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QUESTIONS DE RECHERCHE

Fabienne Martin-Juchat

Quel corps pour les sciences de l’information et de la communication ?

Article

Texte intégral

1Dans la continuité de la proposition de B. Latour (2006) qui invite les sociologues à opérer un tournant, consistant en un dépassement des postures intellectuelles poststructuralistes, notre intention est, en quelques pages, d’inciter les SIC à défendre cette proposition pour l’étude des rapports entre corps et dispositifs de communication. D’ailleurs, cette discipline assume implicitement cette posture depuis son institutionnalisation.

2B. Latour dissocie deux types de social nommés par commodité 1 et 2 (2006, p. 17) : le premier refroidi, routinisé, stabilisé dans des objets, des dispositifs et des techniques ; le second celui des associations subjectives, improbables, hétéroclites. Dans la continuité de sa proposition, notre parti-pris sera le suivant : afin d’étudier le rapport entre des objets de recherche engageants comme le corps et le social 2, il est nécessaire de désenfouir le récit d’un soi scientifique observant ce dernier. Ceci implique de se positionner à un niveau sociologique d’étude des pratiques des acteurs des sciences de l’information et de la communication telles que les pratiques des critères de scientificité qui s’appuient, comme précédemment démontré par J. Jouët (2003), sur des stéréotypes ou des croyances genrés de ce que doit être la science, en tant qu’ingénierie sociale engendrée par l’État. Pour saisir le social 2, nous soumettrons au débat les questions suivantes : afin de comprendre une étude sur les pratiques de réception des rapports sociaux entre sexes par exemple, doit-on savoir la manière dont s’est construit le rapport pulsionnel ou plus globalement émotionnel du chercheur à son objet, et donc à son corps ? Le scientifique se doit-il d’interroger en quoi son rapport sexué et genré aux objets a conditionné ou non la construction de sa posture scientifique ? En effet, la science ne constitue pas l’intégralité de la connaissance et les scientifiques sont aussi des acteurs. Selon J. Butler (2007), l’apparition de la conscience mentale de soi se fait dans une relation de pouvoir basée sur la domination, un assujettissement qui permet la naissance d’un dialogue intérieur. Peut-on dire la même chose de la culture scientifique ? Si la réponse est affirmative, quel degré d’exigence est-il possible de construire quant aux implicites de la posture scientifique, en particulier quand l’objet choisi est nécessairement éprouvant, comme l’est la construction sociale des corps par des dispositifs d’assignation du genre que sont les médias ?

3Les degrés d’exigence que nous proposerons seront les suivants : il importe de dépasser les stéréotypes d’opposition entre naturalisme et culturalisme, dans la continuité de la proposition de P. Descola (2011). À ce propos, les SIC sont à même d’incarner cette exigence, l’ayant argumenté à propos des TIC et des médias depuis plus de vingt ans. Cette distinction ne renvoie plus qu’à une volonté académique de maintenir des rapports de pouvoir au sein de la science. Étudier le social 1 avec le postulat d’une coupure épistémologique de type durkheimienne est politiquement valorisé en tant que figure masculine d’une scientificité basée sur la quête de l’objectivité. Cette posture perdure, car la recherche à l’Université ne parvient pas à se décoller de l’assignation du genre qui lui est imposée dans la manière de produire, de diffuser et de valoriser la recherche. En particulier en SIC, discipline dont la naissance est le produit d’une demande socio-économique, perdure la culpabilité d’être le fruit d’une commande, valorisant alors des postures à dominantes critiques et dualistes dans leurs rapports aux objets. Doit-on y voir également une explication d’une difficulté des chercheurs en SIC à se détacher de perspectives de recherche critiques ou poststructuralistes, dans lesquels le rapport au terrain n’est qu’une illustration préconstruite ? Qu’en est-il de l’engagement, de la résistance des universitaires et des intellectuels quand il s’agit de traiter d’un sujet aussi engageant que la construction sociale des corps par les médias (Rieffel, 2003) et du positionnement des SIC qui, à leurs origines, se sont caractérisées par la prise de risque et la défense de la complexité du rapport entre social et techniques d’information – communication ?

Le social par les SIC

4Institutionnalisées en 1974, les SIC sont une discipline qui reste récente au regard de la longue histoire de la pensée en sciences humaines et sociales (SHS). L’élan de la première génération de chercheurs en SIC, confrontée à un académisme dans le choix des objets reconnus comme scientifiques dans les années 70, a permis à cette dernière de faire évoluer les critères de scientificité dans les approches et dans les objets. Grâce aux SIC, la transdisciplinarité est devenue en soi une exigence dans de nombreux courants de recherche, en particulier lorsque se posent des questions relevant de l’information et de la communication, concepts transdisciplinaires. Cependant, la prégnance, l’étendue qu’ont pris les pratiques des TIC et des médias dans la société moderne ont généré comme hologramme l’idée que les représentations et les pratiques produites par et sur les TIC sont LE social.

5Les SIC ont alors soutenu la thèse d’une résistance des pratiques sociales au regard des techniques d’information-communication. Les postures déterministes ont alors été au cœur du débat avec comme argument central : la capacité de résistance et donc d’autonomie intellectuelle des individus, invitant prudemment à dépasser ces postures. Cette angoisse du risque déterministe dans la posture scientifique, au-delà d’un discours effectif de la complexité, a produit cependant des recherches occultant la question de l’influence par le biais d’approches uniquement centrées sur les logiques de production des discours et d’analyse des dispositifs. Il est vrai que parallèlement, nourris par la littérature, les sciences du langage et la sémiotique, les premiers auteurs en SIC ont acquis une expertise reconnue dans l’analyse des discours médiatiques. Les SIC se seraient donc repliées sur l’étude du social 1 dans la continuité de la critique de Bruno Latour à propos de la sociologie ? L’acteur est alors délaissé quant à son vécu, à son ressenti, à sa capacité à analyser sa pratique, ou encore, au mieux interviewé, mais sans explicitation suffisamment très claire du statut des discours recueillis, lié en particulier au contexte de l’entretien (témoignage, représentation, illustration, etc.). L’observation participante demeure en effet exploitée dans les travaux, car très souvent réduite à la simple idée d’avoir fait un « terrain ». Comme le souligne P. Le Guern (2007) interrogeant le niveau de conscience de l’observateur et de subjectivité dans l’interprétation des entretiens, depuis la publication des travaux de Malinowski, les SIC ont méthodologiquement peu avancé.

6Ce resserrement des SIC en termes d’approches s’est également produit au niveau des objets. C’est l’approche dite communicationnelle qui définit les SIC et donc une analyse des processus de médiations et de médiatisation par le biais de pratiques des dispositifs de communication dans différents contextes sociaux. Pourtant, la définition des objets dénote le contraire. Au-delà des approches, les objets considérés comme communicants le sont si le contexte de production – et non pas le contexte de réception - les a considérés comme communicants. Doit-on y voir un argument scientifique ou du protectionnisme disciplinaire (besoin de créer des frontières) ? Pourtant, les objets du quotidien (et encore plus depuis le développement des puces RFID), les corps, les villes sont construits comme des dispositifs de médiations symboliques voire comme des médias, et se voient donc soumis aux mêmes logiques sociopolitiques et au même langage de communication : le modèle structural et binaire du code (Martin-Juchat, 2008).

Les SIC, les corps et les dispositifs de communication

7Ces positions caricaturales faites de frontières et de coupures par commodité disciplinaire ne sont guère plus tenables en particulier lorsqu’il s’agit de traiter d’objets comme la question du corps ou du genre. Il y a neuf ans déjà, Rémy Rieffel donnait comme explication à la méfiance et à la suspicion à l’égard de ce type d’objet, une raison sociopolitique (2003). Or, si les cultures ont peu évolué, c’est parce que cela relève aussi d’une anthropologie des pratiques scientifiques, domaine sous étudié à ce jour. Ce n’est bien entendu pas un hasard si ce type d’objet ne parvient pas à prendre sa place en France en SHS. Il implique une posture épistémologique que la recherche en SHS commence à questionner et que les SIC, en miroir des arguments précédemment développés, ont les moyens d’assumer, notamment du point de vue de leur outillage intellectuel. Ce que propose Bruno Latour en réponse aux résistances intra disciplinaires propres à la sociologie : les SIC devrait les dépasser au regard de son histoire. Formulé prosaïquement, il n’est plus possible de penser que le social 1 puisse être étudié d’une manière autonome et coupé du social 2 en particulier lorsqu’il s’agit du rapport corps et médias, soit de penser que le social 1 et 2 sont totalement co-influencés.

8Ce que propose Philippe Descola, critiquant également l’anthropologie, est de prendre au sérieux les croyances des acteurs comme savoirs légitimes (p. 56) et d’interroger celles du scientifique en particulier celles qui motivent à croire que les acteurs sont « ignorants de ce qui les pousse à agir » (p. 57). Ainsi, il est également réducteur de poser par défaut l’argument d’une absence d’influences des dispositifs d’information et de la communication dans la construction des normes d’interactions et dans l’institution de la société et celui d’un manque de conscience des acteurs quant aux raisons qui motivent leur pratique qu’ils ont des médias. L’argument d’une force d’autonomie du sujet, d’un potentiel d’appropriation par détournement, de résistance symbolique peut être pensé en corrélation avec des niveaux d’influences émotionnels, voire sensoriels, des dispositifs au regard de la constitution d’un sujet à la fois sexué et genré. Comme le souligne B. Latour, « plus il y a d’influences mieux c’est ! » (p. 342).

9« Le problème est que les SHS n’ont jamais osé être empiriques » (Latour, op. cit., p. 347). L’argument d’une autonomie symbolique s’inscrit dans un paradigme cognitiviste propre aux années 80-90. Les sciences de la culture réhabilitant l’idée somme toute triviale qu’un individu est aussi fait de chair invitent à défendre la thèse que la pensée est charnellement et émotionnellement ancrée dans des situations culturellement marquées, même si elles demeurant en partie des produits culturels autonomes dans leurs rapports à la nature (Descola, 2011). Aussi, la pensée soumise à des normes, produit d’une éducation basée sur la catégorisation des corps par le sexe, pourrait alors être genrée par habitudes cognitives et culturelles. Ces habitudes seraient le fruit de pratiques sociales basées sur des interactions avec des dispositifs construits à partir d’un modèle de pensée masculin (Jouët, 2003).

Analyser les pratiques : ce que cela implique comme posture scientifique

10Le rapport nature - culture relève, non seulement d’une tension scientifique, mais aussi existentielle. Nous nous reconnaissons dans les démonstrations de F. Nietzsche (1994) ou G. Simmel (1988). La civilisation s’est construite par la tragédie : une civilisation est tragique lorsque, par le biais de l’art et d’un système de transcendance, elle est en quête d’une définition de la condition humaine comme d’un arc entre nature et culture. Comme peut-on alors faire progresser la recherche en SHS, sachant qu’il serait également naïf de penser qu’il est possible d’extraire la science du social ? Dans les termes de B. Latour, « l’opposition entre une science détachée, désintéressée et objective, et une action engagée, militante passionnée perd tout son sens dès que l’on considère le formidable pouvoir de collecte de toute discipline scientifique » (Latour, 2006, p. 366).

11Il importerait donc à l’instar de Bernard Andrieu d’interroger la construction scientifique de soi en particulier lorsqu’il s’agit d’étudier des objets politiquement impliquants : la médiatisation ou la publicisation de l’euthanasie, de l’homosexualité, de la sexualité ou encore de la religion pour exemples. La question est alors de savoir quel statut et quelle place donner à cela dans une thèse. En effet, comment rendre compte des émotions, des impressions, du vécu, des représentations du chercheur qui sont évacués la plupart du temps car considérés comme non valides scientifiquement, mêmes s’ils sont très souvent à l’origine des hypothèses, voire de la passion de départ pour un objet, un sujet ? Il est vrai qu’une évaluation d’une démonstration dite scientifique sera plus facilement réalisable si cette dernière s’appuie sur des statistiques, à partir d’échantillonnages représentatifs que sur une analyse qualitative des vécus. La proposition méthodologique des manuels de la recherche en SHS qu’il importe de construire un cadre conceptuel et des hypothèses avant d’aller sur le terrain ne tient plus que par le fantôme du positivisme. Ce paradigme reste acceptable que par une communauté scientifique soumise à l’angoisse des critères gestionnaires d’évaluation (Latour, 1989).

12L’anthropologie propose le croisement méthodologique incluant la mise en exergue des conditions ethnographiques d’élaboration de la démarche scientifique, ce qui n’est pas retenu pour l’instant en SIC. Quand les SIC vont-elles opérer un tournant anthropologique afin de se nourrir de ses méthodes d’investigation et de ses modes de restitution, tout en capitalisant les acquis des études des pratiques des dispositifs médiatiques ? En sortant, comme le propose Descola, du dualisme épistémologique dont les deux extrêmes seraient J. Gibson et N. Chomsky, « il est urgent de remettre sur le métier la question de l’institution et de la stabilisation des formes collectives de l’expérience » (p. 73). Concernant l’étude du social 2, à savoir les arrangements que font les acteurs quant à leurs pratiques des dispositifs, il importe de rendre explicite l’éthique du scientifique dans son rapport au monde, subjectivement assumé et explicité dans les travaux. Sortons d’une hypocrisie sur la science, celle qui consiste à la voir non genrée, désincarnée, désubjectivisée, rationalisée. Comprendre non seulement les arrangements des acteurs, mais aussi ceux des scientifiques, face au paradoxe d’une relation coupable, car faite de dépendances charnelles et émotionnelles aux médias et quête d’autonomie politique et intellectuelle, est un des objectifs que peuvent se donner les SIC. L’enjeu fondamental réside alors dans la méthode. Les anglo-saxons proposent un mode de restitution nommé practice based research. Il ne s’agit pas de confondre cela avec une recherche-action, mais de considérer que tout chercheur est aussi un pratiquant et que tout pratiquant est détenteur d’une théorie tacite et implicite. B. Andrieu (2011) s’inspirant des travaux de Gueetz (1984) reprenant par là les travaux d’H. Garfinkel pose la question suivante : qui sont les experts ? Qui détient la connaissance ? Le savoir est dans la pratique et le chercheur en tant que praticien du social possède aussi cette connaissance. En d’autres termes, la connaissance doit être produite avec des acteurs et non pas un simple processus d’observation de ces derniers (Rozier, 2011). Prendre le risque et l’humilité d’une immersion totale dans des situations et construire la connaissance non pas par traduction, mais par coopération, afin de sortir du rapport hiérarchique induit par la posture sujet – objet (Martin-Juchat, 2012 ! Martin-Juchat, Zammouri, 2012).

13Cela implique une posture épistémologique renouvelée : interroger la construction scientifique de soi, interroger ses propres arrangements en particulier affectifs, ses contradictions entre un vécu d’acteurs et une tension, une exigence intellectuelle. Pour ce faire, il importe de mettre en œuvre des croisements méthodologiques, afin de rendre compte de la complexité des relations que les humains sexués entretiennent entre eux par le biais de dispositifs qu’ils ont développés. Enfin, la reconnaissance du discours réflexif du scientifique sur sa propre pratique, non pas comme argument d’objectivité mais comme discours d’acteurs, soumis également à des enjeux socio-politiques et à des systèmes de croyances permettrait de répondre à une impasse méthodologique : celle de considérer que c’est la quantité d’entretiens et donc la statistique qui, seule, peut faire fonction de système de preuve.

Bibliographie

Andrieu, B., 2011, Le corps du chercheur : Une méthodologie immersive, Nancy, PUN.

Butler, J., 2007, Le récit de soi, Paris, PUF.

Descola, P, 2011, L’écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Paris, Editions Quae.

Geertz, C., 1984, Bali. Interprétation d’une culture, Gallimard.

Jouët, J., 2003, « Technologie de communication et genre. Des relations en construction », in Réseau n° 21 Une communication sexuée : 53-86.

Latour, B., 1988, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte.

Latour, B., 2006, Changer de société - Refaire de la sociologie, Paris, La découverte (1re ed. en anglais, 2005).

Le Guern, P., 2007, « L’observation : méthodes et enjeux » in Introduction à la recherche en SIC, Grenoble, PUG : 13-33.

Pour citer ce document

Fabienne Martin-Juchat, «Quel corps pour les sciences de l’information et de la communication ?», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=714.

Quelques mots à propos de : Fabienne Martin-Juchat

Université Stendhal Grenoble 3, Gresec. Courriel : fabienne.martin-juchat@u-grenoble3.fr