’empêche pas qu’un nombre croissant d’institutions patrimoniales investissent ces espaces, pour y reconfigurer leur collection selon des catégorisations plus souples ou plus innovantes, mélangeant classements thématiques, événements, coulisses et détournements4. Dans ce cas, ce qui revivifie la mémoire réside moins dans le geste d’agrégation que dans le fait d’exposer au contraire la collection à la dissémination des réseaux. Ouvrant l’espace régulé de la bibliothèque ou du musée sur les jeux incontrôlables du commentaire et de la copie, le patrimoine rompt alors avec la communication institutionnelle pour jouer le jeu de la réappropriation mémorielle au présent.

Récits de vies, récits de morts

12Si la mémoire exige des lieux pour se déposer et s’organiser, son activation passe aussi par la construction de récits. Ce qui est en jeu, c’est alors la production d’une nouvelle unité de temps, à partir de traces ou de voix éparses, au sein même du flux informationnel. Un exemple de cette narrativité est donné par l’initiative du Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux qui a confié à une agence de communication la création et l’animation du profil fictif d’un poilu de 1914-19185. Bientôt imité par le Mémorial de Caen, qui a créé quant à lui les comptes Facebook et Twitter d’un jeune Français engagé dans l’armée américaine pendant le Débarquement du 6 juin 19446, ce dispositif représente un tournant important dans l’utilisation des réseaux sociaux à des fins mémorielles. Dépassant largement le simple coup promotionnel, ces profils ont été suivis par des millions d’internautes qui ont apparemment trouvé dans ces statuts et commentaires fictifs un écho et un enrichissement de leur propre mémoire familiale. Ce qui est frappant dans ces expériences, c’est la manière dont elles renversent le fonctionnement normal de la plateforme, qui interdit dans ses CGU l’ouverture de comptes qui ne renverraient pas à des personnes réelles et identifiées. Conçue pour produire du graphe, c’est-à-dire des grappes de données que les régies publicitaires pourront exploiter, l’architecture identitaire est ici détournée en une histoire, où se croisent imaginaire, conversation et documents7.

13Si ces initiatives ont rencontré un tel succès et semblent avoir touché un ressort mémoriel particulièrement vif, c’est aussi parce qu’elles participent d’un travail de deuil collectif. Après avoir ignoré que toute société comporte plus de morts que de vivants, les plateformes de réseaux sociaux ont commencé à se pencher sur le traitement des données post-mortem. Elles ont alors mis en place des mécanismes afin que les profils des personnes décédées puissent être convertis en mémoriaux, où les « amis » peuvent rendre hommage aux défunts. En fait, il fallait surtout instituer de nouvelles règles de fonctionnement, afin de bloquer la génération automatique de sollicitations, recommandations et autres notifications en direction des disparus ou de leurs proches : intrusives ou impertinentes pour les vivants, elles devenaient carrément obscènes pour les morts…

14Il est encore trop tôt pour mesurer la portée réelle de ces nouveaux lieux de mémoire, et même s’ils en sont vraiment. Rien ne dit en effet qu’on puisse honorer nos disparus dans le même dispositif que celui où l’on conversait hier avec eux. Mais il faudra bien donner une place aux morts dans nos espaces de socialisation numérique. La réponse viendra peut-être davantage des blogs, plus aptes à convertir la perte en une écriture. C’est ce que donne notamment à penser celui de Daniel Bougnoux, tout entier happé par la disparition récente d’un fils qu’il raconte désormais de billet en billet, accompagné par un chœur de commentaires qui lui répondent et nourrissent en retour ses méditations. Comme il l’analyse lui-même avec une poignante lucidité, « la première évidence concernant l’expérience du deuil, c’est qu’elle demande impérieusement à être publiée ; devant la violence de l’arrachement dont il se sent victime, l’endeuillé en appelle désespérément aux autres, il demande à resserrer les liens. [Or les] deuils se ressemblent, et font mystérieusement la chaîne ; ils donnent l’occasion ou la chance de dire fortement nous » (Bougnoux, 2014). Produisant de nouvelles solidarités (une « société du deuil »), la mémoire extime qui s’écrit ici ne relève plus ni du profilage ni de l’exhibition : elle est transmission.

Mémoire ressources

15D’autres formes d’appropriation mémorielle – moins douloureuses – se développent du côté des activités de cocréation reposant sur le principe du remix. Ateliers créatifs, barcamps, hackhatons… ces initiatives ont en commun de réunir une communauté pendant un temps donné, autour d’un stock de ressources utilisé comme matière première d’un projet. Explicitement inscrits dans la pensée de l’innovation ascendante et des biens communs, ces dispositifs se signalent par deux traits caractéristiques : l’événementialisation et la médiation. Ici, c’est d’abord l’intensité d’une séquence participative – fonctionnant elle-même comme contrainte – qui permet de raviver la mémoire. En phase avec le temps des réseaux, ces moments collaboratifs convertissent des objets, des lieux, des données et des métadonnées en une machine attentionnelle, où la sociabilité sert à faire converger des intentionnalités disparates autour d’un même objectif. Rabattant les hiérarchies sur un axe horizontal en plaçant chacun au centre d’une tâche, ces dispositifs de co-working constituent également des laboratoires de gouvernance. Reposant sur un fonctionnement par équipe, ils parient sur des alliances inédites entre experts et amateurs, conservateurs et visiteurs, designers et hackers, etc. À travers l’échange des connaissances et le croisement des démarches, la médiation mémorielle des institutions se réinvente alors sous forme de coaching et de partenariat. Comme l’attestent les différentes éditions de Museomix8, loin de renoncer à leurs prérogatives, bibliothèques, musées, monuments et mémoriaux trouvent de fait dans ces configurations une nouvelle légitimation de leur fonction sociale, en remettant les ressources patrimoniales au cœur d’une activité de production – quand bien même les produits de cette activité ne seraient pas pérennes.

16Ces événements se signalent également par l’articulation qu’ils mettent en œuvre entre une mémoire numérique et des lieux physiques, eux-mêmes réceptacles d’une mémoire locale vivante, mais souvent menacée de disparition faute de vecteurs actualisés. Ils rejoignent en ce sens des projets relevant davantage du design social, comme « Le réservoir à souvenirs »9 à Nîmes ou « Droombeek »10 aux Pays-Bas. Combinant le recours à des technologies de captation et de géolocalisation avec le recueil de souvenirs photographiques, oraux ou écrits auprès des habitants, ces initiatives inscrivent la dimension mémorielle dans la ville 2.0. Réflexion sur l’art d’habiter des espaces partagés, elles visent à jeter des passerelles entre les générations et à redonner aux cartographies l’épaisseur temporelle d’expériences de vie. Les traces enregistrées recouvrent alors une valeur de présence – en ligne et hors ligne –, dans un maillage dialogique des lieux et des temps qui convertit les histoires privées en repères collectifs.

17Au lieu d’être designée, la mémoire-ressources peut aussi se déployer en jeux de données non éditorialisées, hors de toute mise en forme ou en récit. C’est le défi relevé par le Centre Pompidou virtuel, qui a fait le choix d’une approche entièrement repensée de la médiation numérique du musée. À égale distance de la simulation et de l’échantillon (album ou dossier mettant en avant une sélection de contenus), le site web recourt aux technologies du web sémantique pour agréger des données, documents et archives hétérogènes issues des différentes bases de l’institution. D’après Emmanuelle Bermès (2013), « le choix d’une approche documentaire peut paraître déstabilisant pour un site de musée, mais il se justifie pleinement si on considère la nature pluridisciplinaire de l’activité du Centre Pompidou. On capitalise ainsi sur la capacité des internautes à construire leur propre parcours en suivant les liens et en agrégeant les contenus suivant leurs propres centres d’intérêt ». En fait, il n’est pas dit que les utilisateurs parviennent aisément à s’approprier les innombrables jeux de ressources proposés par le site, et beaucoup seront d’abord désorientés par ce traitement grammatisé du patrimoine culturel et artistique. Pourtant, il est vraisemblable que la mémoire collective s’écrira et se transmettra de plus en plus par des techniques empruntées au web des données, en parallèle des projets incarnés par des communautés localisées. Bientôt, les institutions n’auront sans doute plus le choix entre l’éditorialisation forte des contenus en direction d’un public non spécialisé et la structuration des métadonnées à l’intention des usagers experts. L’interconnexion des réseaux et le développement d’un continuum informationnel exigeront en effet de satisfaire simultanément des besoins hétérogènes. Entre les Jalons pour l’histoire du temps présent de l’Ina11 et JocondeLab12 (projet d’alignement sémantique des métadonnées de la base Joconde avec DBPédia), il n’y aura plus qu’une différence de forme et d’échelle. Jeux de données et parcours mémoriels devront pouvoir s’alimenter mutuellement.

18Si l’on cherchait pour finir une forme emblématique de cette nouvelle mémoire multimodale, l’ambitieuse expérimentation Venice Time machine conduite par Frédéric Kaplan à l’EPFL pourrait nous en donner un aperçu. Conçu comme une véritable machine à explorer le temps, le programme mise en effet sur la possibilité de reconstituer l’histoire environnementale, urbaine, humaine et culturelle de Venise en produisant une densité informationnelle telle qu’elle permettra d’« extrapoler à partir des données existantes et de “simuler” les données manquantes » (Kaplan, 2013). Alliant numérisation, agrégation, modélisation et invention, le projet inscrit résolument la mémoire numérique au carrefour de ce que Kaplan identifie ailleurs comme les deux avenirs possibles du livre (et de toutes les représentations régulées) : fonction architecturante et immersive d’une forme close d’un côté ; fonction totalisante d’une tentation encyclopédique de l’autre.

Bibliographie

Bermès Emmanuelle (2013). « Des parcours de sens dans le Centre Pompidou virtuel », BBF, t.58, N° 5.

Bougnoux Daniel (2014). « Blog et travail du deuil », Le Randonneur, posté le 10 avril 2014, [en ligne] http://media.blogs.la-croix.com/blog-et-travail-du-deuil/2014/04/10/.

Ertzscheid Oilvier, Gallezot Gabriel, Simmonot Brigitte. (2013) « À la recherche de la “mémoire” du web », in Barats Christine (dir.), Manuel d’analyse du web, Armand Colin, p. 53-74.

Kaplan Frédéric. « Lancement de la “Venice Time Machine” », posté le 14 mars 2013 ; « Les trois futurs des livres-machines », posté le 10 février 2012 [en ligne] http://fkaplan.wordpress.com/.

Merzeau Louise (2001). « Techniques d’adoption », Les Cahiers de médiologie, N° 11, Communiquer/transmettre, p. 185-191.

Merzeau, L. (2009). « Du signe à la trace, ou l’information sur mesure ». Hermès N° 53, Traçabilité et réseaux, CNRS éditions, p. 23-29.

Rouvroy Antoinette (2009) « Réinventer l’art d’oublier et de se faire oublier dans la société de l’information ? », in S. Lacour (dir.), La Sécurité de l’individu numérisé. Réflexions prospectives et internationales, L’Harmattan.

Notes

1  Proposé par Orlandi en 1996, et repris en 2006, cette notion est aujourd’hui retravaillée par Flavia Machado (voir « Mémoire, discours, numérique – la notion de mémoire métallique », présentation en ligne http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/759/files/2013/11/M%C3%A9moire-discours-num%C3%A9rique-la-notion-de-m%C3%A9moire-m%C3%A9tallique.ppt)

2  Accroche de 109lab, http://www.109lab.com/.

3  Ancestry.com, qui vient de racheter 1000memories, est le plus important service en ligne de généalogie, avec environ 2,7 millions d’abonnés payants à travers l’ensemble de ses sites (surtout actifs aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Australie), soit 50 millions d’arbres généalogiques contenant plus de cinq milliards de profils. Son business model repose sur la vente de droits d’accès à une base mondiale de 5 milliards de données officielles issues de divers organismes (actes de naissance, de mariage, de décès, actes paroissiaux, données d’immigration, etc.).

4  Voir par exemple les pages Pinterest du Musée des Beaux-Arts de Lyon ou du Rijksmuseum. Les galeries ouvertes par des institutions comme la BDIC sur Flickr relèvent du même principe.

5  Profil de Léon Vivien : https://www.facebook.com/leon1914?fref=ts

6  Profil de Louis Castel : https://www.facebook.com/louiscastel44?fref=ts

7  C’est ce même tressage de la fiction avec l’archive qu’explorera le projet PROFIL, que nous pilotons, dans le cadre du labex Les passés dans le présent. À partir de ressources issues du fonds de la BDIC, le travail visera à interroger le dispositif même du profilage, en expérimentant des méthodes de fouille, de narration et de visualisation (http://passes-present.eu/fr/les-projets-de-recherche/prefiguration/partage-reconstitution-et-organisation-de-fictions#.U0sGUC_6p1B).

8  http://www.museomix.org

9  http://lereservoirasouvenirs.com

10  http://jaimemaville.blogspot.fr/2007/03/droombeek.html (compte rendu du projet par Sandrine Herbert en 2007).

11  http://fresques.ina.fr/jalons/accueil

12  http://jocondelab.iri-research.org/jocondelab

Pour citer ce document

Louise Merzeau, «Mémoire numérique : entre éditorialisation et grammatisation», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 10-Varia, DANS L'ACTUALITÉ,mis à jour le : 20/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=589.

Quelques mots à propos de : Louise Merzeau

Université Paris Ouest Nanterre – laboratoire Dicen-IDF. Mail : louise@merzeau.net