QUESTIONS DE RECHERCHE
Corps maltraités : l’impossible communication ?
Table des matières
Texte intégral
1Les corps maltraités dont il est question ici sont ceux des enfants. Les communications sont celles qui visent à sensibiliser et à prévenir leurs maltraitances. Les réflexions et travaux menés jusque-là en Lorraine (Meyer, Lepointe, 2003 ; Meyer, 2004 et 2006) ont surtout montré que ces maltraitances sur les enfants peinent à être détectées/reconnues en l’absence de stigmates physiques, de signes comportementaux spécifiques liés au corps ou quand les enfants ne les verbalisent pas, et/ou lorsqu’elles ne sont pas dénoncées par des tiers. Posé ainsi, on donne le primat aux images de corps souffrants pour « mieux » prévenir. Depuis 2007, s’est posée à nous la question du signalement1 et, avec elle, celle de la sous-estimation du nombre de cas de maltraitance. Au-delà des images donc c’est la nature même des informations – à la base « préoccupantes » cf. infra – à produire et à diffuser pour communiquer sur ce problème de santé publique qualifié de socio-sanitaire (Tursz, Gerbouin-Rérolle, 2008) qu’il faut interroger.
2Ainsi cet article reprend-t-il les deux questions au fondement de mes travaux dans ce champ : quels signes distinctifs d’une souffrance peuvent et doivent être montrés dans les campagnes de communication (prévention et sensibilisation) pour « toucher » différents publics ? Comment, sur cette base, aider les acteurs de la lutte contre les maltraitances à concevoir leurs communications, mais aussi à en mesurer l’efficacité ?
3Pour produire ces informations et, avec elles, agir en prévention et en sensibilisation, une première possibilité serait de partir de la cause même, comme pour d’autres « fléaux » socio-sanitaires (maladies, addictions, conduites à risque…). Pour le dire autrement, pouvoir identifier des facteurs explicatifs pour bien cibler et diffuser un contenu « adapté ». Une seconde possibilité serait – pour couvrir le plus grand nombre de situations – de trouver des traductions « adaptées » afin d’influer sur les croyances évaluatives de différents publics/spectateurs et, ce faisant aussi, contribuer à l’esthétisation de la cause (Boltanski, 1993) ; une troisième possibilité serait de se placer différemment, un temps, du côté du récepteur pour ne s’interdire aucune approche du problème en termes de perception de la personne maltraitée comme de celle qui la maltraite.
Une maltraitance protéiforme : en identifier les causes pour mieux communiquer ?
4Sans entrer dans une analyse poussée des causes, il apparaît que malgré les politiques publiques et recherches engagées, associées aux mobilisations associatives (e.g. l’Observatoire national de l’enfance en danger, le Défenseur des droits, La Voix de l’enfant,), il reste difficile de caractériser finement les facteurs à l’origine de la maltraitance comme, du reste, ses conséquences, et ceci principalement en raison des formes multiples qu’elle revêt. Anne Tursz (2010 : 22) rappelle la définition de l’OMS et une spécificité française qui élargit encore le spectre des possibles : « La maltraitance de l’enfant comprend toutes les formes de mauvais traitements physiques et/ou psychoaffectifs, de sévices sexuels, de négligences ou d’exploitation commerciale ou autre, entraînant un préjudice réel ou potentiel pour la santé de l’enfant, sa survie, son développement ou sa dignité dans un contexte d’une relation de responsabilité, de confiance ou de pouvoir […] En France, c’est la notion de “danger” et non celle de “maltraitance” qui fonde la protection judiciaire des mineurs prévue à l’article 375 du Code civil, et qui a été réaffirmée comme centrale dans le texte de la loi du 5 mars 20072 réformant la protection de l’enfance. Cette loi condamne en effet la mise en danger de la santé, de la sécurité et de la moralité ».
5Enfant en risque, enfant maltraité ou enfant en danger (cette dernière expression englobe aujourd’hui les deux premières) : cette caractérisation protéiforme se complique encore si on y affine les définitions en incluant « l’insatisfaction des besoins psychologiques de l’enfant, les exigences parentales dont le poids excède les capacités infantiles et les pratiques éducatives déviées par le laxisme ou l’autoritarisme, génératrices de grandes souffrances psychiques » (Coslin, Tison, 2010 : XI). Si communiquer sur tous les antécédents potentiels ou facteurs de risque avérés amènerait à « brouiller » le message, ceci permettrait aussi de contrer le lieu commun qui tend à limiter ce problème à certaines violences et, avec elles, à certains milieux dits en précarité et, de la sorte, permettrait de compléter un traitement médiatique par nature trop « désinformant » ou insatisfaisant. C’est le cas lorsqu’une maltraitance devient un « fait divers » avec le décès d’un enfant. De la sorte, comme le mentionne encore Anne Tursz (2010 : 23 et 97) « derrière cet étalage de faits divers3, ce traitement anecdotique d’un grave problème de société [montre aussi que], les lacunes dans la connaissance scientifique sont immenses […] Les parents impliqués dans les trois types de violences aboutissant à la mort de leur enfant ont des profils bien différents et, pour chaque catégorie de décès, souvent bien éloignés de l’image qui en est véhiculée, aussi bien par les médias que par les professionnels qui s’expriment sur le sujet (pédiatres, chirurgiens pédiatriques, psychiatres et psychologues principalement) ».
6Comment dès lors traduire ces dangers quand on sait aussi que : « Traduire c’est rapporter un énoncé à un autre, une catégorie à une autre. Traduire, c’est référer » (Callon, 2006 : 211). Dans mes travaux, cette traduction se fonde sur différentes croyances évaluatives et sur le degré d’esthétisation du danger, et avec lui d’une souffrance.
Traduire ou (dé)chiffrer les dangers : avec quelles croyances et esthétisations ?
7Deux questions se posent toujours concomitamment dans la construction des énoncés pour communiquer sur pareil danger : celle d’une (re)connaissance de ce dernier pour soi-même ou autrui et celle de la mise en œuvre de l’action qui convient pour y répondre (professionnelle, bénévole, intéressée, désintéressée). Pour le dire autrement, nous mobilisons un type d’information – i.e. de croyances évaluatives – pour reconnaître un type de risque et nous devons savoir qu’il existe des personnes et/ou des dispositifs pour agir contre (e.g. http://www.allo119.gouv.fr). Ces croyances évaluatives sont diversement produites et donc présentes tout au long de notre vie avec : des croyances « profanes » liées à une possible expérience personnelle vécue dans son entourage ou relayées par des garants de légitimité (Meyer, 2004). Elles sont à la base des témoignages qui restent une puissante manière de dire une souffrance ; des croyances « expertes » qui permettent de mesurer l’ampleur i.e. énoncer ou convoquer des chiffres officiels d’organismes de recherche (e.g. Inserm, 2008 : environ 100 000 enfants, soit 1 %, sont maltraités physiquement chaque année en France), bien qu’ils soient toujours en quête des « chiffres réels » de facto plus élevés ; des croyances « médiatiques » liées au traitement de l’actualité par les médias dominants dont on a vu supra qu’elles sont toujours objet de tension et de controverse, notamment en raison de leur caractère anecdotique ou superficiel.
8Ces trois éléments sont très inégalement mobilisés dans la conception et la réalisation des communications, alors qu’ils complètent l’esthétisation de la cause pour la rendre plus « parlante ». Esthétiser ce n’est ni plus ni moins que mettre en scène des individus en danger/souffrance et notamment celui/celle de leurs blessures, handicaps et/ou déficiences visibles physiques/mentales4.
9Cette « mise en scène » ou « monstration » commande certes quelque exigence éthique (Meyer, 2010), mais doit avant tout susciter des émotions (indignation, colère, compassion…) qui permettent une nouvelle orientation de l’action (notamment la dénonciation) et une (re)codification du rapport à autrui en danger ou souffrant. Elle se réalise essentiellement via des personnes, mais aussi des objets (peluche, poupée…), des lieux communs (chambre à coucher, gymnase, forêt…). « Bien esthétiser » une souffrance (comme d’ailleurs une professionnalité : l’une complète l’autre), c’est aussi la soustraire durablement aux impératifs de la justification et la valider aux yeux de différents publics. L’esthétisation « prend » d’autant mieux que les différents publics ont une perception des dangers ou souffrances contemporaines sans croyances évaluatives stabilisées. Pour certains autres problèmes de société (e.g. dans les souffrances liées à l’exclusion sociale) les sceptiques peuvent demeurer – face à une mise en image d’un corps en souffrance d’une personne sans domicile fixe – plus nombreux que les convertis. Si le repérage et le signalement d’enfants en danger, via des campagnes de communication, ont sans doute permis aux services compétents de prendre en charge davantage de situations, les spécialistes de la protection de l’enfance s’accordent aussi à dire que beaucoup de situations échappent encore. Que faire dès lors pour protéger davantage encore les enfants, faire « réagir » et ainsi (re)codifier l’action ? Quelles sont les traductions les plus efficaces ? Jusqu’à quel point peut-on/doit-on informer sur une maltraitance ses victimes voire ses auteurs, lorsqu’on sait déjà que la réception de pareils énoncés, même diversement équipés, est toujours aléatoire. C’est ce que nous avons voulu vérifier via la méthode expérimentale.
Objectiver la réception de l’inqualifiable : un recours à la méthode expérimentale ?
10Si la vision médiatique de l’enfance en danger et l’importance de la communication entrent bien dans le registre des préoccupations politiques, publiques et savantes, trop rares sont encore les études qui prennent en compte la manière dont différents publics perçoivent et reçoivent les informations textuelles ou iconiques diffusées en la matière. Le recours aux méthodes expérimentales (Bernard, Meyer, 2013), en complément d’autres techniques d’enquête, peut être ici riche d’enseignements, notamment l’utilisation d’un dispositif technique de réponses en temps réel comme l’Electronic Audio Response System (Von Pape, Meyer, 2010)5. Ce travail, que nous devons encore poursuivre et affiner notamment dans l’analyse des données recueillies, nous a déjà permis : d’une part, d’étalonner pareil dispositif et ainsi contribuer au questionnement sur les usages de la méthode expérimentale en sciences de l’information et de la communication (apport effectif des données statistiques recueillies en temps réel avec l’utilisation – ici – d’un boîtier, biais méthodologiques, contraintes d’engagement et mobilisation de volontaires dans une expérimentation…) ; d’autre part, de vérifier que certaines émotions ressenties par un public peuvent influencer ses opinions quant aux actions à entreprendre pour répondre à une situation de danger ou de risque. Ceci nous amène aussi à repenser l’impact des traductions proposées et donc leur « pouvoir d’influence », mais aussi à interroger à nouveaux frais le poids des images mettant en scène les victimes comme les auteurs dont on sait finalement peu de choses.
11Cette étude inédite en France, réalisée en 2009, devait nous conduire à objectiver l’impact de différents messages (spots) de prévention diversement « esthétisés » et d’un documentaire regroupant des témoignages profanes et experts. Si on pouvait poser l’hypothèse que les images sélectionnées et les montages proposés provoquent une forte émotion et, avec elle, des expressions de colère, d’indignation, d’empathie et/ou de compassion, il nous a été plus difficile de montrer que des émotions ressenties en situation expérimentale influencent de manière significative les opinions relatives aux actions à entreprendre (e.g. rompre le silence, s’informer sur les lois et les dispositifs en usage, privilégier des lois plus sévères, des sanctions plus dures, des thérapies et/ou des initiatives de prévention spécifique), et avec elles opèrent une réorientation voulue de l’action (meilleure sensibilité ou vigilance à la question, volonté de dénoncer ces actes et leurs auteurs), même si elles provoquent bien et pour l’ensemble des 140 participant(e)s à cette expérimentation, le désir de réagir contre toute forme de violence faite aux enfants avec une plus grande attention aux victimes.
12En ce sens, ces travaux ont aussi questionné, dans une maltraitance à multiples visages, l’utilisation d’images chocs (e.g. stigmates, blessures corporelles) au profit d’une explicitation sur le contexte i.e les violences en « milieu sécurisé » ou par des personnes « ayant autorité » qui suscitent, elles, une émotion spécifique (12,5 % reviennent in fine sur la nature des images dans les dispositifs de prévention avec une sensibilisation qui devrait être plus offensive). Le nombre de victimes fait davantage réagir avec le sentiment que la fréquence et la gravité des maltraitances restent bien sous-évaluées. L’approche/l’information factuelle et experte semble ainsi porter davantage, même si la source est interrogée et les chiffres discutés6. Ces deux points montrent l’importance de distinguer dans les débats actuels sur l’enfance en danger les stratégies de sensibilisation aux actes des dispositifs de dénonciation/repérage de ces derniers.
Conclusion
13« Se taire, c’est laisser faire », phrase clé des campagnes reprises pour nos travaux, qui symbolise à elle seule l’impossibilité de ne pas communiquer sur ces situations. Si on admet l’importance de ces données factuelles dans les traductions, on doit aussi les confronter avec ce que Anne Tursz nomme la « négation de la maltraitance » (2010 : 299) i.e. une moins en moins grande visibilité de la maltraitance dans les chiffres et statistiques actuellement accessibles. Informer davantage sans donner vraiment à voir… C’est sans doute là que se joue cette impossible communication et ses développements. Si les campagnes publiques permettent – comme l’a montré notre analyse de leur réception – de mettre au jour une adhésion face à l’urgence de la situation et une volonté d’engagement des récepteurs, qui se caractérise par une mise en responsabilité forte et argumentée, un devoir de dénoncer ou d’informer davantage (et au plus tôt), elles confirment surtout l’importance d’être au moins aussi attentif à la monstration de l’inqualifiable (les images « chocs ») par les corps que d’interroger l’emploi ou l’usage de tel énoncé expert et/ou de telle donnée chiffrée sur ce grave problème de santé publique.
Bibliographie
Bernard F., Meyer V., 2013, Méthodes expérimentales en communication, revue ESSACHESS, Vol 6, N° 1(11), http://www.essachess.com/index.php/jcs/issue/current
Boltanski L., 1993, La souffrance à distance, Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métaillé.
Callon M., 2006, « Quatre modèles pour décrire la dynamique de la science », pp. 201-251, in : Akrich M., Callon Michel et Latour Bruno Sociologie de la traduction, textes fondateurs, Paris, Les presses de l’École des mines.
Coslin P.G., Tison B., dirs, 2010, Les professionnels face à l’enfance en danger. Lorsque la méconnaissance fait mal, Paris, Elsevier Masson.
Meyer V., 2004, Équipements méthodologiques et émergence d’un espace scientifique et social : les communications d’action et d’utilité publiques, Mémoire pour l’Habilitation à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication, Université Paul Verlaine-Metz.
Meyer V., 2006, « Voir l’urgence : le cas de la maltraitance dans l’espace public », Communication & Organisation, 29, pp. 49-62.
Meyer V., 2010, « Communiquer la souffrance : quelle exigence éthique ? », Les cahiers du littoral, I/N° 7, Centre d’études et de recherche sur les civilisations et les littératures européennes (CERCLE), pp. 295-311.
Notes
1 Le signalement est une obligation légale (article 223-6 du Code pénal se rapportant à la non-assistance à personne en danger ; articles 434-1 et 3 du nouveau Code pénal concernant la non-dénonciation de crime et de délits).
2 Cette loi introduit aussi dans son article 12 la notion d’« information préoccupante » et fait disparaître celle d’« information signalante ». L’« information préoccupante est tout élément d’information, y compris médical, susceptible de laisser craindre qu’un enfant se trouve en situation de danger ou de risque de danger, puisse avoir besoin d’aide, et qui doit faire l’objet d’une transmission à une cellule départementale [lieu/dispositif unique dans les départements pour le recueil de ces informations préoccupantes concernant les enfants en danger ou en risque de l’être] pour évaluation et suite à donner ».
3 Elle parle ainsi (ibid.) de « l’image brouillée qu’en a le grand public au travers d’une médiatisation qui, du bébé congelé aux enfants élevés dans des caves, ne vise qu’au sensationnel et à l’étrange » (affaire Courjault en 2006, d’Albertville en 2007, des Côtes-d’Armor en 2008…).
4 Pour une illustration en lien avec l’enfance maltraitée cf. la campagne réalisée par l’agence MC Saatchi GAD déployée sur l’ensemble du territoire avec 100 000 affichettes, 4 millions de flyers et un spot TV à partir du 27 octobre 2008 (source : http://www.enfance-et-partage.org/spip.php?article52).
5 http://projetprotection.canalblog.com.
6 A. Tursz précise sur ce point (ibid.) que : « les chiffres dont on dispose actuellement proviennent de sources multiples et sont collectés selon des méthodes différentes. Leur cohérence est faible et les problèmes méthodologiques sont nombreux, tant dans leur recueil que dans leur traitement et leur exploitation » [mais aussi, p. 28] que « le refus de savoir, par le vide scientifique qu’il entraîne, ouvre la porte à toutes les interprétations politiques possibles de notions telles que les facteurs de risque, la dangerosité ou les populations qui doivent faire l’objet d’une attention particulière, dans des domaines où la subjectivité est particulièrement pernicieuse. En effet, le risque encouru est alors de diriger les interventions vers des populations qu’aucune connaissance scientifiquement acquise n’a désignées, mais qui ont plutôt été identifiées selon des critères politiques ».
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Vincent Meyer
Université Nice Sophia Antipolis, I3M. Courriel : vincent.meyer@unice.fr