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DANS L'ACTUALITÉ
Penser la représentation des identités médiatisées au-delà du genre
L’approche intersectionnelle
Texte intégral
1Interroger la variable du genre s’avère particulièrement fécond pour le chercheur ayant comme objet les médias : elle enrichit les questionnements portant sur l’accès à la visibilité sociale des groupes sociaux, sur leur possibilité de participer aux débats publics ou encore sur les enjeux politiques entourant les représentations. Prendre en compte le genre permet en effet de comprendre plus précisément le fonctionnement de la sphère publique ainsi que les rapports de pouvoir qui s’y manifestent et qui sont liés à l’identité sociale (Goffman, 1975) des individus et des groupes. Cependant, les identités sociales ne sont pas seulement genrées. Elles sont constituées par d’autres attributs catégoriels (nationalité, religion, âge, classe sociale, « race »1, etc.) qui conditionnent l’attribution de la reconnaissance (Butler, 2005 et 2006) et l’inclusion — symbolique — à une communauté nationale (Honneth, 2000). Le genre n’est donc pas le seul attribut à prendre en compte quand on décide d’analyser la médiatisation des femmes et/ou des hommes : les identités socio-discursives doivent être étudiées dans leur « intersectionnalité ».
2Cette notion, plutôt mobilisée en sociologie, a été utilisée la première fois en 1994 par la chercheuse américaine Kimberlé W. Crenshaw (1994 et 2005) pour rendre compte de la problématique des groupes qui ont plusieurs attributs catégoriels constituant un stigmate. Crenshaw avance que les femmes noires ont une identité intersectionnelle attendu qu’elles additionnent les rapports de domination en faisant l’expérience d’une double oppression : celle du sexisme en raison de leur genre et du racisme à cause de leur couleur de peau. La position sociale des femmes noires diffère donc de celle des femmes blanches et des hommes noirs. Elle est doublement subordonnée. Même si cet usage de la notion d’intersectionnalité a été critiqué, les rapports de pouvoir liés aux attributs catégoriels stigmatisés ne s’additionnant pas mais se configurant mutuellement (Falquet, 2009 et Kergoat, 2009), Crenshaw a donné à voir l’intérêt que représente l’analyse des identités sociales dans leur globalité, sans isoler, ou privilégier, une variable par rapport à une autre.
3Prendre en compte la totalité des attributs catégoriels quand on s’intéresse à la représentation médiatique d’un individu, ou d’un groupe, n’est pas sans poser des problèmes théoriques et méthodologiques : comment adopter une perspective intersectionnelle pour analyser un corpus mettant en scène « des femmes », groupe uniquement défini par le genre ? Comment appréhender les autres attributs catégoriels lorsqu’ils ne sont pas clairement signifiés ? Car, généralement, seuls ceux qui constituent un stigmate sont marqués dans les discours. Contrairement aux femmes, les hommes politiques ne sont pas constamment renvoyés à leur identité de genre dans la presse (Leroux et Sourd, 2005), tout comme les personnes socialement identifiées comme blanches ne sont pas caractérisées par la race. En France (et plus largement en Occident), lorsqu’on utilise le terme « femme », implicitement, il signifie femme « blanche ». À l’inverse, une femme « non-blanche » sera souvent désignée par un syntagme, conjugué au féminin, portant la marque de la race (« une femme d’origine marocaine », « une Martiniquaise », « une femme issue de l’immigration », etc.). La norme est rarement signalée, c’est ce qui s’en éloigne qui est signifié. Pour Wayne Brekhus, « le langage joue un rôle essentiel dans le processus social de marquage : le seul acte consistant à nommer ou à qualifier une catégorie la construit simultanément et la fait ressortir comme catégorie » (Brekhus, 2005 : 247).
4Les individus marqués socialement — qui appartiennent alors à un groupe minoritaire, vont être souvent mentionnés, décrits, définis par et en fonction de l’attribut identitaire « problématique ». Ils peuvent d’ailleurs faire l’objet d’un article de presse ou d’un sujet de journal télévisé (JT), ce qui aura pour effet de typifier le groupe auquel ils appartiennent. Lorsque les journalistes ont couvert la Marche des femmes des quartiers pour l’égalité et contre les ghettos, action organisée par Ni putes ni soumises (NPNS) qui a eu lieu du 1er février au 8 mars 2003, ils ont illustré la cause portée par ce mouvement social, l’augmentation du sexisme en banlieue, en valorisant le témoignage d’adolescentes « non-blanches ». Ces jeunes filles interrogées ont été, de ce fait, catégorisées en tant que groupe ayant les mêmes attributs catégoriels (les journalistes ont présenté quasi systématiquement des femmes jeunes, hétérosexuelles, de classe populaire et d’origine nord-africaine), mais aussi les mêmes souffrances, vie quotidienne et rapports avec l’entourage (Dalibert, 2013). Dans le cadre du débat public sur le Mariage pour tous en 2012 et 2013, des discours définitoires ont également été portés sur les gays et lesbiennes, en tant que catégorie. Des familles homoparentales ont été dépeintes, définies et caractérisées au sein de reportages qui ont, dès lors, contribué à typifier le groupe des « homosexuels » dans l’espace public. L’hétérosexualité constituant une norme (Wittig, 2007), peu d’articles de presse et de sujets de JT sont consacrés à cette préférence sexuelle. Celle-ci est plutôt représentée implicitement, comme dans la médiatisation de NPNS, où les groupes mis en scène ont été construits comme étant hétérosexuels, sans que les journalistes n’aient eu à le préciser.
5Les identités sociales sont constituées par la totalité des attributs catégoriels2, même si certains vont être socialement marqués et constituer un stigmate, alors que d’autres seront considérés comme génériques. Plus les individus ou les groupes sont dotés d’attributs construits socialement comme étant neutres, plus ils disposent de « capital humain » (Purtschert et Meyer, 2009) et d’avantages structuraux au niveau de l’accès aux sphères de pouvoir — dont la sphère publique (Fraser, 2001). Ainsi, les attributs catégoriels marqués et non-marqués doivent ainsi être pris en compte conjointement lorsque l’on étudie la construction médiatique des identités.
6En nous intéressant à la médiatisation des minorités ethnoraciales dans les médias d’information généraliste dans le cadre de nos travaux (Dalibert, 2012), nous avons remarqué que, depuis les années 1980, les variables de l’âge, de la nationalité, de l’origine, du genre, de la sexualité, du lieu d’habitation et de la classe sociale entraient pleinement en compte dans le système de représentations de la race. Les Français « non-blancs » sont toujours mis en scène comme étant de la première génération et proches de la culture du pays d’origine de leurs parents. Deux stéréotypes incarnent effectivement les minorités ethnoraciales de nationalité française. Le « jeune garçon » et la « jeune fille des banlieues », dénommés, dans les années 1980, le « beur » et la « beurette », sont caractérisés par leur juvénilité (ils ont entre 15 et 25 ans), leur origine nord-africaine, leur hétérosexualité, leur appartenance à la classe populaire et à la zone géographique de la banlieue. Les « non-blancs » mis en scène comme étant plus âgés, figurés par les stéréotypes de la « mère » et du « père immigrés », partagent les mêmes attributs catégoriels que leurs enfants, à l’exception de la nationalité : originaires du Maroc ou d’Algérie, ils ne sont pas français. Ces quatre stéréotypes ont été construits en tant que « non-blancs » par la représentation médiatique de leur genre : ils sont mis en scène comme étant déviants des normes blanches de féminité et de masculinité. La « jeune fille des banlieues » et la « mère immigrée » sont dépeintes comme déféminisées et soumises aux hommes de leur entourage qui les violentent, tandis que le « jeune garçon des banlieues » et le « père immigré » sont construits comme virilistes et intrinsèquement machistes.
7Dans la couverture médiatique de NPNS, le « problème public » (Cefaï, 1996) du sexisme a été caractérisé comme étant propre aux « non-blancs » : le coupable et la victime ont tous les deux été marqués par la race. L’ethnoracialisation de l’inégalité entre les femmes et les hommes a également été observée dans la médiatisation des Journées internationales des femmes (JIDF), où les reportages illustrant cet événement marronnier sont centrés sur les pays musulmans (Coulomb-Gully, 2009), ou encore dans l’émission de téléréalité « Maman cherche l’amour », diffusé sur M6 en 2008 et 2009, au sein de laquelle les femmes « non-blanches » ont été les seules représentées comme subissant des inégalités liées au genre (Biscarrat, 2014).
8Des hommes « non-blancs » respectueux des femmes ont été mis en scène dans la médiatisation de NPNS, mais ils ont été décrits comme étant des exceptions (des individus donc) face à un groupe homogène catégorisé par les stéréotypes décrits plus haut, stéréotypes qui sont réactivés régulièrement au sein d’événements médiatiques focalisant l’attention publique (Boyer et Lochard, 1998). Ils ont par exemple été visibles, au début des années 2000, au sein de la médiatisation du phénomène des « tournantes », dans celle des émeutes dans les banlieues de novembre 2005, ou encore dans le cadre du débat public sur le port du voile à l’école en 2003 et 2004.
9Parallèlement à la représentation médiatique de ces groupes minoritaires, se dessine en creux un stéréotype invisible attendu qu’il est le résultat d’un processus d’identification et de catégorisation implicite, sorte de citoyen modèle possédant des attributs catégoriels neutres ou non marqués. Pour Brekhus, « en élaborant une forme composée pour un type particulier, nous construisons également – certes passivement – un cas normatif ou un type générique par l’absence même de toute qualification linguistique » (Brekhus, 2005 : 247). Ainsi, au regard des stéréotypes incarnant les minorités ethnoraciales dans les médias depuis les années 1980, les « blancs » sont également ethnoracialisés par la représentation du genre, même si ce processus est implicite. Les femmes « blanches » sont définies comme étant féminines, indépendantes et émancipées, et les hommes « blancs » sont mis en scène comme étant masculins — mais pas virils — et comme respectant l’égalité de genre. Dans le cadre de la couverture médiatique de la JIDF de 2004, qui était centrée sur l’interdiction du port du voile à l’école et le désaccord entre les mouvements féministes sur cette question, un stéréotype a été construit comme étant opposé à NPNS : la « féministe blanche ». Celle-ci a été représentée comme âgée, bourgeoise, anti-hommes et comme portant des revendications désuètes et superficielles. L’égalité entre les femmes « blanches » et les hommes « blancs » est en effet présentée comme étant acquise depuis les luttes féministes des années 1970. À l’inverse, comme la victime et le coupable de sexisme sont marqués par la race dans la sphère publique, les militantes de NPNS — qui représentent les intérêts des femmes « non-blanches » — ont été dépeintes comme étant jeunes, fédératrices et comme portant une cause légitime.
10La construction discursive d’une féminité et d’une masculinité hétéronormative est corrélée à la représentation de la « blanchité » - whiteness - (Dyer, 1997). La représentation médiatique du genre et celle de la race s’imbriquent. Ces deux variables — ou ces trois variables si on dissocie genre et sexualité — ne peuvent pas être pensées l’une sans l’autre, car elles se coproduisent mutuellement. Adopter une approche intersectionnelle et considérer ensemble le genre, la race, la sexualité, l’âge ou encore la classe — que ces attributs soient marqués ou non — permet d’enrichir les résultats des analyses développées en Sciences de l’Information et de la Communication. La prise en compte systématique des attributs catégoriels des producteurs de discours s’avère effectivement nécessaire pour analyser les dispositifs d’énonciation, puisque tout « contrat de communication » (Charaudeau, 2005 : 52) passé entre les partenaires d’un échange est caractérisé, entre autres, par une « condition d’identité » (ibid. : 53). De surcroît, interroger la construction médiatique des attributs implicites comme la blanchité, la masculinité ou encore l’hétérosexualité représente un véritable — mais nécessaire — défi disciplinaire, à la fois méthodologique et théorique, pour comprendre plus précisément les enjeux entourant la représentation des groupes majoritaires et minoritaires, et les rapports sociaux qui se matérialisent au sein de la sphère publique.
Bibliographie
BISCARRAT L., « Figure de la mère célibataire dans un programme de téléréalité : une réassignation de genre sous conditions », in Damian-Gaillard B., Montañola S. et Olivesi A. (dir.), L’assignation de genre dans les médias. Attentes, Perturbations, Défigements, Rennes, PUR, 2014 (à paraître).
BOYER H. et LOCHARD G., Scènes de télévision en banlieues 1950-1994, Paris, INA/L’Harmattan, 1998.
BREKHUS W., « Une sociologie de l’ »invisibilité » : réorienter notre regard », Réseaux, n° 129-130, 2005, pp.243-272.
BUTLER J., Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
BUTLER J., Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Éditions Amsterdam, 2005.
CEFAÏ D., « La construction des problèmes publics : Définition de situations dans des arènes publiques », Réseaux, n° 75, 1996, pp.43-66.
CHARAUDEAU P., Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours, Bruxelles, INA/De Boeck, 2005.
COULOMB-GULLY M., « Femme à la Une : 20 ans de 20 heures ou « la voix de la France » (1982-2002) », Le Temps des médias, n° 12, 2009, pp. 125-140.
Notes
1 Nous utilisons la notion anglo-saxonne de race. La race n’a évidemment pas d’existence biologique, mais certaines caractéristiques physiques sont des signifiants, construits socialement comme tels, qui induisent son existence sociale. Nous préférons cette notion à celle d’« ethnicité », insuffisante pour appréhender la problématique du racisme structurel, car elle fait uniquement référence à la « culture » des individus et des groupes.
2 Ceux qui sont considérés comme intelligibles dans une société socio-historiquement située.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Marion Dalibert
Université Lille 3, GERiiCO. Courriel : marion.dalibert@gmail.com