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Laurent Collet, Michel Durampart et Maud Pélissier

Axe 1
Culture et acculturation au numérique : des enjeux clefs pour les organisations de la connaissance

Éditorial

1La forte proximité des jeunes avec les dispositifs numériques dans leurs pratiques communicationnelles et informationnelles quotidiennes a conduit certains chercheurs à employer à dessein la notion de « culture numérique » (Lardellier, 2006) pour qualifier non seulement les usages spécifiques, mais aussi les codes et les valeurs propres à cette génération. Or, l’emploi de cette notion n’est pas neutre et signifie que les usages actuels des dispositifs numériques d’information et de communication induiraient de nouvelles pratiques communicationnelles modifiant progressivement le rapport à soi, aux autres, et finalement au monde.

2Dans la lignée de ces réflexions, nous avons cherché à analyser les dynamiques d’acculturation au numérique pour les organisations de la connaissance et de la culture, notamment, qui sont au premier chef concernées par les bouleversements en cours.

3Nous voudrions, dans le cadre de ces cahiers, mettre plus particulièrement l’accent sur une triangulation qui va permettre de passer en revue les publics/apprenants, les ressources et démarches liées à l’activité même et le vécu des acteurs de ces organisations parce que nous pensons que les Sciences de l’Information et de la Communication doivent rendre compte des nouveaux rapports entre communication et transmission.

La culture numérique comme une ressource à valoriser

4La génération, qui est née et a grandi avec les technologies numériques de l’information et de la communication, est loin d’être homogène au regard des usages qu’elle en fait et de ses capacités à en faire usage. De nombreuses recherches ont rapidement battu en brèche cette image d’une génération de Digital Natives qui, étant née avec Internet entretiendrait une relation quasi « naturelle » avec cette technologie. Il est souvent pointé la « superficialité » des appropriations des outils numériques des plus jeunes (la capacité à en faire usage), et d’employer à l’inverse l’expression de « naifs numériques » pour les caractériser. Il faut rappeler aussi que les usages restent, pour l’instant, circonscrits à l’univers des loisirs et de la sociabilité (Donnat, 2009).

5L’enjeu clef réside dans la possibilité que cette supposée culture numérique soit intégrée dans une perspective de bien-être économique et social, l’inclusion numérique désignant plus largement « la capacité de chacun à savoir mobiliser ces technologies, compétence fondamentale à l’heure du poids croissant de l’économie de la connaissance » (Ministère de l’économie numérique, 2013).

6Dans le cadre de l’observatoire des TIC de la région Paca, nous avons abordé cette question en cherchant à montrer si les jeunes mobilisent leurs connaissances et savoir-faire en « exportant » leurs usages communicationnels et informationnels dans la dynamique d’élaboration de leur trajectoire professionnelle (Pélissier, Perocheau, Collet, Boutin, Gasté, 2013). Les résultats de cette étude empirique montrent que malgré un degré de connaissances honorable, pour la majorité d’entre eux (70 % des personnes interrogées ont trouvé les bonnes réponses à un quizz de 10 questions posées), et un usage massif des réseaux sociaux dans leurs pratiques de communication, seule une minorité exploitent leur « culture numérique » dans la perspective de leur insertion et orientation professionnelle. Cette étude complète les résultats précédents en montrant que si un apprentissage formel est indispensable pour atténuer la diversité du degré de maîtrise, encore faut-il qu’ils soient capables de mobiliser ces nouvelles pratiques de communication et d’information dans des contextes autres que ceux liés au loisir et aux relations inter personnelles. L’enjeu de l’acculturation au numérique renverrait donc à une forme de capital économique, social et culturel.

La médiation au cœur des enjeux d’acculturation au numérique pour les organisations de connaissance.

7En tant que lieux de production et de transmission du savoir, les institutions éducatives sont au cœur des enjeux actuels posés par l’avènement de cette culture numérique. Entre démocratisation de l’accès au savoir, sociétés de contrôle et mutations du capitalisme, l’école est sans cesse soumise à de nouvelles contraintes hétéronomes. Et les dispositifs sociotechniques d’information et de communication (DISTIC) censés cadrer la transmission des savoirs prolifèrent dans la sphère scolaire et à sa périphérie pour répondre à ces nouveaux défis. Ainsi apparaissent de nouveaux espaces de communication, dans lesquels la production de sens est profondément bouleversée.

8Ces espaces sont massivement « chronophages » selon les enseignants. Sont-ils également addictifs et ludiques ? La question est en cours de traitement dans le cadre d’un projet de recherche financé par le Conseil général des Alpes maritimes pour mener une enquête dans des lycées et collèges des Alpes-Maritimes, afin d’analyser les mécanismes expliquant les mauvais résultats scolaires des adolescents et préadolescents français lors des enquêtes PISA en dépit ou à cause des usages massifs des T.I.C. à l’école et au domicile familial par les adolescents et préadolescents.

9Nous avons également étudié, au travers d’une recherche-action menée avec le CRDP (Centre Régional de Documentation Pédagogique de la région Paca), la mission d’accompagnement des usages numériques en milieu scolaire. Dans ce travail, nous avons cherché à retracer les pressions exercées sur l’école, en tant qu’institution, sur les médiateurs et récepteurs de la connaissance, lors d’expérimentations visant à favoriser l’emploi du numérique à l’école. Notre interrogation portait sur les modalités de valorisation des outils numériques afin de montrer que la dynamique d’appropriation observée pouvait déboucher vers un nouveau devenir fixant les pratiques en milieu scolaire.

10De ce fait, l’acculturation numérique situe un enjeu encore peu exploré. En effet les acteurs pédagogiques, élèves ou enseignants sont régulièrement convoqués pour légitimer les innovations déployées avec volontarisme à tous les niveaux de l’institution scolaire. Ces usagers, pourtant, ne semblent ni complètement associés ni totalement absents du processus d’élaboration (cadre de fonctionnement) et de diffusion des innovations qui pourtant les concernent en premier lieu dans le cadre d’usage. Peuvent-ils se reconnaître dans les objets et processus innovants mis, au mieux, à leur disposition, voire qui leur sont imposés ? Comment déceler dans la boîte noire de l’innovation des signes tangibles de l’implication de l’usager visé ? Pour cela il est nécessaire d’éclairer les traces des usagers inscrites dans l’objet innovant à la lumière des communications entre les différents acteurs (Moeglin, 2005).

11Si on suppose que la fonction principale de la médiation de l’enseignant est de favoriser/faciliter le processus d’accès, de transmission, de traduction en jouant le rôle de tiers intermédiaire symbolique, l’un des enjeux est de s’interroger sur ce qui constitue l’essence du métier d’enseignant à l’heure d’une médiation aux savoirs qui devient de plus en plus technique. Ce phénomène est d’ailleurs mis en perspective dans une recherche menée dans le contexte de l’enseignement à distance dans les universités, notamment l’université virtuelle de Tunis. L’exploration scientifique montre comment les apprenants mettent en place un processus d’autorégulation de l’apprentissage tant nécessaire dans un environnement où l’espace prend une autre forme et renforce le sentiment d’isolement (Zimmerman, 2011). Malgré une volonté de situer les dispositifs en réponse aux besoins de ses apprenants, ceux-ci les détournent en se réfugiant dans d’autres outils non institutionnels qu’ils importent à partir de leurs pratiques professionnelles et privées et une tendance se manifeste qui consiste à négliger le dispositif institutionnel ou à s’en servir passivement.

12Pour autant, le « tout numérique » peut-il préserver la mission originelle ? C’est une question qui a été abordée lors d’une étude visant à mettre en évidence la dynamique d’appropriation de dispositifs numériques (sites web et médias sociaux) pour les acteurs de la lecture publique (Collet, Durampart, Pélissier, 2011 ; Collet, Pélissier, 2011), il a été montré comment face à une dynamique d’acculturation balbutiante et naissante, les acteurs de la lecture publique s’en remettaient aux « mains du marché », aux solutions clés en main proposées par les concepteurs de sites webs dédiés. Leur culture numérique était très hétérogène et d’un niveau insuffisant pour introduire un questionnement de plus grande ampleur sur leur rôle de médiateur et la place d’une communication médiatisée. D’où l’observation d’une uniformisation forte dans la communication en ligne des Bibliothèques étudiées.

La médiation au cœur des enjeux d’acculturation au numérique pour les organisations apprenantes

13Les institutions du savoir ne sont pas les seules institutions concernées par ces enjeux d’acculturation au numérique. Dans le cadre d’une recherche/action menée avec un avionneur, il nous apparaît que c’est bien l’enjeu d’une organisation apprenante à partir d’une intelligence partagée en situation, qui implique à la fois une refondation des processus documentaires dans des situations actives, pro actives (Bonfils, Durampart, 2013). Cet enjeu de l’insertion des dispositifs numériques dans des processus et des activités de formation implique consécutivement une capacité de réflexivité au sein même de l’organisation dans un va-et-vient entre intériorisation des connaissances environnantes et extériorisation de processus d’informations/apprentissage vers l’environnement. Pour autant, il convient d’éviter la tentation d’évacuer les questionnements sur les nouvelles tensions et déformations induites par ces dispositifs à partir d’un projet et d’une intelligence commune qui ne soient pas seulement imposés au nom d’objectifs commerciaux ou d’une imposition littérale d’une conformité à la réglementation figée.

14En conséquence, la question de l’organisation apprenante fixe sans doute une nouvelle dimension de l’entrée des organisations/institutions dans le recours à une démarche de réflexivité qui peut s’entendre comme une évolution vers l’auto apprentissage du fait de l’intégration des technologies intelligentes et des dispositifs numériques. Ceci confirme bien une autre manière d’envisager les DISTIC. Pour autant, dans le programme REVE plus ancien, il apparaissait déjà que l’engagement dans un réseau volontaire permettait d’envisager d’une autre façon l’action auprès des enfants en souffrance. Sans qu’il soit question de recourir aux dispositifs techniques, il était bien question dans le cadre de l‘engagement de demander aux acteurs d’entrer dans une logique collaborative en replaçant leurs motivations du côté d’une chaîne de valeurs partagées en situant l’enfant lui-même comme acteur du réseau. Ceci impliquait alors un acte d’engagement de la part de l’acteur, qui à la fois transformait et resituait son action et son regard sur l’enfant en souffrance dans une perspective que l’on pourrait qualifier de quasi « Latourienne ».

Conclusion

15Au-delà de l’hétérogénéité manifeste des différentes entités que nous avons eu l’opportunité d’étudier, (l’école, la bibliothèque, l’entreprise), toutes ont pour point commun d’être confrontées en tant qu’organisation apprenante à la question délicate et complexe de l’appropriation des technologies et dispositifs numériques d’information et de communication dans leur projet de production, transmission et diffusion de savoirs.

16En constatant un risque d’éloignement des missions et des vocations premières des organisations concernées, la question de l’acculturation au numérique nous semble constituer un des enjeux centraux pour ces organisations, qui courent le risque d’une asymétrie radicale entre une émancipation individuelle et une imprégnation cognitive collective (Hutchins, 1995) pourtant étroitement mêlées l’une et l’autre.

Bibliographie

BONFILS P., DURAMPART M. (2013), Environnements immersifs et dispositifs numériques. Etudes expérimentales et approches distanciées, Experimental Methods in Communication.

BERNARD F., MEYER V. (coordination) (2013), ESSACHESS - Journal for Communication Studies, Vol 6, No 1(11), Montpellier, pp. 107-124.

COLLET L., DURAMPART M., PELISSIER M. (2013), Le rôle des bibliothèques départementales à l’épreuve des services à distance et de la numérisation, Recueil d’articles sélectionnés du XVIIIe congrès de la SFSIC (2012), « Contribution des sciences de l’information et de la communication au débats publics ».

COLLET L., PELISSIER M.(2012), Les bibliothèques départementales conquises par le web 2.0, Actes de 15e Colloque international sur le Document Electronique-novembre 2012, Tunis, novembre 2012.

DONNAT O. (2009), Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique. Enquête 2008, Ministère de la culture et de la communication.

DURAMPART M. (2013), Les savoirs et pratiques dans tous leurs états : Prolifération des savoirs en action, appropriation, disséminations, à l’ère de la diversité des supports technologiques et des contextes d’usage, in Recherches actuelles en Sciences de l’Information, Papy F. (sld), Hermés Lavoisier, 30 pages, Paris, pp. 201,238.

HUTCHIN E. (1995), Cognition in the wild, Cambridge, MA, MlT Press.

LARDELLIER P. (2006), Le pouce et la souris. Enquête sur la culture numérique des ados, Fayard, 230 p.

Ministère de l’Economie Numérique intitulé (2013), « Citoyens d’une société numérique : accès, littératie, médiations, pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion ».

MŒGLIN P. (2005), « Outils et médias éducatifs : une approche communicationnelle. » Grenoble, Pug, 296 p.

PELISSIER M., PEROCHEAU G., COLLET L., BOUTIN E., GASTE D. (2013), Rapport d’étude « la culture numérique chez les 16-24 ans », Observatoire des TIC, Région Paca.

ZIMMERMAN B. (2011). Motivational sources and outcomes of self-regulated learning and performance. In B. J. Zimmerman, & D. H. Schunk (Eds.), Handbook of selfregulation of learning and performance (pp. 49-64). New York, Routledge.

Pour citer ce document

Laurent Collet, Michel Durampart et Maud Pélissier, «Culture et acculturation au numérique : des enjeux clefs pour les organisations de la connaissance», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 10-Varia, DOSSIER, > Axe 1,mis à jour le : 20/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=617.

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