Aller la navigation | Aller au contenu

FORMATION, MONDE PROFESSIONNEL

Serge Bouchardon

L’écriture numérique : objet de recherche et objet d’enseignement

Article

Texte intégral

1Lécriture numérique est-elle une nouvelle déclinaison d’une réalité bien connue – l’écriture – ou une refondation à penser et mettre en œuvre ? L’enjeu est de comprendre ce que fait le numérique à la notion d’écriture, et ce que l’écriture comme pratique permet de comprendre sur les potentialités et les limites du numérique. Dans le court texte qui suit, nous nous demanderons dans quelle mesure l’écriture numérique – d’aucuns parleront d’abus de langage – peut être considérée comme une écriture spécifique, et dans quelle mesure il peut être pertinent de former à cette écriture numérique.

Qu’est-ce que l’écriture numérique ?

Définition de l’écriture numérique

2Que désigne-t-on par écriture numérique ? L’écriture numérique, c’est l’écriture sur un support et avec des outils numériques. Notons que, avec le numérique1, le même système technique permet pour la première fois de réaliser des inscriptions et de les consulter. À titre d’exemples de pratiques d’écriture numérique, on peut mentionner : écrire un courrier électronique, préparer un diaporama, rédiger un texte à plusieurs et en mode synchrone grâce à un outil collaboratif en ligne, écrire un message sur un site de microblogging… Je pose comme hypothèse que l’instrumentation de l’écriture par les technologies numériques transforme les pratiques d’écriture. Les caractéristiques de l’écriture me semblent ainsi devoir être réinterrogées dès lors que son support d’inscription devient numérique. Je vais ainsi m’intéresser avant tout à l’écriture numérique, même si la frontière entre lire et écrire a tendance à s’effacer avec le numérique2.

Modalités d’écriture numérique

3Faut-il parler de l’écriture numérique ou des écritures numériques ? Nous pouvons en effet mettre en avant plusieurs modalités d’écriture numérique, qui soulignent l’interpénétration très forte de l’écriture et de la lecture :

  • écrire avec plusieurs formes sémiotiques différentes (texte linguistique, image, son, vidéo) : écriture multimédia ;

  • écrire/lire en interagissant avec un programme : écriture interactive (l’écriture hypertextuelle est un exemple d’écriture interactive) ;

  • écrire un même texte à plusieurs (éventuellement en même temps en différents lieux) : écriture collaborative (synchrone).

4Ces modalités sont bien évidemment composables (on parlera ainsi d’écriture hypermédia quand celle-ci articule hypertextualité et multimédia) et leurs frontières ne sont pas nettes (écrire collaborativement en ligne implique également d’interagir avec un programme).

5Bien sûr, on aurait beau jeu de montrer que ces modalités ne sont pas en soi nouvelles, comme le rappelle Yves Jeanneret à propos de l’écriture multimédia et de l’écriture interactive :

6« Ni l’association de plusieurs types de signes, ni la non-linéarité qui caractérise toute forme écrite, ni la virtualité du sens lié à l’interprétation du lecteur, ni en conséquence l’interactivité du processus d’écriture-lecture ne sont choses nouvelles. Aussi les prophéties ont-elles appelé la dénégation : la glose médiévale avait déjà été un hypertexte, l’animation multimédia serait une variante de l’illustration, l’écran informatique serait un volumen. C’est ne pas sortir du dilemme selon lequel il faudrait, soit se situer au-delà de l’écriture, soit en reproduire l’histoire » (Jeanneret, 2001 : 388).

L’écriture numérique : réactivation, amplification et reconfiguration

7Dès lors, dans quelle mesure peut-on dire de l’écriture numérique qu’il s’agit d’une écriture spécifique ? La question de la spécificité est-elle seulement une bonne question ? On peut soupçonner le chercheur de traquer la nouveauté, de façon presque idéologique, là où il faudrait au contraire inscrire dans une histoire et des traditions, repérer des filiations, identifier systématiquement des transformations et des métamorphoses de formes médiatiques et culturelles. D’un autre côté, si le chercheur ne s’efforce d’identifier que des principes de continuité, il va forcément trouver des éléments similaires ; une telle posture tient de la prophétie autoréalisatrice et peut s’avérer une impasse scientifique, car on s’interdit de penser ce qui peut être nouveau. Le chercheur doit donc s’efforcer de ne pas préjuger afin de repérer une rupture à un certain niveau, ce qui ne veut pas dire qu’il y aura rupture à tous les niveaux. Il peut par exemple y avoir rupture sur les techniques de l’écriture et non sur les formes ou les savoirs de l’écriture. Toute la difficulté consiste à ne pas trancher d’avance mais à tenter de créer un espace pour cette question.

La variabilité au cœur de l’écriture numérique

8Quelle approche adopter pour appréhender l’écriture numérique ?

9Si l’on essaie d’en dégager l’essence (avec toutes les difficultés posées par une approche essentialiste), on risque de perdre le rapport avec les objets pratiques. Si l’on caractérise cette écriture de façon empirique, on risque de ne pas voir où cela nous emmène, ce que l’on pourrait appeler les possibles de cette écriture.

10Ce qui me paraît être au cœur de l’écriture numérique, c’est la variabilité.

11La variabilité, c’est d’abord celle du code informatique, qui repose sur des variables intégrées dans des programmes.

12La variabilité est également celle de l’affichage d’un contenu à l’écran. On peut souligner que l’évolution des architectures et langages pour réaliser un site Web conduit à la complète versatilité d’une page Web. Ce qui est affiché sur l’écran est le résultat d’un traitement en continu des informations. L’affichage ne sera jamais exactement le même d’une consultation à une autre ni d’un utilisateur à un autre. Une variation, en musique, est un « procédé d’improvisation ou de composition qui entraîne la transformation d’un élément musical, repris sous différents aspects » 3. On pourrait avancer de même que le numérique, qui permet la transformation d’un contenu, propose des variations dynamiques d’affichage de contenu. Les « petites formes » mises à jour par Etienne Candel et Emmanuël Souchier (Candel, Jeanne-Perrier et Souchier, 2012) – par exemple le champ de recherche, la vignette, le nuage de tags, ou encore la liste de liens – constitueraient ainsi des éléments formels stables, des cadres pour la composition et la génération du contenu d’une page Web, et la variation de contenu d’une page Web à l’autre.

13C’est enfin la variabilité d’un contenu dans le temps (entraînée par la variabilité des dispositifs techniques), qui incite à une réinvention et à l’écriture de variantes. C’est un phénomène qui est bien connu des auteurs de littérature numérique. Dans le domaine de l’ingénierie documentaire, ce principe de la variante au niveau des créations donne lieu au principe de la rééditorialisation, lorsque les contenus dérivent d’autres contenus.

14Ces trois dimensions de la variabilité sont articulées : dans la mesure où le code comprend des éléments auxquels on peut attribuer différentes valeurs (variables), l’écriture est conçue de façon à pouvoir connaître des variations (en tant que procédé de composition) et est effectivement sujette à variations dans le temps (variantes).

15L’écriture est à la fois un dispositif de grammatisation4 et de monstration. Le numérique se présente comme un dispositif de combinatoire et de manipulation. L’enjeu de la rencontre des deux (l’écriture numérique) est de construire de la variabilité signifiante. Alors que l’essence du numérique, selon Bruno Bachimont (Bachimont, 2007), serait la calculabilité, celle de l’écriture numérique pourrait résider dans la variabilité. Mais plutôt que d’essence, parlons de « tension essentielle », pour reprendre une expression de Thomas Kuhn : la tension essentielle de l’écriture numérique se traduirait par la variabilité signifiante.

La tension essentielle de l’écriture numérique

16Pour autant, on peut penser que la notion de variabilité est très générique et ne met pas assez l’accent sur la dimension écriture. On peut alors avancer, en tant que tension essentielle, la génération singularisante. La génération serait inhérente au programme et au code (en tant que milieu génératif permettant d’engendrer tout un espace de possibles). La dimension singularisante tiendrait à la dimension écriture : chaque variante prend un sens qui n’est pas uniquement le fait d’être produite par un noyau commun. La combinatoire utilisée pour produire les différentes facettes d’une production ne suffit pas à décrire le contenu de cette production. La génération automatique produit des variations de sens qui ne se réduisent pas à de la production calculée. L’écriture numérique serait la rencontre improbable entre la génération et l’effet de sens singularisant.

17Cette génération singularisante trouve un autre écho avec les CMS5 (comme Wordpress, Spip, Drupal), ces « outils automatisés de médiation écrite » (Jeanne-Perrier, 2005). Ceux-ci ont donné à l’écriture numérique une dimension industrielle nouvelle. Ces outils ont ainsi instauré une tension entre « industrialisation des formes et individualisation des écritures » (Jeanneret, 2012 : 25).

La tension de l’écriture programmée

18À la base de ces tensions, il y a peut-être une tension plus fondamentale entre écriture et programme, que l’on pourrait nommer la tension de l’écriture programmée (la programmation étant elle-même bien sûr une activité d’écriture).

19Les productions écrites sur support numérique sont à la fois des objets écrits et programmés. La tension entre programme et écriture pose la question des formes (la tension entre les impératifs formels que la programmation impose6 et les formes culturelles de l’écriture), mais aussi celle du sens. Un programme, en effet, va permettre de définir à l’avance une manipulation d’unités qui sera exécutée de manière automatique. D’un autre côté, on peut caractériser l’écriture comme un système d’expression qui reflète une pensée. On peut ainsi relever une tension entre le programme en tant que manipulation automatique d’inscriptions symboliques et l’écriture en tant que dispositif d’externalisation de la mémoire et de la pensée. D’un côté, la fermeture du dispositif, de l’autre, des possibilités de manifestation du sens. Est-ce que la question d’une écriture programmée a du sens ? On serait tenté de répondre par la négative. Mais il me semble que c’est justement cette question qui est intéressante. L’enjeu est de créer un espace de sens inédit né d’une impossibilité initiale. On observe ainsi une tension entre écriture et programme, qui est une tension créatrice.

Du papier au numérique : un déplacement de tensions

20Avec l’imprimé, c’est la fixité matérielle de l’écriture qui permet l’ouverture très complexe de ses interprétations. C’est ce qu’explique bien Roland Barthes (Barthes, 1970), qui voulait briser la fixité pour faire fonctionner l’ouverture du texte, avant de souligner que l’objet ne peut acquérir une autonomie et permettre une ouverture que parce qu’il inscrit des formes dans une matérialité. Cette tension entre fixité et ouverture qui peut caractériser l’écriture imprimée se déplace avec le numérique dans une tension entre variabilité et ouverture.

21Par ailleurs, la tension entre universalité et singularité propre à la littérature (une grande œuvre est éminemment singulière – elle pose notamment la question du style - et en même temps universelle) se déplace avec le numérique dans une tension entre génération et singularité. On a une génération automatique de contenus d’un côté, une singularité des pratiques d’expression de soi de l’autre. En quoi le numérique permet-il de soutenir une singularité, au sens d’une écriture singulière ?

22En résumé, voici le déplacement de tensions que l’on peut observer du papier au numérique :

  • fixité et ouverture –> variabilité et ouverture (variabilité signifiante) ;

  • universalité et singularité –> génération et singularité (génération singularisante)

23Ceci me paraît caractériser certains enjeux de l’écriture numérique. Ces enjeux scientifiques sont étroitement liés à des enjeux pédagogiques.

Pourquoi enseigner l’écriture numérique ?

Des compétences spécifiques ?

24Depuis fin 2009, je porte un projet de recherche financé par la Région Picardie intitulé PRECIP (PRatiques d’ECriture Interactive en Picardie, http://precip.fr). Plus qu’un projet sur les TICE (qui étudierait par exemple dans quelle mesure les TIC facilitent ou non l’apprentissage), il s’agit avant tout d’un projet sur l’écriture numérique. Le projet s’intéresse moins aux pratiques numériques pour l’enseignement qu’à l’enseignement de l’écriture numérique, qu’à l’écriture numérique comme objet d’enseignement.

25Ce projet fait ainsi l’hypothèse que l’écriture numérique, dans ses différentes modalités (multimédia, interactive, collaborative), présente des spécificités et que l’on peut enseigner ces spécificités. D’un point de vue théorique, nous avons travaillé à un modèle pour appréhender l’écriture numérique (Crozat, Bachimont, Cailleau, Bouchardon, 2011). Ce modèle a fait l’objet de transpositions didactiques – en collaboration avec des enseignants – dans des modules pédagogiques sur l’écriture numérique. Ces modules ont été expérimentés sur différents terrains (enseignement secondaire, enseignement supérieur, Espaces Publics Numériques).

26De la même manière que la culture de l’écrit a transformé nos capacités cognitives (Goody, 1979), l’écriture numérique entraînerait une transformation de nos modes de pensée. C’est l’hypothèse défendue par Bruno Bachimont : « Si l’écriture a donné lieu à une raison graphique, le numérique doit donner lieu à une raison computationnelle : le calcul comme technique de manipulation de symboles entraîne un mode spécifique de pensée, qui ne remplace pas les autres, mais les reconfigure » (Bachimont, 1999). Si l’écriture numérique transforme nos manières de penser et de connaître, il existe un enjeu pédagogique fort à enseigner ce qui la caractérise.

27Si la pratique de l’écriture numérique est généralisée, quotidienne, ordinaire, elle nécessite néanmoins des compétences scripturales de plus en plus complexes. Il faut donc s’interroger sur la nature des compétences scripturales rendues nécessaires par le passage aux médias numériques. Dans le prolongement de Michel Dabène (Dabène, 1991), selon qui la maîtrise de l’écrit suppose précisément une connaissance et une compréhension des spécificités de l’écrit qualifiées de « compétences méta-scripturales », on peut formuler l’hypothèse selon laquelle l’écriture numérique requiert, au-delà d’une maîtrise des fonctionnalités techniques – c’est-à-dire de l’emploi de l’outil –, une connaissance et une compréhension des spécificités du numérique. Cela suppose notamment, selon nous, de comprendre ses propriétés fondamentales que sont la discrétisation et la manipulabilité.

28Se poser la question des compétences spécifiques à l’écriture numérique, c’est ainsi se poser avant tout la question de connaissances méta-scripturales propres au numérique (Cailleau, Bouchardon et alii, 2012). Cela permet par exemple de comprendre comment il est possible que l’on puisse écrire un même texte à plusieurs en même temps et en différents lieux (écriture collaborative synchrone), ou encore d’appréhender la question de la trace numérique.

29La littératie numérique suppose non seulement une maîtrise des outils d’écriture mais elle requiert en outre une connaissance et une compréhension des possibles de l’écriture numérique. C’est ce que nous avons essayé de mettre en avant dans le projet PRECIP. La compréhension du numérique - et des possibles de l’écriture numérique - à laquelle sont sensibilisés les apprenants au cours des modules pédagogiques conduit à un niveau de conceptualisation de leur pratique, développant chez eux des éléments de littératie numérique transposables dans d’autres contextes de pratiques numériques.

Faire retour sur certaines notions

30L’idée est notamment de s’appuyer sur des créations de littérature numérique (Bouchardon et Saemmer, 2012)7. La valeur heuristique de la littérature numérique (Bouchardon, 2014), c’est celle qui permet de faire retour sur certaines notions, mais aussi celle qui donne à voir et ouvre des pistes en matière d’écriture numérique. La littérature numérique permet ainsi à la fois :

  • de revenir sur certaines notions – travaillées par ailleurs en cours de lettres – et de les interroger : le texte, le récit, la figure, l’auteur, l’œuvre, la matérialité, la littérarité…

  • de pointer ce que peut être un texte numérique, un récit interactif, une figure de manipulation…

Sensibiliser à la culture informationnelle et à la culture numérique

31Si l’on adopte l’angle de l’éducation aux médias et à l’information, il est également intéressant de s’appuyer sur des pratiques d’écriture numérique qui permettent de rendre visible notre milieu numérique (au double sens de médium et d’environnement). Prenons un exemple. En 2002, l’artiste Christophe Bruno a acheté des mots-clés sur le service Google Adwords (par exemple « symptom », « dream », « Mary »…), non pas pour y placer des annonces publicitaires, mais pour y écrire de petits poèmes. Il a appelé ce happening en ligne The Google adwords happening8. Avant d’être censuré par Google, Christophe Bruno a pu ainsi sensibiliser à ce qu’il a appelé « un capitalisme sémantique généralisé » : « nous avons désormais atteint un stade où chaque mot de chaque langue possède un prix qui fluctue suivant les lois du marché ». Cette entreprise de détournement à la fois littéraire et artistique peut être un exemple pertinent pour dévoiler les dessous de la recherche d’information sur Internet.

Permettre un questionnement sur l’écriture

32Selon Anne-Marie Christin, l’écriture, ce serait les « moyens que l’homme a trouvés de rendre sa langue visible » (Christin, 1995). Concernant le numérique, sans doute faudrait-il ajouter, « visible et manipulable ». Si l’écriture nous donne la capacité de manipuler ce que l’on a exprimé, il y a en effet un passage à la limite de cette notion de manipulabilité avec le numérique (Bachimont, 2007). Ce serait une définition possible de l’écriture sur support numérique : l’ensemble des « moyens que l’homme a trouvés de rendre sa langue visible et manipulable ».

33Dès lors, une triple déconstruction est opérée, renforcée ou reconfigurée par l’écriture numérique, et mise à jour notamment par les œuvres de littérature numérique.

34Déconstruction écriture/parole :

  • permet de prendre en compte la dimension visuelle des productions écrites.

35Cette séparation écriture/parole traverse toute l’histoire de l’écriture (ajout d’espaces entre les mots, invention de la marge pour annoter…). On pourrait dès lors se demander ce que le numérique apporte de nouveau à cette séparation écriture/parole. Mentionnons deux exemples : la question de l’animation temporelle du texte et celle du lien hypertexte.

36Le numérique offre la possibilité de jouer sur la temporalité d’affichage et donc de lecture du texte. Dès lors, on peut mettre en scène le décalage entre le rythme d’affichage et un rythme qui correspondrait au débit de la parole. Cela pourrait participer d’une déconstruction écriture/parole.

37Les pièces en ligne de Young Hae Chang Heavy Industries9 (Marc Voge et Young-Hae Chang) proposent des textes animés qui défilent en suivant le rythme d’une musique. Selon les pièces et le moment dans chaque pièce, le rythme d’affichage varie fortement, jusqu’à parfois mettre en défaut la capacité de lecture.

38Le numérique offre la possibilité de programmer des liens hypertextes. Le lien hypertexte n’a pas d’équivalent dans la parole. Il pourrait correspondre au « cela me fait penser à » du locuteur, mais dans la lecture hypertextuelle c’est le lecteur qui choisit son parcours parmi les grains de contenus associés. Par rapport au support imprimé, le lien hypertexte est différent d’un lien du type note de bas de page ou table des matières, dans la mesure où, si c’est bien le lecteur qui déclenche le lien, c’est le programme qui le traite : le lien est ainsi calculé et rend possible tout un jeu sur des liens dynamiques, aléatoires, adaptatifs (selon le parcours de lecture du lecteur).

39Déconstruction écriture/langue :

  • permet d’étendre la notion d’écriture aux images et aux sons et ainsi de prendre en compte la dimension multimédia.

40L’association de plusieurs types de signes sur un même support n’est bien sûr pas nouvelle, notamment image et langage écrit.

« En nous permettant de combiner, sur un support unique et homogène, image et langage écrit – idéal que l’Occident a poursuivi vainement pendant des siècles par le biais de l’imprimerie, est-il nécessaire de le rappeler –, les techniques de numérisation nous restituent en effet, de façon aussi abrupte que, paradoxalement, immotivée, les conditions mêmes dans lesquelles, voici plus de cinq mille ans, les premiers systèmes d’écriture sont apparus » (Christin, 2004).

41Cette association est néanmoins facilitée et démultipliée avec le numérique, incluant la dimension sonore.

42Déconstruction écriture/lecture par le regard :

  • reconnaît la dimension du geste dans la construction du sens et permet ainsi de prendre en compte la dimension manipulable des productions écrites numériques.

43L’écriture, comme dispositif de grammatisation, donne à percevoir et à faire.

44Le projet de recherche et création intitulé La Séparation10, sur lequel je travaille actuellement avec Pierre Fourny et la compagnie ALIS, constitue un exemple poétique permettant d’illustrer cette écriture donnée à manipuler.

45Les créations de littérature numérique incitent à mettre en œuvre cette triple déconstruction, en mettant notamment l’accent sur les notions d’écriture visuelle, mais aussi d’écriture multimédia et d’écriture donnée à manipuler. Le numérique incite à retrouver et à penser l’écriture dans toute sa complexité.

« Le numérique en vient, dans sa nouveauté même, à réactiver certaines des richesses oubliées de l’écriture – et, les réactivant, les soumet à de nouveaux défis » (Jeanneret, 2001 : 388).

46Pour ces raisons, il me paraît important de constituer l’écriture numérique en tant qu’objet d’enseignement.

Conclusion

47Les élèves sont souvent des alphabétisés du numérique, mais ne sont pas forcément des lettrés du numérique. Un collégien qui blogue, qui twitte est - plus qu’un alphabétisé - un inséré du numérique, mais il n’est pas forcément un lettré du numérique, au sens où il ne comprend pas forcément le statut de la lettre numérique, tel le statut de la trace de l’écriture. Par exemple, il sait poser techniquement un lien hypertexte, mais ne maîtrise pas forcément la sémantique et la rhétorique du lien hypertexte.

48L’enjeu pédagogique est de faire émerger une littératie numérique, au-delà de l’alphabétisation classiquement prise en charge par les formations traditionnelles à l’utilisation des outils.

49Quelles sont les responsabilités de l’École du point de vue de la culture numérique des élèves ? La question de la culture numérique et de l’éducation aux médias numériques est avant tout celle d’une formation à l’écriture numérique. D’où la nécessité d’inclure dans les programmes une telle formation à l’écriture numérique (dans ses différentes modalités), en l’inscrivant dans une histoire de l’écriture et de ses supports.

Bibliographie

Bouchardon, S. (2014). La valeur heuristique de la littérature numérique, Hermann, collection « Cultures numériques », Paris.

Bouchardon, S., Saemmer, A. (2012). « Littérature numérique et enseignement du français », Guide TICE pour le professeur de français - identité professionnelle et culture numérique, CNDP-CRDP de l’académie de Paris, 225-248.

Bachimont, B. (1999). « De l’hypertexte à l’hypotexte : les parcours de la mémoire documentaire », dans Lenay, C. et Havelange, V. (dir.), Mémoire de la technique et techniques de la mémoire. Toulouse : Erès, 195-225, http://www.utc.fr/~bachimon/Publications_attachments/Hypotexte.pdf

Bachimont, B. (2007). Ingénierie des connaissances et des contenus. Le numérique entre ontologies et documents. Paris : Hermès.

Barthes, R. (1970). S/Z. Paris : Seuil.

Cailleau, I., Bouchardon, S., Crozat, S., Bourdeloie, H. (2012). « Compétences et écritures numériques ordinaires », Recherches en Communication, n° 34. Louvain : Université Catholique de Louvain, 33-50.

Candel, E., Jeanne-Perrier, V., Souchier, E. (2012). « Petites formes, grands desseins : d’une grammaire des énoncés éditoriaux à une standardisation des écritures », dans L’économie des écritures sur le Web, Davallon, J. (ed.), Paris : Hermès-Lavoisier, 135-166.

Christin, A.-M. (1995). L’Image écrite ou la déraison graphique ». Paris : Flammarion.

Christin, A.-M. (2004). « Espace et mémoire : les leçons de l’idéogramme ». Protée, vol.32, n° 2, automne 2004, 19-28.

Crozat, S., Bachimont, B., Cailleau, I., Bouchardon, S., Gaillard, L. (2011). « Éléments pour une théorie opérationnelle de l’écriture numérique », Document numérique, vol. 14/3-2011. Paris : Hermès Lavoisier, 9-33.

Dabène, M. (1991). « Un modèle didactique de la compétence scripturale », Repères N° 4.

Notes

1  Le numérique correspond avant tout à une réalité technique : il renvoie au codage – binaire – permettant de rendre manipulable des contenus. C’est cet aspect binarisé du contenu qui rend celui-ci transférable sur différents supports et sous différentes formes sémiotiques.

2  Emmanuël Souchier rappelle toutefois que cette écriture-lecture n’est pas nouvelle, en mettant en avant le terme de « lettrure », qui au Moyen-âge désignait de manière indéterminée les activités de lecture et d’écriture, perçues comme une seule et même activité (Souchier, 2012).

3  Trésor de la langue française informatisé.

4  La grammatisation désigne la transformation d’un continu temporel en un discret spatial.

5  CMS : content management system ou système de gestion de contenu.

6  En ce sens, Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, à propos de l’« écriture avec des médias informatisés », soulignent qu’il s’agit d’une « écriture d’écriture » : les environnements informatiques d’écriture, les « architextes », proposent en effet des formes écrites actives avec lesquelles on peut écrire (Souchier, 1998).

7  Nous travaillons dans le cadre du projet PRECIP à la présentation d’œuvres numériques, faisant l’hypothèse que la sensibilisation à des pratiques créatives favorise la réflexivité sur les pratiques d’écriture numérique (http://precip.fr/modules).

8  http://www.iterature.com/adwords

9  Par exemple : Young Hae Chang Heavy Industries, Dakota, 2001, http://www.yhchang.com/DAKOTA.html

10  Vidéo de présentation : http://webtv.utc.fr/watch_video.php?v=2M8DS67O9WHN Site Web : http://i-trace.fr/2013/separation/alis

Pour citer ce document

Serge Bouchardon, «L’écriture numérique : objet de recherche et objet d’enseignement», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 10-Varia, FORMATION, MONDE PROFESSIONNEL,mis à jour le : 20/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=671.

Quelques mots à propos de : Serge Bouchardon

UTC, COSTECH