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DANS L'ACTUALITÉ

Virginie Julliard

La construction du genre dans les sites de rencontre par affinités culturelles et de loisirs : la piste de l’intersectionnalité

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Texte intégral

1Les dispositifs d’écriture numérique, tels que les blogs, les forums ou les réseaux socionumériques (Rsn), offrent de nouveaux moyens d’expression, impliquent de nouvelles modalités de mise en scène de soi et constituent une diversité de lieux d’exploration identitaire. Dans une recherche collective en cours1, nous nous intéressons à la manière par laquelle les identités de genre se construisent à travers les pratiques culturelles numériques des individus dans une perspective pluridisciplinaire (Bourdeloie et Julliard, 2013). Nous appréhendons l’identité comme un processus articulant singularisation du sujet et inscription sociale. Par ailleurs, nous essayons de tenir ensemble deux conceptions du genre. La première, pose que le genre est la « construction sociale naturalisée » du sexe. À la suite de Simone de Beauvoir (1949), Pierre Bourdieu souligne que le travail de « socialisation du biologique et de biologisation du social » (1998 : 9) s’opère à différents niveaux de la vie sociale avec pour conséquence de faire considérer des paramètres historiques et sociaux comme naturels. S’inscrivant dans la généalogie du Deuxième Sexe, les féministes françaises matérialistes envisagent le genre comme « sexe social » (Mathieu, 1999) et investiguent les « rapports sociaux de sexe ». Dans ce cadre, le genre désigne un système de relations sociales qui s’exprime diversement dans tous les domaines du social : construction différenciée des corps (Mathieu, 1991), division sexuelle du travail (Kergoat, 2000), hétéronormativité (Wittig, 2001). La seconde conception pose que le genre n’a d’existence qu’en tant qu’il est performé, il est l’effet des normes de genre citées par les individus qui les instaurent tout en les transformant (Butler, 1988). Considérant la continuité sexe-genre-sexualité-désir, qui fonde les normes de genre (Butler, 2005), un terrain de la recherche collective concerne la construction des identités de genre dans des sites de rencontres (amoureuses et amicales) par affinité culturelle et de loisirs. Il s’agit en particulier de comprendre comment les normes de genre sont citées, confortées ou contournées, tant par les concepteurs et l’instance éditoriale que par les internautes dans On va sortir (site de rencontres strictement amicales pour les 18-69 ans), Points communs (site de rencontres principalement « amoureuses » pour les adultes), et Quintonic (site de rencontres avant tout amicales pour les plus de cinquante ans). Nos hypothèses de départ étaient que le type de rencontre recherché, l’âge et les formes de prise de parole offertes aux internautes influaient sur la construction des identités de genre. Cette contribution présente les premiers résultats de l’analyse sémiotique2 des trois sites qui ne valident que partiellement ces hypothèses. Dans un premier temps, nous montrerons que le genre structure les discours des instances éditoriales quel que soit le type de rencontres encouragées. Dans un second temps, nous exposerons comment la négociation des normes de genre, que l’on observe dans les espaces d’expression offerts aux internautes3, révèle la manière par laquelle elles interagissent avec des normes issues d’autres rapports de pouvoir tels que l’âge, mais également la classe ou la « race » (Dorlin, 2009).

2Premièrement, il ressort de l’analyse que le genre charpente les discours des trois sites du corpus quel que soit le type de rencontre recherché, mais avec quelques nuances cependant. D’abord, la différence des sexes est sursignifiée dans tous les sites étudiés ; cela s’observe en particulier dans les signes calculés par les dispositifs techniques à partir des déclarations des membres. Ainsi, les images de profil proposées par défaut par Points communs et Quintonic sont-elles différentes selon le sexe indiqué lors de la phase d’inscription, révélant la norme du dimorphisme sexué des corps. Les internautes ayant déclaré être des « femmes » sont désignées par des silhouettes grises ou roses, aux cheveux longs et/ou portant des jupes, ceux ayant déclaré être des « hommes » sont désignés par des silhouettes grises ou bleues, aux cheveux courts et/ou portant des pantalons. Dans On va sortir, les internautes ne sont pas tenus de renseigner leur sexe, et il n’y a pas d’image de profil par défaut commune aux « femmes », d’une part, et aux « hommes », d’autre part. Toutefois, la couleur attribuée aux pseudos (fuchsia pour les « femmes », bleu pour les « hommes ») et le classement en deux colonnes (selon le sexe renseigné) des membres connectés cristallise la catégorisation sexuée des individus. Autre élément qui sursignifie la différence des sexes dans Points communs : les tops culturels « hommes » et « femmes » suggèrent une sexuation des préférences culturelles, faisant fi des autres variables susceptibles d’intervenir dans de telles préférences (et par exemple le niveau d’étude, la classe sociale ou l’âge, cf. Donnat, 2009). Il importe de souligner qu’en dépit de ce que suggèrent ces tops, hommes et femmes renseignent des préférences comparables. Pour autant, et bien qu’informés du caractère non signifiant d’une telle distinction, les concepteurs ont choisi de ne pas supprimer ces tops (entretien, 23/11/12). Ensuite, l’hétéronormativité est confortée dans les trois sites, comme en témoignent les publicités pour des sites de rencontre entre hétérosexuels (Celibparis ou Amolatino) dans On va sortir, ainsi que les photographies et les contenus éditoriaux publiés dans Points communs et Quintonic. Enfin, la division sexuelle du travail n’est jamais questionnée, quand bien même les inégalités qui en découlent sont mises au jour. C’est ce que l’on observe notamment dans « Qui sont les travailleurs les plus pauvres ? »4, article publié dans la rubrique « Argent » du magazine de Quintonic, et dans lequel un élu syndical aborde la question des retraites incomplètes des femmes qui se sont arrêtées pour élever leurs enfants. Dès lors, les choses paraissent aller d’elles-mêmes. Ceci a pour effet, d’une part, d’entretenir une sorte de fatalisme : les femmes subissant seules les conséquences de leurs interruptions de travail (« à l’époque où j’ai élevé mes enfants, on nous encourageait à rester chez soi, pour pouvoir donner du travail à d’autres personnes et aujourd’hui on le paye durement » témoigne Patoucoul, 01/05/13) ; et, d’autre part, de nourrir des récriminations à l’égard d’un tiers qui incarne le pouvoir hypocrite (l’État, le gouvernement). Corrélativement, la maternité comme voie principale de réalisation des femmes, à laquelle elles doivent tout sacrifier5, n’est remise en question dans aucun des sites étudiés.

3Lorsqu’ils étoffent leurs pages profil ou qu’ils contribuent sur les sites, les internautes ont la possibilité d’interpréter les normes de genre relayées par les instances éditoriales. Les négociations les plus intéressantes ont été observées dans le magazine de Quintonic, qui repose sur un blog outillant la publication de contenus et les échanges entre l’instance éditoriale et les internautes, et en particulier dans les commentaires figurant sous les articles de la rubrique « Mode » qui confortent les normes traditionnelles de la féminité.

4Deuxièmement, il ressort de l’analyse qu’en matière de féminité et de séduction, les normes de genre s’articulent de manière complexe avec l’âge, la classe sociale et la catégorisation ethno-raciale. D’abord, la féminité semble contrariée par l’âge : aucun mannequin femme figurant sur les photographies publiées dans la rubrique « Mode » ne dépasse la trentaine (en comparaison, la corpulence est plus facilement associée à la féminité6), et dans les articles, les relookeuses multiplient les conseils aux Quintoniciennes. Toutefois, dans leurs commentaires, les internautes convoquent le bien-être ou l’affirmation de soi pour repousser la discipline des corps censée rendre les femmes plus féminines mais qui devient trop contraignante avec l’âge. « Mes bourrelets ne me donnent aucun complexes ! […] Et voilà qu’on veut nous faire retourner au début du siècle dernier en nous faisant porter des corsets, gaines et autres artifices (soit disant sexys […] plus ou moins sado-machistes […] je préfère garder ma joie de vivre que souffrir ou être mal à l’aise dans des trucs constricteurs !... »7. Cette confiance en soi est associée à la sagesse qui vient avec le temps, ainsi que nous l’observons dans le forum d’On va sortir. Sous le fil de discussion « J’ai des rondeurs »8, Odessa77 (42 ans) répond à Jennifer (19 ans) qui se déclare complexée par les siennes : « J’ai mis plusieurs années a assumer mes rondeurs […] peut-être parce que j’ai vieilli ou peut- être que j’ai plus confiance en moi ou peut- être que j’ai rencontré des gens qui sont devenus mes ami(e)s ou tout simplement un mix de tout » (24/02/13). Par ailleurs, avec l’âge, la féminité semble ne pouvoir s’exprimer qu’à travers l’élégance (la figure repoussoir de la « mémère » est régulièrement invoquée), qui suppose une certaine aisance financière. Or les retraitées auxquelles s’adresse Quintonic ont des difficultés à obéir à ces injonctions contradictoires. C’est la raison pour laquelle elles sont nombreuses à disqualifier les conseils vestimentaires dispensés par la rédaction. Certaines valorisent au contraire l’astuce dont elles savent faire preuve pour être à leur avantage à peu de frais : « cet article est bien mais avec une retraite tres petite ne depassant pas les 700e ,dite mois coment faire pour acheter des articles aussi cher, pour ma part je trouve des etement a bas prix et qui me fond une tres belle silouhaite ‘apres beaucoups de personne qui me demande comment je fais pour etre eleante et jamais vieu jeu »9. De plus, si la norme de la blancheur n’est jamais formulée explicitement, elle structure les conseils de beauté dispensés dans Quintonic10. Du reste, nous n’avons identifié aucun mannequin noir dans les illustrations publiées sur le site. Néanmoins, cette norme est mise au jour dès lors qu’une internaute noire se compare avec humour à Blanche Neige sous l’article « Tintin, Lucky Luke, Cendrillon… Quel héros aimeriez-vous incarner ? » (rubrique « Membres »). Répondant à la question qui encourage les témoignages des Quintoniciens, Annienicole, dont l’image de profil donne à voir le visage noir, répond :« Blanche Neige car je suis blanche comme la neige !!!!!!!!!!!!! mdr J’aime sa fragilité, sa douceur, son humanisme ! » (30/01/13). Ce faisant, elle affirme reconnaître la structure d’attente qui voudrait qu’elle choisisse une héroïne lui ressemblant, mais dissocie l’apparence du personnage de fiction des qualités qu’elle lui attribue pour s’en prévaloir. On soulignera que deux de ces trois qualités sont traditionnellement reconnues aux femmes. Certaines internautes, usent du même moyen pour choisir des héros masculins en vertu des qualités qu’elles leur reconnaissent : « Malgré que je sois une femme , j’aurai adoré etre le personnage de Zorro » (Livie, 31/01/13) ; « Moi aussi j’aimerais être Corto Maltese…mais en femme…. ;-) » (Loupilou, 05/02/13).

5Si les discours publiés dans les trois sites sont structurés par le genre et confortent les normes de genre traditionnelles, on observe néanmoins que les internautes négocient ces normes dans les espaces d’écriture que leur ouvrent ces sites. Dès lors, la construction du genre est étroitement liée à l’existence de tels espaces. De plus, il est remarquable qu’en matière de féminité, les normes de genre s’articulent étroitement avec des normes découlant d’autres rapports de domination. Pour autant, cette articulation donne aussi aux internautes la possibilité de jouer une norme contre une autre et de déjouer certaines injonctions. Ces résultats nous encouragent à poursuivre l’étude de la construction du genre dans les sites de rencontre par affinités culturelles et de loisirs au prisme de l’intersectionnalité.

Bibliographie

BEAUVOIR (de) S., Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949.

BOURDELOIE H. et JULLIARD V., « La question du genre et des TNIC au prisme du dialogue de la sociologie et de la sémiotique », Epistémè, n° 9, 2013 (à paraître).

BOURDIEU P., La domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998.

BUTLER J., Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005.

BUTLER J., « Performative Acts and Gender Constitution: An Essay in Phenomenology and Feminist Theory », Theatre Journal, n° 4, 1988, pp.519-531.

DONNAT O., Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Paris, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication, 2005.

DORLIN E., Sexe, race, classe : pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009.

Notes

1 Le projet ARPEGE (La reconfiguration des pratiques culturelles et du genre à l’ère du numérique), que je coordonne avec H. Bourdeloie et N. Quemener, est financé par le département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la culture et de la communication et le labex ICCA (Industries Culturelles et Création Artistique).

2 J’ai esquissé ce que pourrait être une « sémiotique du genre » en SIC dans Julliard, 2013a.

3 Sur les liens entre négociation des normes de genre, construction de l’identité numérique et formes d’expression offertes aux internautes dans les dispositifs d’écriture numérique, voir Julliard, 2013b.

4 http://tinyurl.com/lpyhayy

5 Cf. « Veuf du jour au lendemain, j’ai élevé mes enfants tout seul », http://tinyurl.com/k5rmkug

6 Cf. la photographie qui illustre l’article « Comment s’habiller quand on est ronde ? » http://tinyurl.com/n2p2g8w

7 « Camoufler ses petits bourrelets sans complexe », commentaire de Mamicoco, 15/11/12.

8 http://tinyurl.com/l3zddgo

9 « Comment s’habiller quand le bas du corps vous complexe », Madone10, 11/02/13.

10 Cf. « Comment se débarrasser des tâches brunes » :http://www.quintonic.fr/bien-etre/magazine/beaute/comment-se-debarrasser-des-taches-brunes ; ou « Prolonger son bronzage à la rentrée » : http://tinyurl.com/kkjsql6.

Pour citer ce document

Virginie Julliard, «La construction du genre dans les sites de rencontre par affinités culturelles et de loisirs : la piste de l’intersectionnalité», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, DANS L'ACTUALITÉ,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=711.

Quelques mots à propos de : Virginie Julliard

Université technologique de Compiègne, COSTECH. Courriel : virginie.julliard@gmail.com