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DOSSIER
Savoir, pouvoir, sujet : de la domestication de l’être au monde sans couture des technologies de l’information et de la communication
Table des matières
1Que la notion de dispositif ne s’impose qu’a posteriori et comme par extraction de l’œuvre de Michel Foucault selon le commentaire que cet auteur lui-même en effectue « à distance » constitue déjà un avertissement suffisant. Il faut dire en premier lieu que la notion de dispositif n’est pas une notion que l’on plaque sur un corpus pour en déduire de façon mécanique ou constructiviste un résultat.
2Que la mythique Caverne puisse être considérée, comme le fait Jean-Louis Baudry, comme un dispositif — et qu’alors ce dispositif constitue le levier qui permet à Platon de montrer la voie pour accéder au monde des idées et ainsi d’extraire a priori la République du corps même de la philosophie — semble épaissir encore le mystère. Il faut soumettre en second lieu l’idée que le dispositif, qu’il soit a priori utilisé comme appareil1 ou repéré a posteriori, se constitue comme représentant d’une sorte d’altérité insaisissable qui ne peut logiquement être située qu’en dehors du champ des sciences humaines et sociales en général. En ce sens la prolifération du concept de dispositif peut être conçue au mieux comme la résultante d’un malentendu et au pire comme une tentative de mystification.
3Qu’enfin cette notion puisse constituer une passerelle entre les œuvres de Deleuze et Foucault peut apparaître comme une chose naturelle compte tenu du statut d’extra-territorialité du concept. Mais il faut alors rappeler en troisième lieu que cette évidence soudaine de la notion de dispositif n’est que le produit d’un calcul complexe, une résultante en somme2.
4Une partie des sciences de l’information et de la communication et des sciences sociales continue donc de trouver dans la notion de dispositif une forme de recours voire de nécessité. On peut bien sûr se limiter à une sorte de contingence pour expliquer le phénomène. Le caractère flou du concept et sa capacité à contribuer « à la formulation d’une problématique ancienne et récurrente qui est celle du statut des objets techniques (Jacquinot-Delaunay et Monnoyer, 1999, 11) » s’adapterait parfaitement à la nouvelle donne liée au développement proliférant des technologies de l’information et de la communication.
5On peut aussi retourner cette proposition. Le dispositif constitue un instrument de mesure de la révolution numérique à laquelle les sciences de l’information et de la communication sont confrontées. Il agit tout d’abord comme repère au sein des sciences sociales notamment par la dimension critique qu’il impose de nous rappeler l’importance de l’expérience en tant que dimension réelle du sujet ; il agit ensuite comme un analyseur qui permet de rendre compte d’une sorte de renversement copernicien : le décentrement du sujet3 ; il agit enfin comme révélateur d’une société qui se voudrait sans couture.
6« Ce que j’essaie de repérer sous ce nom c’est, premièrement un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments », voici la réponse toujours citée de Michel Foucault quant à sa définition du dispositif.
7À suivre Deleuze dans sa lecture de Foucault (Deleuze, 1986, 14-21), il faudrait tenter de situer cet énoncé dans trois tranches d’espace : un espace colatéral associé ou adjacent, formé par d’autres énoncés qui font partie du même groupe ; un espace corrélatif qui définit le rapport de l’énoncé avec ses sujets, ses objets et ses concepts ; et un espace complémentaire de formations non discursives (institutions, événements politiques, pratiques et processus économiques). Or si l’espace associé des énoncés a qualitativement peu varié même s’il a quantitativement beaucoup augmenté, l’espace complémentaire subit quant à lui une intense variation liée au développement des technologies de l’information et de la communication. Le passage des dispositifs aux dispositifs sociotechniques d’information et de communication, s’il assure une mise en phase de la notion, n’est pas neutre. Le prédicat sociotechnique d’information et de communication spécifie le dispositif. Il le surcode. S’il agit comme un agent permettant de rendre homogène l’approche, le prix de cette mise en phase semble une sorte de soumission à l’environnement sociotechnique d’information et de communication.
8Gilles Deleuze indique que « Dans tout dispositif, nous devons démêler les lignes du passé récent et celles du futur proche : la part de l’archive et celle de l’actuel, la part de l’histoire et celle du devenir, ‘la part de l’analytique et celle du diagnostic’. Si Foucault est un grand philosophe, c’est parce qu’il s’est servi de l’histoire au profit d’autre chose : comme disait Nietzsche, agir contre le temps, et ainsi sur le temps, en faveur je l’espère d’un temps à venir (Deleuze, 1988, 191) ». Le dispositif est en ce sens un interprète de la condition humaine. Il peut en permettre une lecture tragique ou eschatologique. Le tragique, c’est l’idée que nous dépendons d’une antériorité absolue et que notre présent est le résultat d’un scénario écrit d’avance. Autrement dit, notre présent est déterminé par le passé et nous n’y pouvons rien. Le dispositif est alors synonyme de fatum. En philosophie, on appelle ça un régime d’hétéronomie. L’eschatologie, au contraire, c’est l’idée que le présent vise un à-venir, qu’il est missionné pour construire le futur. Même si cet à-venir a d’abord été missionné par l’hétéronomie comme dans la Bible, la modernité voudra se donner elle-même pour mission de construire son futur. Là, nous sommes en régime d’autonomie. Et le dispositif devient fortuna, ferment de la création, de l’innovation, de la cross-fertilization dirait Pierre Laffitte, fondateur de la technopole de Sophia Antipolis4.
Une place pour le sujet, une saisie du temps articulée à une construction de l’espace, les dispositifs définissent le plan de consistance de l’étant et ne cessent de nous interroger sur la manière dont cet étant se produit. La difficulté tient à ce qu’avec les dispositifs, le construit apparaît comme donné. Compte tenu de cette dimension idéologique5, l’analyse des dispositifs conduit la plupart du temps à ne pas cesser d’en constater les effets de réel, de virtuel ou de sujet associé. Il faut donc tenter de rendre compte de quelques plis et replis caractéristiques de la notion pour espérer se soustraire tant aux effets de masquage que de dévoilement inhérents au fonctionnement des dispositifs.
Le dispositif comme repère
9Les pièces originales du procès fait à Robert-François Damiens, des extraits de la Gazette d’Amsterdam du 1er avril 1757, une citation d’un texte de 1937, Damiens le régicide, ainsi débute Surveiller et punir de Michel Foucault. Nous sommes dans la plus grande confusion, perdus, effarés. Les témoignages se succèdent, se répètent, se complètent. Se donnent à voir la chair tenaillée, à percevoir les horribles cris et à inscrire l’attention portée de l’exempt Bouton. L’officier de police décrit en effet avec une extrême minutie toutes les opérations qui doivent être conduites pour vaincre la résistance du corps du supplicié. Il enregistre l’attitude du condamné et les énoncés que ce dernier produit. Le parricide ne supplie pas qu’on l’épargne mais qu’on le pardonne. Le corps du parricide est le corps d’un régicide puisque Damiens a porté atteinte au corps du roi en tant que sujet. Mais s’il souffre, il semble également qu’il contemple sa souffrance. Un au-delà de l’humanité qui est pourtant l’humanité elle-même s’inscrit dans le supplice. En plein développement des environnements immersifs, des sensations que ces environnements peuvent produire, du « drill » qui vient se substituer en tant qu’automatisme aux apprentissages, il faut souligner que les dispositifs séparent ce qui est à l’intérieur de ce qui est à l’extérieur et permettent de préciser les conditions de maintien à l’intérieur ou de franchissement des limites de l’étant. La notion de dispositif renvoie à l’expérience en ce qu’elle constitue la dimension réelle du sujet6.
Le dispositif comme analyseur
10En 1988, Deleuze rend hommage à Foucault avec son article « Qu’est-ce qu’un dispositif ? ». En 2006, l’ouvrage de Giorgio Agamben consacré au dispositif reprend le titre de l’article de Deleuze. Pas une seule fois cependant, Deleuze ni son article ne sont cités par Agamben. Pour comprendre cet effacement plutôt surprenant, il faut revenir au rapport Deleuze-Foucault. À reprendre l’interrogation d’Isabelle Gavillet : « Mais Gilles Deleuze se livre-t-il réellement à une lecture symptomale de l’œuvre de Foucault en pointant ce qui, dans le « dispositif », aurait échappé à son auteur lui-même ? (Gavillet, 2010, 24) », il apparaît que la réponse est bien évidemment inscrite dans la question. Il s’agit d’un commentaire méta-théorique de Deleuze qui lui permet de manifester sa dette immense à l’égard de Foucault sans pointer ce qui différencie son approche de celle de l’auteur de Surveiller et punir. Ce grand raffinement, mélange d’humilité et d’humour échappe à Agamben. Si les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation, pour Agamben, aujourd’hui : « Au développement infini des dispositifs de notre temps correspond un développement tout aussi infini des processus de subjectivation. Cette situation pourrait donner l’impression que la catégorie de la subjectivité propre à notre temps est en train de vaciller et de perdre sa consistance, mais si l’on veut être précis, il s’agit moins d’une disparition ou d’un dépassement, que d’un processus de dissémination qui pousse à l’extrême la dimension de mascarade qui n’a cessé d’accompagner toute identité personnelle (Agamben, 2007, 33) ». D’un côté donc, un dispositif au sens foucaldien du terme qui inclut la notion de sujet pour mieux montrer « comment, dans une société disciplinaire, les dispositifs visent, à travers une série de pratiques et de discours, de savoirs et d’exercices, à la création de corps dociles mais libres qui assument leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement », de l’autre : « […] les dispositifs auxquels nous avons à faire dans la phase actuelle du capitalisme [qui] n’agissent plus sur la production d’un sujet, mais bien par des processus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation. (Agamben, 2007, 43) ». Mais de deux choses l’une : ou bien il faut supposer l’existence de dispositifs de subjectivation d’un côté et de dispositifs de désubjectivation de l’autre, les uns et les autres coexistants, ce qui serait surprenant, ou bien il faut supposer que la conception du dispositif proposée par Agamben ne suffit pas pour rendre compte de ce paradoxe d’un sujet désubjectivé. C’est même sous le jour de ce paradoxe que l’approche deleuzienne évacuée par Agambem fait retour. Si la notion de dispositif permet de saisir sous la plume de Deleuze l’œuvre de Foucault, c’est parce que sous cet angle le dispositif se trouve surdéfini par l’encombrante notion de sujet. À suivre Deleuze, sans doute faudrait-il plutôt se référer aux arrangements collectifs d’énonciation, au socius (au corps sans organe) d’une part et aux machines désirantes d’autre part. C’est dire qu’il convient dès lors de s’écarter de la notion de sujet, de son immanence et de sa transcendance pour entrer dans les rapports de force induits par la machine capitalistique portée par les technologies et les flux d’information pour lesquels le sujet n’a plus que le statut d’épiphénomène.
Le dispositif comme révélateur
11Dans son article « Les ‘vues’ de l’esprit », Bruno Latour rejette tout grand partage et s’intéresse aux techniques d’inscription. Plutôt qu’au sujet, Latour s’intéresse aux objets pour autant qu’ils soient mobiles, immuables, présentables, lisibles et combinables : « Il faut inventer des dispositifs qui mobilisent les objets du monde, maintiennent leur forme et puissent s’inspecter du regard. Il faut surtout que toutes ces formes puissent se combiner à loisir et se travailler de telle sorte que celui qui les accumule dispose d’un surcroît de pouvoir. (63-34) » Loin d’un déterminisme technologique, ce qu’il faut alors cartographier, c’est un système dit Latour qui fournisse en même temps les informations sur les acteurs humains et non-humains afin de comprendre la stabilité du pouvoir. À la suite de Foucault, ce que produit Latour, avec la sociologie de la traduction, c’est la volonté de casser la grande unité du Savoir et du Pouvoir, telle qu’elle a été mise en place par tous les kléptocrates avec la naissance de l’Etat en Mésopotamie et en Égypte. C’est une lutte contre la domination par un savoir secret que détient le dominant, savoir transmis par l’au-delà et que l’on ne doit jamais partager avec les dominés.
Conclusion
12L’apparition du concept de DISTIC peut apparaître comme bien trop raisonnable dans les implications que ce concept génère. Et cette raison même peut être source de dangers d’autant plus inquiétants qu’ils restent mal identifiés. Non pas le dedans et le dehors mais le monde sans extérieur et sans couture de l’information et de la communication, plus d’exécuteurs des basses œuvres confrontés à la résistance obstinée des corps mais du sociotechnique et de l’usage policé de dispositifs essentialisés et abstraits de toute réflexion philosophique : voilà le dispositif posé comme concept. Voici les règles pour le parc humain d’un être domestiqué. Les technologies de l’information décentrent cependant cet être du dispositif. Les dispositifs sociotechniques d’information et de communication, c’est dans un même mouvement le refoulement de la présence du non humain dans l’humain et partant le refoulement de l’humain du centre du dispositif. Dans ce monde décentré du sujet, la colère et le ressentiment ne peuvent sans doute plus, contrairement à ce propose P. Sloterdijk dans Colère et temps, être géniaux. Via les DISTIC, il va falloir inventer de nouvelles manières d’apprendre et de permettre à l’humain de rester le berger de l’être. Si les professeurs, les journalistes, les politiques, les artistes et quelques autres resteront des éducateurs avec la mission d’éduquer les peuples au nom de la promesse démocratique, il risque de plus en plus de manquer d’éducateurs pour éduquer les éducateurs.
Bibliographie
AGAMBEN G., 2006, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, 2007.
GAVILLET I ., 2010, « Michel Foucault et le dispositif : question sur l’usage galvaudé d’un concept », dans Appel V., Boulanger H., Massou L., Les dispositifs d’information et de communication. Concepts, usages et objets., Bruxelles, Ed. De Boeck Université, pp. 17-38.
BAUDRY J.-L., 1978, L’Effet Cinéma, Paris, Ed. Albatros.
DELEUZE G., 1986/2004, Foucault, Paris, Ed. de Minuit.
DELEUZE G., 1989, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale. Paris, 9, 10, 11 janvier 1988, Paris, Ed. le Seuil pp. 185-195.
FOUCAULT M., 1975, Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
LATOUR B., 2006, « Les ‘vues’ de l’esprit », dans Akrich M., Callon M., Latour B., Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Presses des Mines : pp. 33-69.
SLOTERDIK P., 2006, Colère et temps, Paris, Meta-Éditions, 2007.
Notes
1 La Caverne peut être considérée comme un dispositif ; dans le texte la République cependant, Platon l’utilise comme un levier, un appareil de base pour extraire du monde un régime de vérité.
2 L’oscillation infra-appareil/méta-dispositif est caractéristique des dispositifs : le dispositif en tant que dispositif contextuellement stabilisé intègre l’appareil de base de niveau infra et le dispositif en tant que descripteur de niveau méta.
3 Ce décentrement s’effectue au profit des données et des flux : l’écriture informatique invite à une société data-centrique ; s’ouvre une discussion concernant les humanités numériques qui dépasse le cadre du présent article.
4 Pierre Laffitte et Michel Callon ont donné au sein de l’Ecole des Mines l’impulsion nécessaire à la création du Centre de Sociologie de l’Innovation.
5 C’est bien évidemment l’appareil de base pour reprendre l’expression de Jean-Louis Baudry qui est porteur de la fonction idéologique : par exemple, l’élision de l’appareil caméra comme lieu de la production dans le dispositif cinématographique.
6 On ne peut s’empêcher de souligner une forme de symétrie entre l’expérience de Damiens qui se situe virtuellement à l’extérieur du dispositif pour mieux le réintégrer réellement (au prix de sa propre disparition) et l’expérience du sujet dans les environnements immersifs, ces derniers incluant réellement les sujets pour leur offrir virtuellement une extériorité comme espace de possibilité.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Jacques Araszkiewiez
UNSA, mail : araszkie@iutsoph.unice.fr